Mettre
du jazz dans son vin
Pour
planter le décor, peux-tu nous décrire les activités de Dauvergne
et Ranvier ?
Nous
sommes en effet des « créateurs de vins » : en
2004, Jean-François Ranvier et moi avons fondé notre maison
sans avoir ni cave ni vignoble, seulement un peu de savoir-faire.
Pour
faire contre mauvaise fortune bon cœur, nous nous sommes dit que
nous pouvions vinifier nos vins sans être propriétaires de vignes
et nous avons mis en place une méthode originale. Les vignerons avec
lesquels nous travaillons nous donnent accès à leur vignoble et à
leur chai et sont d’accord pour cultiver leurs terres en tenant
compte de nos conseils. Ce dialogue avec les viticulteurs permet de
mieux travailler et, au final, d’obtenir des raisins de meilleure
qualité. C’est avec le même état d’esprit que nous échangeons
avec ces producteurs lors des vinifications. Nous obtenons ainsi des
vins uniques qui correspondent à notre goût.
Comment
passe-t-on « de la création et du partage vinicoles » à
l’organisation de concerts de jazz ?
En
se disant qu’il faut faire ce qu’on a envie de faire. Et en
sifflant… quelques bouteilles.
Sur
les contre-étiquettes de certaines bouteilles tu cites des morceaux
de jazz à boire en dégustant un verre : comme il y a des
« synesthètes » qui associent des couleurs aux notes,
serais-tu un peu « oenolesthète » ?
Un
oenolesthète de l’art, pour sûr !
D’ailleurs
comme cette pratique est plutôt rare, tu dois bien avoir une
anecdote à raconter avec un client qui l’a prise au mot ?
Nous
avons reçu plusieurs messages amicaux de personnes qui avaient pris
du plaisir à (ré)écouter du jazz… et, peut-être, à boire ce
qu’il y avait dans la bouteille !
Une
fois quelqu’un m’a coincé : j’avais suggéré d’écouter
« Crepuscule with Nellie » en dégustant un verre de
notre bordeaux. Et voilà que je reçois un message me demandant
quelle était la prise idéale : la quatrième, la cinquième ou
bien la sixième ?
Une
autre fois, j’ai reçu un message d’un ami de Rhoda Scott.
Il m’a fait envoyer quelques cartons à son attention : la
contre-étiquette évoquait le Lady all Stars que nous avions vu
quelques semaines avant la mise en bouteille.
La
scène des concerts n’est autre que la terrasse qui prolonge
l’Assemblière, un bâtiment superbe – bureaux et chai de
Dauvergne et Ranvier – qui marie avec élégance béton, verre et
bois, clairs obscurs, intérieur et extérieur, tradition et
modernité… Peux-tu nous raconter l’histoire de l’Assemblière
?
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L’Assemblière © Dauvergne Ranvier
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L’Assemblière
tire son nom du mot « assemblage » qui désigne la
création d’un vin en associant différentes cuves ou différents
fûts. Le but est atteint quand le vin issu de l’assemblage
surpasse chaque composante.
La
rénovation et l’extension d’une ancienne cave qui se trouve au
47 chemin des Vestides à Tavel ont été confiées à un cabinet
d’architectes de Gigondas, Dany & Febvay. Ils ont conservé
l’ancien bâtiment, mais l’ont amélioré et nous en avons doublé
la surface pour pouvoir y mettre le chai, bien sûr, mais aussi un
laboratoire, des bureaux, un salon d’accueil pour nos visiteurs…
Les travaux ont commencé en 2019 et nous avons emménagé début
2020.
J’aime
cet endroit et je crois que les visiteurs et les salariés s’y
sentent bien. Certains y trouvent une harmonie là où d’autres
évoquent une note contemporaine jouée par le trio de matériaux
dont tu parles.
Au
pied de la terrasse, les spectateurs sont assis dans un parc avec une
vue magnifique sur les collines et les vignobles de Tavel. Quel
morceau de jazz entends-tu quand tu es dans cet écrin splendide ?
Beaucoup !
