Commençons par un tour de table pour que chacun se présente.
RG : Je suis Reggie Washington et je joue de la contrebasse dans le Jacques Schwarz-Bart Harlem Suite quartet...
AD : Je m’appelle Arnaud Dolmen, batteur... Et musicien qui accompagne Jacques Schwarz-Bart ce soir et dans différents projets !
GG : Georges Granville, je suis au piano avec ce merveilleux quartet. C’est la première fois avec Reggie Washington, mais j’ai joué la semaine dernière en Guadeloupe avec Jacques au festival Première rencontre autour du piano… Je suis un peu le rookie du band !
JSB : Jacques Schwarz-Bart, saxophone ténor, composition...
Comment s’est formé le quartet ?
JSB : Je joue avec Reggie depuis vingt-cinq ans et avec Arnaud depuis une vingtaine d’années. Et j’ai vu Georges Granville ici à Avignon avec son trio l’an dernier… Avec Arnaud et Michel Alibo dans la section rythmique, et j’ai trouvé ça fantastique. On est donc resté en contact et on s’est revu providentiellement deux mois après…
GG : Même pas, c’était quinze jours après !
JSB : Ah oui !… Au La Creole Jazz Festival. Bien que nous n’ayons pas joué ensemble à cette occasion, je l’ai écouté et il est venu aussi écouter mon groupe... Cette formation est donc une petite communauté de musiciens qui s’écoutent et qui jouent ensemble dans différentes configurations depuis un moment. A part avec Georges, qui est le rookie, on a fait des milliers de tournées ensemble…
Avec Reggie, en fait, on jouait ensemble dès la fin des années quatre-vingt dix à New-York dans le groupe de Jason Lindner… Impossible de m'en rappeler, mais dans combien de groupes jouions-nous tous les deux ensemble ?
RW : Celui de Jason, oui, mais aussi les tiens : tu démarrais le premier Brother Jacques Project. Il y avait aussi Me’shell N’degeocello…
JSB : Il y avait donc notamment ces trois groupes, mais nous devons sans doute en oublier quelques autres...
Quelle est la genèse de The Harlem Suite ?
JSB : La genèse, c’est un Guadeloupéen à New York, quoi !… Dans mon cas, ça a été à la fois époustouflant pour mes progrès, mais en même temps plein de challenges et d’obstacles. Mais voilà ce qui m’est arrivé quinze jours après avoir atterri à New York. C’est comme ça que j’ai rencontré Roy Hargrove. Je sortais d’une jam session avec mon bon ami Bruce Flowers qui, à l’époque, jouait avec Betty Carter. Nous sommes allés dans un club qui s’appelait Bradley’s, à Greenwich Village. Il y avait là une espèce de sextet enflammé avec Roy Hargrove et Chucho Valdés. J’ai commencé à assembler mon saxophone et mon copain Bruce m’a dit « mais qu’est ce que tu fais ? Tu vas te faire blacklister tout de suite… Tu viens d’arriver à New-York et tu vas te faire blacklister… On ne fait pas ce genre de choses ! Il faudra que tu attendes des années pour rencontrer des gens et te faire inviter ... » J’avais encore ma force de judoka à l’époque [Rires] : je l’ai repoussé de façon ferme et il n’a pas insisté ! Et j’ai finis de monter mon saxophone. Roy m’a pris pour un cubain, un ami de Chucho, et Chucho m’a pris pour un New-Yorkais, ami de Roy... A la fin de son solo, Roy m’a fait signe de jouer après lui et j’ai joué comme si ma vie en dépendait. Quinze jours après j’étais en tournée avec Roy ! Lorsque son manager m’a appelé deux jours après, je croyais que c’était une blague…
Et ça, juste quinze jours après ton arrivée !
JSB : Exactement ! Je venais d’arriver à New-York et j’ai eu cette envie irrépressible de rejoindre cette fête musicale qui se déroulait au Bradley’s… Je me suis dit que j’étais venu à New-York pour ça, pour rencontrer ces gens que j’écoutais depuis des années. Je n’allais pas rester sur le banc de touche… Je voulais être impliqué dans ces conversations musicales.
Par la suite j’ai joué avec beaucoup de musiciens différents à New-York et monté plusieurs groupes et projets. C’est aussi à New-York que j’ai enregistré mes six premiers disques en tant que leader. C’est également à cette époque que je suis parti dans des tournées mémorables et historiques avec toutes sortes de talents formidables comme Ari Hoenig, Me’shell N’degeocello, John Legend… et, bien sûr, Roy.
