08 mai 2023

Ahmad Jamal, le flamboyant…

Né le 2 juillet 1930 à Pittsburgh, l’artiste Ahmad Jamal, né Frederick Russell Jones et converti à l’Islam en 1952, s’est éteint le 16 avril 2023 à Sheffield.

Ahmad Jamal © BH
Jamal débute le piano autour de trois ans, prend des cours à partir de onze ans et devient professionnel à dix-sept ans car, issu d’un milieu modeste – père ouvrier et mère femme de ménages – il doit gagner sa vie. Après deux ans dans l’orchestre de George Hudson, en 1949, Jamal participe brièvement aux Four Strings du violoniste Joe Kennedy. Son aventure en trio débute en 1950 avec The Three Strings, sur le modèle de Nat King Cole, avec le guitariste Ray Crawford et le contrebassiste Eddie Calhoun ou, à partir de 1951, Israel Crosby. C’est dans cette configuration que Jamal enregistre ses trois premiers opus, pour Epic (The Three Strings 1 & 2) et Argo (Chamber Music of The New Jazz). En 1955, le batteur Walter Perkins rejoint Jamal et Crawford pour un album (Ahmad Jamal Trio – Epic), juste avant que le pianiste ne passe à la formule piano – contrebasse – batterie, en compagnie de Crosby et Perkins (Count ‘Em 88 et Ahmad Jamal Trio – MCA – 1956). C’est à partir 1957 que Jamal trouve sa configuration de trio idéale, avec Crosby et Vernel Fournier à la batterie. Les concerts des 16 et 17 janvier 1958 au Pershing, à Chicago, permettent la sortie d’Ahmad Jamal at The Pershing: But Not For Me, qui lui ouvre en grand les portes du succès.

Ahmad Jamal at the Pershing: But Not For Me

Le répertoire d’Ahmad Jamal at The Pershing: But Not For Me comprend huit standards. Ce
premier opus sera complété en 1961 par At the Pershing, Vol. 2, avec onze morceaux supplémentaires, tirés des mêmes concerts. « But Not For Me » pose les bases de la dynamique du trio : une batterie régulière et solide, une contrebasse entraînante et décontractée, et un piano mélodico-rythmique qui joue avec le silence. Pris à toute vitesse, « The Surrey with the Fringe on Top » s’appuie sur un chabada et une walking véloces, tandis que le piano prend son temps, alternant pédales, silences et traits vifs. Jamal prend « Monlight in Vermont » à contre-pied, avec des motifs dans tous les sens, ballade, valse et blues, sur l’ostinato de la contrebasse et le roulement réguliers des balais. Avec « Music, Music, Music », retour à un swing communicatif, porté par une walking et un chabada enthousiastes, pendant que Jamal alterne clusters modernes, jeu en accords aux accents latins, cellules crépitantes dans les aigus et, toujours, ce traitement particulier des silences, comme source de tension. Jamal expose « There Is No Greater Love » avec élégance sur une contrebasse souple, qui parsème son discours de shuffle, et une batterie qui garde un tempo inamovible aux balais. Le jeu staccato du piano, qui brode autour du thème, met du relief à cet air signé Isham Jones et Marty Symes. Morceau de bravoure de l’album, « Poinciana » dure huit minutes, là où les autres tournent plutôt autour des trois minutes. Un rythme sourd latino et des ostinatos soutiennent le piano qui déroule majestueusement le thème, puis s’interrompt brutalement pour placer des motifs rythmiques répétitifs, ponctués par les splash de la charleston. Cette version mythique de la chanson de Nat Simon et Buddy Bernier a des côtés incantatoires. « Woody N’ You » repose sur une paire rythmique be-bop robuste et imperturbable. Avec un sens dramatique affirmé, Jamal lance une idée, saisie au bond par le duo rythmique, puis joue avec un silence, part dans une autre direction, s’arrête, revient à sa première idée, le tout avec un naturel confondant ! Le disque se clôture avec la ballade « What’s New ». Admirable de souplesse et de musicalité, Crosby complète à merveille Fournier, qui maintient une carrure à toute épreuve, et Jamal de se promener tranquillement, en orientant le jeu de la section rythmique, tel un chef d’orchestre.