Mais
s’il ne faut en choisir qu’un, j’évoquerais, bien entendu,
« Harvest Time » !... Morceau tiré de l’album
Pharoah, sorti chez India Navigation en 1977. D’autant plus
que l’ami qui m’a fait découvrir Pharoah Sanders m’a
aussi aidé à créer ma société… C’est donc un peu grâce à
lui que l’Assemblière existe !
Autre
évocation : Raphaël Lemonnier et la Trova Project, qui
ont donné un concert ici l’an passé, dans le cadre de l’Avignon
Jazz Festival.
L’Assemblière
a également accueilli en mai 2025 un trio manouche, Django-Charlie,
qui a joué devant un public charmé !
Plus
récemment, le club Jazz à Fip a diffusé une interprétation de
« My Ship » par Keith Jarrett et Charlie Haden.
C’est un morceau que j’écouterais bien ici un de ces soirs d’été
quand le soleil vient de se coucher et que l’ombre du bâtiment
ressemble à celle d’un navire...
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L’Assemblière © Dauvergne Ranvier |
Mettre
du vin dans son jazz
Comment
se traduit le partenariat avec l’Avignon Jazz Festival pour
l’organisation des concerts ?
Avec
Anne, ma femme, nous avions l’habitude d’aller au Cloître des
Carmes voir et écouter des concerts organisés par ce festival. J’ai
trouvé la programmation emballante et les bénévoles d’une
gentillesse et d’une énergie communicative. C’est donc très
naturellement que nous avons proposé d’aider le festival.
Plusieurs membres du bureau et de l’équipe sont venus à Tavel.
Ils ont aimé le lieu et ont proposé d’y organiser un premier
concert. J’étais ravi !
L’équipe
du Festival réalise l’essentiel du travail. Nous mettons à
disposition le lieu, quelques paires de bras et faisons notre
possible pour accueillir au mieux les spectateurs en proposant une
petite restauration et, bien évidemment, quelques verres de vins à
prix d’amis… à déguster avec plus de modération que la musique
qui se joue sur scène.
Quelle
est la partie que tu trouves la plus compliquée dans l’organisation
d’un concert de jazz ?
Ce
sont surtout les membres du Festival qui devraient répondre à cette
question : à eux le stress, le choix délicat de trouver les
artistes disponibles, de s’occuper de la logistique. Heureusement,
ils ne manquent pas d’énergie et ces bénévoles sont toujours
positifs, enthousiastes et souriants. Ils sont géniaux !
Notre
équipe aussi est géniale car elle est toujours partante pour aider.
L’année
dernière tu as programmé Lemonnier et cette année c’est
Schwarz-Bart et son Harlem Suite qui seront sur scène. Comment as-tu
sélectionné ces formations ?
Nous
nous contentons d’accueillir le spectacle. Mais comme les
organisateurs sont très partageurs ils me font part de leurs
« short-list » pour que nous échangions ensemble. Je
leur donne juste un ressenti étant donné ce que je connais du lieu
et des musiciens.
J’ai
toujours aimé les mélanges de cultures. La musique de Lemonnier
associe Cuba et le Blues et j’ai hâte d’écouter The Harlem
Suite qui montre ce que le Jazz contemporain doit à l’Afrique.
T’attendais-tu
à ce que le concert de Lemonnier attire près de deux cent spectateurs ?
Nous
l’espérions, mais nous avons eu des moments de doutes : une
semaine avant le concert, à peine vingt personnes avaient réservé !
L’essentiel des billets s’est vendu le jour même, comme souvent
dans le spectacle vivant…
Nous
sommes bien loin du rythme viticole où, quand nous plantons une
vigne, c’est pour les soixante prochaines années !
Dans
un village, certes connu, mais relativement isolé, comment
expliques-tu que les spectateurs répondent présents ?
Avignon
Jazz Festival a une belle réputation et ça fait venir du monde !
La notoriété des musiciens, l’énergie des bénévoles et de nos
salariés ont sans aucun doute attirer encore davantage de monde.