JSB : Il y a cette espèce de schizophrénie urbaine, mélangée à ces hauts et ces bas de la vie de musicien freelance. Tu es en tournée pendant deux mois et tu gagnes bien ta vie, mais ensuite, pendant un mois et demi, il n’y a rien ou des gigs à cinquante dollars… alors que le loyer reste le même ! C’est une vie pleine de hauts et de bas… Jusqu’à ce qu’on te confirme des choses par écrit, mais souvent on te dit « Oui, viens tu va jouer avec nous... » mais tu attends la confirmation et, souvent, elle ne vient pas… Il y a beaucoup d’incertitudes dans cette vie, d’autant qu’il n’y a pas de statut d’intermittent du spectacle. C’est beaucoup de risques, mais, en même temps, quand je disais que c’est l’histoire d’un Guadeloupéen à New-York, c’est que, tant comme leader, que comme saxophoniste, c’est vraiment ce que j’ai hérité du Gwoka dans mon jeu qui m'a permis de me distinguer un petit peu du lot.
Il n’y a donc pas de Gwoka à Harlem ?
JSB : Non, ça n’existe pas. Dans le monde, d’ailleurs, il n’y a pas vraiment de saxophoniste sur la scène internationale qui comprenne le langage du Gwoka. Il y a quelques saxophonistes de renom qui ont intégré des rythmes de Gwoka dans leurs projets, mais sans vraiment en comprendre les rythmes. Je ne nommerais personne, mais ça prend un moment pour acquérir le vocabulaire du Gwoka. Et c’est ça qui a fait ma différence.
Quid du rêve américain Arnaud et Georges ?
AD : Ça l’a été… Mais pour vivre à New-York ou aux Etats-Unis, je pense qu’il faut être courageux ! J’ai déjà eu la chance de pouvoir y tourner avec Jacques, puis avec Jean-Christophe Maillard... J’ai vu comment ça se passait ! Bon ! [Eclats de rire] Il faut être courageux !
GG : Non... En fait, je pense qu’on idéalise le jazz aux Etats-Unis. Mais dans mon cas, c’est que, une fois sortie de la Bill Evans Academy à Paris, j’ai eu mon fils ! Je serais peut-être parti pour expérimenter, mais là ce n’était plus possible...
JSB : Et puis, il faut dire une chose, aujourd’hui ça fait moins de sens qu’à l’époque. A l’époque il y avait bien sûr de très bons musiciens de jazz en France, mais c’était des musiciens qui étaient soit vraiment ancrés dans la tradition des années 50 et 60, soit dans une sorte d’avant-garde, mais pour tout ce qui est post-bop, en fait, il n’y avait qu’à New-York que ça se passait. Alors qu’aujourd’hui il y a vraiment un nombre énorme de musiciens qui jouent terrible en France, mais aussi d’Antillais qui créent un jazz qui leur est propre. Donc si j’étais jeune aujourd’hui à Paris je n’aurais pas eu la même motivation pour partir.
Pour revenir à The Harlem Suite, tu retraces des moments de ton histoire aux Etats-Unis ?
JSB : Oui, c’est ça. L’un des moments forts, par exemple, c’est mon premier coup de fil pour partir en tournée avec D’Angelo. Ça m’a inspiré « Sun Salutation ». « Equivox » correspond plus à ma première rencontre avec Roy et ce mélange avec toutes sortes de musiciens. « Look No Further » représente cette philosophie que je me suis forgée, d’apprécier dans l’instant toute chose à travers la musique. « Central Park North » est la description du contraste assez triste entre la partie opulente de New York et Harlem, avec tout ce que ça implique de politique raciale. Je ne vais pas décliner tout l’album… Mais « From Gorée to Harlem » est un hommage à tous ceux qui ont fait la traversée de l’Atlantique, mais aussi à tous ceux qui ont été dans les différentes plantations en Amérique Latine, dans les Caraïbes ou dans différentes parties des Etats-Unis, pour finalement se retrouver à Harlem, où ils se côtoient et créent une vie en communautés. Elles sont souvent séparées, mais se mélangent quand même. La diaspora africaine se retrouve à Harlem. Comme je l'ai dit à ma mère, chaque morceau de The Harlem Suite est un éclat de vie.
The Harlem Suite est sorti en 2023, les morceaux ont-ils été composés pendant le Covid ?
JSB : Non, les morceaux ont été composés sur une vingtaine d’années, à différentes périodes. Lorsque je m’apprêtais à quitter New-York pour déménager à Boston, j’ai parcouru mes cahiers et j’ai vu qu’il y avait une cohérence entre tous ces morceaux que j’avais écrits à Harlem, sur Harlem en fait. C’est comme ça que j’ai perçu le fil conducteur. C'est à partir de là que j'ai vraiment voulu peaufiner et finaliser ces compositions pour enregistrer un disque.