Ce disque (suivi de deux autres albums du même acabit), dont la portée a dépassé le cadre du jazz, permet à Jamal d’ouvrir son propre club en 1959 : The Alhambra, à Chicago. Pendant les deux ans d’existence du club, Jamal enregistre At The Penthouse (Chess – 1959) en trio accompagné d’un orchestre, Listen to The Ahmad Jamal Quintet (Jamal – Kennedy – Crawford – Crosby – Fournier) et cinq disques en trio. En 1962 et 1963, Jamal fait une pause (hormis Macanudo, pour piano et orchestre). Il reprend des chemins discographique inégaux, d’abord avec un nouveau trio constitué de Jamil Nasser à la contrebasse et Chuck Lampkins à la batterie, puis, après quatre albums, Fournier est de retour aux baguettes pour Extensions et Rhapsody (Impulse – 1965). Mais, c’est avec Nasser et Frank Gant à la batterie que Jamal repart pour de nouvelles aventures. Entre 1966 et 1968, Jamal grave six albums disparates, qui débouchent sur une année de repos, en 1969, avant un nouveau chef-d’œuvre : The Awakening.

The Awakening

Sorti en 1970 chez Impulse!, The Awakening propose sept compositions, dont deux signées Jamal : « The Awakening » et « Patterns ». Le disque démarre sur le morceau-titre, un thème-riff dansant souligné à l’unisson par une contrebasse ronde et une batterie discrètement foisonnante. Le développement est typiquement « jamalien » avec des zigzags mélodico-rythmiques. Avec ses lignes arpégées, ses phrases rubato et ses échanges vigoureux entre main droite et main gauche, Jamal lorgne plutôt du côté des romantiques pour « I Love Music », composé par Emil Boyd et Hale Smith, et interprété pour la plus grande partie en solo. « Pattern » est encore un thème-riff entraînant qui s’appuie sur les ostinatos puissants de la contrebasse et une batterie à la fois touffue et régulière. Jamal déroule avec élégance « Dolphin Dance », ballade écrite par son collègue Herbie Hancock. Pour «  You’re My Everything », seul standard historique de l’album, Nasser et Jamal dialoguent librement tandis que Gant reste sobre et imperturbable. « Stolen Moment » d’Oliver Nelson, est d’abord interprété majestueusement, avec un jeu en accords grondant, puis il débouche sur une ambiance bop, avec walking et chabada. Autre thème-riff, « Wave », d’Antônio Carlos Jobim, est d’abord exposé par le piano, puis repris par la contrebasse sur une batterie frissonnante. Une fois la rythmique établie, Jamal jongle entre des passages cadencés, en consonance avec la contrebasse et la batterie, des lignes mélodiques et des séries d’accords, le tout, ponctué de silences. Disque emblématique de la musique de Jamal, The Awakening a remporté tous les suffrages.

De 1971 à 1989, Jamal enregistre pas moins de dix-huit disques, dans des configurations à géométrie variable, du trio avec Nasser et Gant à un quartet avec le vibraphoniste Gary Burton (Live in Concert ‘81), en passant par des orchestres divers et variés dans lesquels il joue également des claviers, une musique aux contours R&B, comme dans Genetic Walk (20th Century Fox – 1975), Intervals (20th Century Fox – 1979) et Night Song (Motown – 1980), ou acoustique, à l’instar de Goodbye Mr. Evans (Black Lion – 1984) avec Sabu Adeyola à la contrebasse, Payton Crosley à la batterie et Seldon Newton aux percussions. Le Live At The Montreal Jazz Festival (Atlantic – 1985) marque l’arrivée de James Cammack à la contrebasse et Herlin Riley à la batterie. A partir de 1990, Jamal signe avec le label Birdology (Dreyfus Jazz), chez qui il reste jusqu’en 2010.