Le
concert a conquis le public ! Il s’est mis à danser pendant
le spectacle. Peut-être que les verres de Tavel, de Condrieu et de
Côte-Rôtie que nous proposions au bar ont aussi contribué à la
joyeuse ivresse du moment…
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Raphaël Lemonnier & La Trova Project à l’Assemblière - 27 juillet 2024 © Anne Dauvergne |
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Penses-tu que ces concerts puissent avoir des retombées médiatiques et commerciales pour Dauvergne et Ranvier ?
Ce n’est pas le but. Tant mieux si c’est le cas. Quoi qu’il en soit, je vois beaucoup de correspondances entre le monde du jazz et celui du vin.
Le vin est une production agricole, certes, mais, à mon avis, plus culturelle que naturelle. L’évolution naturelle du vin, c’est le vinaigre, le couac du vigneron.
Un vin est issu de mélanges, mélange de terroirs, mélange de cépages, mélange d’âges de vignes et de savoir-faire... C’est aussi, souvent, un assemblage de multiples fûts et de plusieurs cuves. C’est parfois, comme en champagne ou dans les vins doux, la subtile association de vins d’âges différents. Je vois un parallèle entre cet univers et celui du jazz qui aime les rencontres, la création, les fusions.
Il y a une réflexion derrière chaque vin qui laisse une grande part à l’expression des sentiments. La vigneronne ou le vigneron se projette dans son vin comme un musicien bâtit une mélodie.
Mais pourquoi le jazz plutôt que la musique classique, la musique du monde, le rock, la variété ou autre ?
Parce que nous avons créé notre société en improvisant et en plaçant la liberté en haut de nos valeurs...
Mais aussi parce que le jazz accueille la musique classique, la musique du monde, le rock, la variété, le rap et bien d’autres genres musicaux sans rien exclure comme nous n’excluons aucun cépage ni aucun terroir dans nos assemblages.
En effet le jazz reste ouvert à tous les genres et les accueille comme l’univers du vin reste ouvert à tous les styles : les grands classiques très construits et somptueux comme les productions plus fantaisistes voire risquées, mais elles aussi émouvantes, telles que les vins sans soufre.
Bien sûr, il y a l’ivresse des notes, les corps qui se déhanchent, les têtes qui dodelinent. Après un verre de jazz, on se lâche, on se délasse. Cela n’empêche pas d’avoir les sens en éveil : l’oreille ou le nez, l’œil ou la bouche. Même les grands vins, qui sont très construits, laissent une place à l'improvisation, ne serait-ce qu'à travers le vieillissement en bouteilles. Il y a une dynamique dans la dégustation, les arômes évoluent, surprennent, font vagabonder l’esprit, comme dans une musique aussi vivante que le jazz.
Comme le monde du jazz également, le vignoble est accueillant, jamais clôturé... Sauf si les cochons sauvages rôdent ! Chaque visiteur est le bienvenu quelle que soit son origine. On a un grand sens du partage dans le monde entier. J’ai vu des vignerons célèbres échanger des bouteilles contre celles d’un petit nouveau passionné. Et je connais beaucoup d’amoureux du vin qui font le bœuf en soirée en apportant chacun des flûtes et de grosses caisses... de vins, bien entendu !
A
la découverte de François Dauvergne
Le
goût du jazz
Quand
as-tu découvert le jazz ?
Au
goulot de mon biberon.
La
musique était peu présente à la maison quand j’étais enfant,
mais ma mère, née en 1927, écoutait Duke Ellington,
Stéphane Grappelli et le Jazz Nouvelle Orléans assez
régulièrement. Elle nous a aussi fait aimer les chansons d’Yves
Montand qui ont bien des côtés jazzy. Et puis, quand j’ai eu
ma chaîne Hi-Fi, je me suis mis à écouter Julien Delli
Fiori et Clémentine Célarié…
Quel
est ton parcours dans le jazz entre tes premières découvertes et
aujourd’hui ?
C’est
un parcours brouillon.