Georges Granville, Reggie Washington, Jacques Schwarz-Bart & Arnaud Dolmen – 28 juin 2025 © PLM |
JSB : Nous avons pas mal tourné aux Etats-Unis et au Canada. J’ai plusieurs groupes. Pour l’Amérique du nord, les musiciens sont basés entre Boston et New-York avec Obed Calvaire à la batterie, Matt Penman ou Ian Quinton Banno à la contrebasse, et Domas Zeromskas ou Victor Gould au piano. Pour l’Europe et les Antilles, c’est Grégory, Reggie et Arnaud.
Il y a une différence entre jouer en Amérique et en Europe ?
JSB : Pour moi, c’est le même monde. A n’importe quel moment, que ce soit au Canada ou à New-York, aux Antilles ou en Europe, s’il y a une connexion entre le public et les musiciens, il peut y avoir des moments de magie. On ne sait jamais où, quand ni comment ça va se faire...
Où en êtes-vous de la tournée ?
JSB : C’est la dernière date. J’ai fait trois concerts aux Antilles, deux séances d’enregistrement à Paris et là, c’est ce qui conclut ma petite quinzaine sur les routes.
Si tu habites toujours à Harlem, pouvons-nous s’attendre à une deuxième Harlem Suite, et quels sont tes projets ?
JSB : J’habite maintenant à Boston, où je me suis installé il y a huit ans pour enseigner à la Berklee School of Music. Mais il y aura peut-être une suite à The Harlem Suite... Enfin, pour l’instant, je voudrais revenir un petit peu à mes racines guadeloupéennes ou antillaises et monter un projet en quartet, voire en quintet qui soit imprimé de nos rythmes.
Sinon, je viens de sortir mon tout dernier disque il y a un mois et demi avec Grégory Privat.
Et toi, Georges, quels sont tes projets ?
GG : Il y a deux ans j’ai sorti mon premier album en tant que leader avec Arnaud à la batterie et Michel Alibo à la contrebasse. C’est une sorte de retour au jazz, parce que j’ai eu un parcours atypique. En sortant de la Bill Evans Academy, j’ai été happé par tout ce qui est musique de variété, populaire, que ce soit hip-hop, R’n’B, soul, musique traditionnelle des Antilles – biguines et mazurkas. Et, finalement, j’ai joué très peu de jazz et pas de projet perso jusqu’en 2020, cette fameuse année Covid. J’ai tout remis à plat. Je me suis interrogé sur comment j’avais envie de redémarrer après cette période de confinement. J’ai commencé à composer et me suis dit que ce serait bien d’aller au bout. Perspectives est sorti en 2023. La semaine dernière, je viens de sortir un maxi single de trois titres, qui est une sorte d’extension de l’album, avec contrebasse, batterie et une voix. Mais c’est en attendant le prochain bébé.
Georges Granville – 28 juin 2025 © PLM |
Tu incorpores également des éléments Gwoka ?
GG : Comme je suis de la Martinique, c’est plutôt le Bèlè. Sur mon premier album, deux morceaux viennent directement du Bèlè. La Biguine et la Mazurka sont les plus connues et les plus jouées, mais moi j’ai vraiment un faible pour le Bèlè. Même si sur ce que j’ai sorti récemment, c’est plus inhabituel… Je recherche, j’expérimente… Les racines sont toujours là, mais on fait avancer !
Au tour d’Arnaud ?
Arnaud Dolmen – 28 juin 2025 © PLM |
Et toi, Reggie, quels sont tes projets à venir ?
RW : Devenir fou ! [Rires] Avec Black Live Collective, qui est devenu un groupe, nous continuons notre chemin. J’ai finalement réussi à avoir quatre musiciens en même temps au même endroit… avec moi, Gene Lake, David Gilmore et Ravi Coltrane. Nous avons une date en décembre pour enregistrer...
Reggie Washington – 28 juin 2025 © PLM |
Tu partages ton temps entre les Etats-Unis et l’Europe ?
RW : Non, non. Je vis à Bruxelles. J’ai trois filles. C’est ça mon vrai boulot ! Aujourd’hui je suis en vacances ! [Rires] Mais c’est un plaisir de sortir et de jouer avec les vieux copains… ou de jeunes nouveaux copains ! [Rires]
Le mot de la fin : jouer avec cette chaleur ?
Collectivement : Ne parlons pas de ça ! [Rires]
JSB : Par contre, Avignon, moi j’adore… Lorsqu’on me parle de la France et que je fantasme un petit peu sur les bons côtés de ce pays, je ne pense jamais à Paris, mais je pense à Avignon, Montpellier, Toulouse, Bordeaux… mais je ne pense jamais, mais alors jamais, à Paris ! Pour moi, toute cette région c’est le meilleur que la France ait à offrir !