Jamal revient sur le devant de la scène grâce à des concerts et des enregistrements mémorables, à commencer par le Live in Paris ‘92, en compagnie de Cammack et David Bowler à la batterie. Suivent cinq albums acoustiques, avec deux paires contrebasse – batterie principales : John Heard et Yaron Israel ou Ephriam Wolfolk et Art Dixon. En 1994, Jamal publie le seul disque en solo qu’il n’ait jamais enregistré (à l’exception de Ballades, enregistré en 2016, mais avec Cammack sur trois des dix morceaux), et qui reste une rareté : Ahmad Jamal At Home.

Ahmad Jamal At Home

Au tournant des années quatre-vingt dix, Jamal enregistre donc une série de quatre improvisations en solo sous le titre « Pots en verre ». Il commence par auto-produire le disque, puis reprend ces improvisations dans l’album Ahmad Jamal With The Assai Quartet (Roesch – 1997), et le thème principal dans Marseille (Jazz Village – 2017). La première improvisation est calme et grave, construite sur une ritournelle entre mélodie et rythme jouée à la main gauche, dans un style entre « vieux jazz » et Maurice Ravel. Dans le deuxième mouvement, bâti autour du même motif en filigrane, Jamal introduit brièvement des éléments de stride, mais reste dans une veine vingtiémiste. La troisième digression s’inscrit dans la lignée de Scott Joplin, avec des accents bluesy et une mélancolie à fleur de doigts. La quatrième improvisation reste dans une veine similaire, avec quelques envolées plus romantiques. Les seize minutes quarante d’Ahmad Jamal At Home illustrent à merveille le fait que Jamal n’apprécie pas réellement le mot ‘jazz’ et préfère dire qu’il « joue de la musique classique américaine ».

A partir de The Essence – Part 1 & Part 2, en 1994, Jamal s’appuie sur une section rythmique stabilisée autour de Cammack à la contrebasse et d’Idris Muhammad à la batterie. Manolo Badrena aux percussions, Kennedy au violon, George Coleman au saxophone ténor, Othello Molineaux au steel drum… sont souvent invités à rejoindre à la fête. Pendant une quinzaine d’années, jusqu’en 2009, le trio Jamal – Cammack – Muhammad et leurs invités tournent dans le monde entier, et sortent environ un disque par an. La forme de sa musique se cristallise, à l’instar d’Ahmad Jamal à Paris, enregistré Salle Pleyel à Paris, le 26 octobre 1996.

Ahmad Jamal à Paris

Pour cette tournée, Jamal est entouré de Calvin Keys à la guitare, Jeff Chambers à la basse, Yoron Israel à la batterie et Manolo Badrena aux percussions. Le violoniste Joe Kennedy Jr et le saxophoniste ténor George Coleman sont également invités sur quelques morceaux. Cinq morceaux se partagent les soixante minutes de musique. Dès « Bellows », la pâte Jamal se fait sentir : phrases ciselées, intermèdes rythmiques, lignes arpégées, phrases tarabiscotées… qui se développent sur une fondation rythmique grondante. Jamal laisse de l’espace pour que Keys, et Badrena puissent s’exprimer. Après une introduction de facture classique, Jamal accompagne le violon de Kennedy sur « Patches », toujours entre ligne mélodique et cellules rythmiques. Le sextet déroule le thème de Carlos Watt tranquillement. Le traitement d’« Autumn Leaves » reste toujours bluffant : la rythmique gronde, foisonnante et puissante, Jamal s’amuse avec cet air, tantôt au diapason de la rythmique, tantôt martyrisant le thème, puis Coleman malaxe la mélodie, entre rhythm’n blues et free, avant que Keys ne s’approprie le riff avec des envolées véloces aux accents bluesy. « Devil’s In My Den », signé Jamal, est un thème-riff entraînant, porté par une rythmique luxuriante, mais toujours d’une régularité exemplaire. Kennedy s’en donne à cœur-joie, en véritable violon-hero ! Coleman prend la suite, dans une veine shouter dynamique, puis Keys intervient rapidement, mais intensément : le morceau est sous haute tension ! Le disque se conclut sur « There Is A Lull In My Life », composé par Harry Revel et Mack Gordon. Jamal expose cette ballade apaisée et Kennedy poursuit avec la même quiétude, très cinégénique. Le pianiste continue ses va-et -vient entre phrases mélodieuses et jets rythmiques.