Je
ne suis pas un grand connaisseur du jazz et ne pratique pas du tout
la musique. Je suis comme un gars qui va au restaurant, écoute le
sommelier avec respect, trouve le vin excellent, prend énormément
de plaisir à le déguster, quand l’accord est parfait avec le
plat, mais qui, à la sortie, ne sait plus exactement quel est la
composition du sol ni le pourcentage exact des cépages car pour lui,
l’important, c’était l’émotion au moment de la dégustation.
Mes
goûts sont éclectiques et se sont formés au gré des concerts et
des émissions de radio. Je remercie d’ailleurs Radio France et ses
nombreux programmes jazzistiques !
Quel
est ton instrument favori dans le jazz ?
Le
saxophone, pour son côté charnel et intime. Mais aussi le piano
parce que j’ai eu un choc la première fois que j’ai entendu
Thelonious Monk.
Quels
sont tes musiciens favoris ?
Nombreux
sont les musiciens actuels qui me font vibrer, mais comment ne pas
prendre le risque d’en oublier ? Donc je ne vais en citer que
quelques-uns parmi les plus anciens : Freddie Hubbard
parce que ça tranche ; Ella Fitzgerald parce qu’elle
rassemble ; Billie Holliday pour « Strange
Fruits » ; Miles Davis parce qu’il a toujours
cherché ; John Coltrane pour la profondeur ; Fats
Waller pour la joie ; Blossom Dearie pour
« Sophisticated Lady » ; Monk parce qu’il a
magnifié le pas de côté ; Bill Evans parce que
converser avec soi-même est important ; Carla Bley pour
son indépendance d’esprit et sa créativité, Oliver Nelson
pour « Stolen Moments » ; Lee Morgan et les
Jazz Messengers pour l’énergie ; Django Reinhardt pour
« Minor Swing » ; Henri Crolla pour Montand ;
Roy Haynes pour son élégance ; mais aussi John Lewis
qui a tissé avec finesse un lien entre jazz et classique…
Sur
l’île déserte, quels disques amènes-tu ?
L’anthologie
complète du jazz si jamais elle sort un jour…
S’il
ne faut en choisir qu’un : Somethin’Else parce que
c’est un de mes tout premiers disques.
Cinq
clés pour le jazz
Qu’est-ce
que le jazz ?
C’est
une manière de ne pas mettre de mots sur les sentiments.
Pourquoi
la passion du jazz ?
Pour
la liberté d’expression... Et parce que le jazz allie précision
et création.
Où
écouter du jazz ?
Pourquoi pas en
venant à Tavel le 28 juin !
Vers
chez nous, nous pouvons nous régaler avec de nombreux festivals dont
l’Avignon Jazz Festival, bien sûr, mais aussi Jazz à Junas et ses
deux cousins, Jazz en Pic-Saint-Loup et Jazz à Vauvert, sans oublier
le magnifique Marseille Jazz des cinq continents…
Sinon, en voiture ou
à la maison avec Nathalie Piolet ou l’équipe du Club
Jazzafip.
Enfin, lors de
montées à Paris, dans les nombreux clubs de la capitale...
Comment
découvrir le jazz ?
Idéalement
en concert lors d’un festival : l’ambiance fait partie du
concert…
Le
mot de la fin
Quel(s)
projet(s) autour du jazz pour demain ?
Dans
la mesure du possible, continuer à programmer des concerts et amener
le plus de jeunes possible à découvrir le jazz...
En prime... une chrœnologique de Guy Tard
Y a d'l'étoffe, c'est charnu, une bonne vivacité, très joli milieu
de bouche, finale douce.
Assemblage dominé par le cabercordeon, bien
complété par le saxomerlot, rehaussé par la fraîcheur du piano noir,
biodynamusiqué par la paire basse batterie discrète mais indispensable.
Riche, très néo vigneron, mais vraiment bien construit.
J'en reprendrais bien un peu !
Le disque
Living Being IV : Time Reflections
Living Being
Vincent Peirani (acc), Émile Parisien (ss), Tony Paeleman (kbd), Julien Herné (b) et Yoann Serra (d).
Sortie le 26 septembre 2025