Dans les années 2010, le contrebassiste Reginald Veal et le batteur Herlin Riley prennent petit à petit la suite de Cammack et Muhammad. Après le décès de Francis Dreyfus, en 2010, Jamal rejoint Jazz Village, label créé par Harmonia Mundi, pour qui il enregistre ses cinq derniers opus, dont Ballades, enregistré en 2016.

Ballades

Enregistré en même temps que Marseille, Ballades est un disque en solo, ou presque :
Cammack accompagne le pianiste sur « Marseille », « So Rare » et « Spring Is Here ». Trois des dix morceaux sont signés Jamal et les sept autres sont des standards, dont le morceau-fétiche de Jamal, « Poinciana ». « Marseille » est une ballade élégante au parfum nostalgique, interprétée sur un mode intimiste par Jamal, soutenu par les lignes discrètes de Cammack. Avec Erik Satie en filigrane, « Because I Love You » est une pièce ludique avec des développements heurtés sur un motif rythmique rappelé périodiquement. Composée en 1944 pour le film Thrill of a Romance par Axel Stordahl, Paul Weston et Sammy Cahn, la bluette « I Should Care » est interprétée fidèlement, mais sans son caractère doucereux initial. Jamal reprend « Poinciana » en navigant entre mélodie et rythme, et maintient le suspens jusqu’au bout : décollera ou pas ?… A vous d’écouter ! « Lands of Dreams », d’Eddie Heywood Jr et Norman Gimbel, est traité comme un intermède tranquille. Jamal joue le tube de Bob Haggart et Johnny Burke, « What’s New ? » dans une ambiance apaisée, à peine perturbée par quelques séries d’accords parsemées et traits abrupts. Cammack soutient Jamal dans « So Rare », hit de Jimmy Dorsey composé par Jerry Herst et Jack Sharpe, abordé avec vivacité. « Whisperings » est un jeu amusant de lignes brisées et de balanciers autour d’un riff. Jamal enchaîne ensuite « Spring Is Here » de Richard Rodgers et Lorenz Hart, et « Your Story » de Bill Evans, dans un style délicat, ponctué d’ostinato et souligné par la ligne sobre de Cammack. Ballades s’achève sur « Emily », un air signé Johnny Mandel et Johnny Mercer pour le film The Americanization of Emily. Jamal reste fidèle à l’esprit du thème, tout en distillant les ruptures rythmiques et les silences qui sont sa marque de fabrique.

Après quasiment soixante-quinze ans de carrière, Jamal a tiré sa révérence à quatre-vingt douze ans... Le jazz a perdu l’une de ses légendes qui, à l’instar d’Art Tatum ou de Thelonious Monk, a révolutionné l’art du piano, mais sans jamais réellement faire école.

07 mai 2023

Thelonious Monk… Sa vie, sa musique, son piano


Pourquoi Monk ? D’abord pour rendre hommage à Thelonious Sphere Monk, décédé il y a quarante ans, le 17 février 1982. Ensuite, parce que, pour reprendre une boutade du dessinateur Siné : « je ne pourrais pas être ami avec quelqu’un qui n’aimerait pas Thelonious »…

Pour se mettre dans l’ambiance, écoutons « 'Round Midnight », l'un des cinq standards de jazz les plus joués avec « Body & Soul », « My Funny Valentine », « All The Things You Are » et « Summertime », mais le seul des cinq à avoir été composé par un jazzman...

« Round’ About Midnight » – Thelonious Himself – 1957
Monk (p)

Monk est né à Rocky Mount en Caroline du Nord le 10 octobre 1917.

Il a un patronyme prédestiné : Thelonious – le dirigeant du peuple –, qui est le prénom de son père, est un prénom rare, novateur et bizarre, comme le sera la musique de Monk. A la fin de sa vie, Monk tourne en rond et s’enferme dans sa Sphere (du nom de sa mère, Speer)… Enfin, Monk veut dire moine en anglais et les moines suivent leur voie, comme Monk va le faire pendant toute sa vie.

En 1923, son père est malade et ne peut plus travailler dans les champs, donc la famille s’installe dans un deux pièces à New-York, près de Central Park (et non pas à Harlem, quartier traditionnel des noirs et du jazz). Monk a gardé cet appartement jusqu’en 1981 !

Son père ne s’habitue pas à New-York et retourne vivre dans le sud où il finira dans un asile psychiatrique. Il laisse Barbara avec les trois enfants : Marion, la sœur aînée, Thelonious et Thomas, le frère cadet.

Thelonious découvre la musique sur un piano mécanique que leur avait donné une amie de la famille. Vers six ans Marion et Thelonious prennent des cours de piano avec un certain Simon Wolf et un piano droit remplace le piano mécanique. Thelonious est précoce et il est poussé par sa mère. Il l’accompagne à l’harmonium le dimanche pendant qu’elle chante. Et sur le piano familial il reproduit les solos des James P. Johnson, Art Tatum, Fats Waller, Duke Ellington… De cette époque, il gardera un goût pour le stride, comme dans « I Love You Sweetheart of All My Dreams », composé par Johnny Marvin en 1929.

« I Love You Sweetheart of All My Dreams » – Live From Salle Pleyel , Paris, France – 1969 
Monk (p)

Chaque mercredi il se présente au concours de piano amateur de l’Apollo et remporte systématiquement la première place… Tant et si bien que les organisateurs finissent par le déclarer hors concours !

A l'école, Monk réussit très bien, en particulier en mathématique, mais à dix-sept ans il abandonne ses études à la Stuyvesant High School pour se consacrer à la musique, soutenu par sa mère. A la fin des années 30, il passera brièvement à la Juillard School of Music.

Pour gagner de l’argent, en 1935, il tourne pendant deux ans dans tous les Etats-Unis avec le groupe d’un prédicateur évangéliste.

Il est réformé par l’armée, comme beaucoup d’afro-américains à l’époque.

Le premier amour de Monk fut la meilleure amie de Marion (la sœur de Monk), une esthéticienne qui s’appelait Ruby Richardson et pour qui Monk a composé le superbe « Ruby, My Dear »

« Ruby My Dear » – Monk’s Music – 1957
Ray Copeland (tp), Gigi Gryce (as), Coleman Hawkins (ts), John Coltrane (ts), Monk (p), Wilbur Ware (b) et Art Blakey (d)

Le batteur Kenny Clarke, ami des premières heures, introduit Monk au Minton’s en 1941. C’est son premier engagement « sérieux ». Monk y reste trois ans. L’épisode du Minton’s est particulièrement important parce qu’il marque la naissance du be-bop.

C’est dans ce club également que Monk rencontre celui que d’aucuns considèrent comme le père du saxophone ténor moderne : Coleman Hawkins. Hawk ou Bean, comme on le surnomme, sera toujours un défenseur de la musique de Monk et l’engage dans son orchestre en 1944, puis en 1945. C'est donc avec Hawkins que Monk enregistre pour la première fois pour Beacon Records, label fondé par Joe Davis. Le 11 octobre 1944, quatre morceaux sont gravés, avec Edward Robinson et Denzil Best : « Drifting on a Reed », « Recollections », « Flying Hawk » et « On the Bean ».

« On The Bean » – Coleman Hawkins Quartet – 1944
Coleman Hawkins (ts), Monk (p), Edward Robinson (b) & Denzil Best (d)

En 1947, Monk se marie avec Nellie Smith. Cette histoire mérite d’être racontée, car plutôt rare dans le milieu du jazz, à cette époque. Quand Monk était adolescent il était très doué pour le basket et sur l’un des terrains il y avait une petite fille qui le regardait et l’admirait. Quinze ans plus tard, c’est cette même petite fille, Nellie, qui se marie avec Thelonious… Ils auront deux enfants : Thelonious Jr. né en 1949, qui deviendra batteur, et Barbara, née en 1953, pianiste apparemment exceptionnelle, qui avait hérité des dons de son père, mais décédée d’un cancer à 31 ans.

Monk, qui est resté un grand enfant toute sa vie, est tombé sur la perle rare : Nellie va veiller sur lui comme une mère et s’occuper de tous les détails pratiques avec abnégation, y compris prendre un emploi de secrétaire pour subvenir aux besoins de la famille. Ils resteront attachés l’un à l’autre jusqu’à la mort de Monk. Ils avaient un pacte tacite : ne jamais parler l’un de l’autre à quiconque, même après la mort de l’un des deux…

« Crepuscule with Nellie » – Thelonious Monk Quartet with John Coltrane At Carnegie Hall – 1957
John Coltrane (ts), Thelonious Monk (p), Ahmed Abdul Malik (b) et Shadow Wilson (d)

En 1947, à trente ans, Monk n’est toujours pas connu. Heureusement, Alfred et Lorraine Lion et Francis Wolff croient en lui ! En août, Monk enregistre donc pour Blue Note, avec un batteur qui sera, comme Clarke, son ami jusqu’à la fin de sa vie : Art Blakey. Ses disques pour Blue Note ne rencontrent pas davantage de succès. Il faut dire que le format 78T n’aide pas la musique de Monk. Il y a bien quelques articles sur lui dans la presse, mais là où un Dizzy Gillespie, un Charlie Parker ou un Bud Powell triomphent avec le be-bop, Monk peine à faire connaître et reconnaître sa musique que, pourtant, tout le monde joue. A tel point que Lorraine Lions l’a surnommé 'le grand prêtre du be-bop'. Il reste un pianiste pour musicien et cachetonne.

Il est vrai que la musique de Monk, avec ses silences, ses dissonances, ses ruptures rythmiques, son traitement harmonique inhabituel… peut paraître hésitante et dérouter plus d’un auditeur. D’autant plus que son jeu n’est pas orthodoxe : il utilise tout son corps, les mains à plat comme un percussionniste, emploie des techniques étendues, plaque des clusters avec son coude, martèle les touches avec un doigt… Monk vit tant et si bien dans sa musique, que même des gestes naturels semblent en faire partie : s’éponger avec un mouchoir, saisir une cigarette, ajuster son chapeau, se lever, danser une ronde puis revenir s’asseoir...

C'est sans doute pour ces raisons que savoir si Monk était un bon pianiste ou pas a toujours été l’un des sujets de prédilection des critiques. Car, comme le souligne fort justement Laurent de Wilde, en musique il faut prouver qu’on est virtuose pour être crédible… Ce qui n’est pas exigé d’un peintre ou d’un écrivain… Mais pour revenir à la technique pianistique de Monk, l’une des bonnes réponses est celle qu’il apporte lui-même : « oui, je pense avoir suffisamment de technique pour être à même de jouer comme je le veux ».

Monk n’a pas fait école, mais son approche de la musique annonce déjà le free jazz, voire le jazz contemporain… Il est l’un des musiciens qui a fait le plus l’objet d’hommages et ses morceaux sont quasiment tous devenus des standards.

Pour comble de la malchance, en 1951, il est arrêté avec Powell en possession d’héroïne et perd sa carte de cabaret pour six ans. Ce qui veut dire qu’il ne peut plus jouer dans les clubs de New-York. Du coup il enregistre des disques... Autre événement qui l’affecte profondément, c’est, en 1953, la mort de sa mère Barbara, qu’il adorait. Cette époque coïncide d’ailleurs avec ses premiers troubles comportementaux.

Seul rayon de soleil : la rencontre avec Pannonica de Koenigswarter qui va jouer un rôlecapital dans la vie de la famille Monk.

En 1953, Bob Weinstock l’engage chez Prestige. Il y reste deux ans et enregistre deux disques sous son nom. L’avènement du 33T est une aubaine pour Monk, dont la musique a besoin de temps pour s’épanouir pleinement.

Une séance d’enregistrement avec Monk vaut le détour ! Le pianiste arrive en retard, parfois il est tellement en retard que tout le monde est prêt à remballer le matériel. Monk apporte des morceaux qu’il a travaillés chez lui. La plupart du temps il ne fait qu’une prise et dirige les séances de A à Z, sans avis extérieur. Autre particularité, ses morceaux n’ont pas de titre. Par exemple lors de la session de 1953 pour Prestige, Ira Gitler, qui coordonne l’enregistrement, demande à Monk le titre du premier morceau. Le pianiste lui répond « Let’s Call This », semble réfléchir, puis s’arrête… Ce sera le titre du morceau. Pour le suivant, à la même question, Monk répond à Gitler « Think Of One » et ça devient le titre. Quant au dernier morceau, Gitler l’appelle « Friday The 13th » parce que la session a lieu un vendredi 13. Autre exemple, le titre « Humph », enregistré en 1947 pour Blue Note, correspond au grognement de Monk en guise de réponse.

En 1954, Monk rencontre le pianiste français Henri Renaud, qui organise sa première tournée à l’étranger. A Paris, Monk joue à Pleyel et enregistre un disque en solo d’anthologie, Piano Solo (Vogue).

« Just a Gigolo » – Piano Solo – 1954
Monk (p)

De 1955 à 1959, Harry Colomby devient son impresario. Orrin Keepnews, l’un des premiers
à publier dès 1948 un article élogieux sur Monk, apprend qu’il y a de l’eau dans le gaz entre Monk et Weinstock. Il propose donc à ce dernier de reprendre Monk chez Riverside. Le patron de Prestige donne son accord si Riverside paie l’ardoise de Monk. Pour 108,27 dollars l’affaire est dans le sac. Et Keepnews va avoir beaucoup de flair :

- il demande à Monk d’enregistrer un disque avec des thèmes d’Ellington, puis un disque de standards ;
- il fait appel à deux musiciens phares du be-bop Oscar Pettiford à la contrebasse et Kenny Clarke à la batterie ;
- les illustrations des pochettes sont recherchées : le Douanier Rousseau, un timbre, la charrette…
- il laisse tourner les bandes, un peu comme l’avait fait Lion chez Blue Note ;
- il convainc Monk d’accepter les enregistrements en concert.
Jusqu'en 1962, Monk va enregistrer une vingtaine d'albums pour Riverside.

C’est enfin le début du succès pour Monk, d’abord avec Thelonious Monk Plays Duke Ellington (1955), puis The Unique Thelonious Monk (1956). Mais la consécration arrive avec Brilliant Corners, sorti en 1957.

« Brillant Corners » – Brillant Corners – 1957
Ernie Henry (as), Sonny Rollins (ts), Monk (p), Oscar Pettiford (b) et Max Roach (d)

1957 est une année charnière : après six années de purgatoire, Monk récupère sa carte de cabaret, se désintoxique et triomphe au célèbre Five Spot, avec un quartet historique constitué de John Coltrane au saxophone ténor, Ahmed Abdul-Malik à la contrebasse et Shadow Wilson à la batterie.

La même année, il gagne le référendum de la revue Down Beat devant Eroll Garner et Oscar Peterson, et passe dans l’émission télévisée The Sound Of Jazz… Monk a dû attendre ses 40 ans pour être enfin reconnu à sa juste valeur ! Il fait désormais partie du gotha du jazz, photographié par Art Kane en 1958, sur le cliché A Great Day in Harlem, qui regroupe cinquante-sept musiciens de jazz.

« Rhythm-A-Ning » – Les liaisons dangereuses 1960 – 1959
Charlie Rouse (ts), Monk (p), Sam Jones (b) et Art Taylor (d)

Malheureusement, en 1958, il est tabassé par la police pour avoir demandé un verre d'eau dans un hôtel et reperd sa carte de cabaret pendant deux ans pour trouble de l’ordre public… Ne pouvant plus se produire à New York, Monk reprend les enregistrements. En 1959, Monk enregistre trois heures de musique pour les Liaisons Dangereuses 1960 de Roger Vadim.

De 1963 à 1969, Monk rejoint une major, Columbia, et Teo Macero devient son producteur. C’est une période de cristallisation des disques de Monk : Columbia enregistre tout et le répertoire ne change plus beaucoup. Monk reste sur une formule de quartet bien rodée, avec Charlie Rouse au saxophone ténor et deux sections rythmiques principales : Larry Gales et Ben Riley ou John Ore et Frankie Dunlop.

En 1963, Monk devient le quatrième jazzman à faire la une de Times Magazine, après Louis Armstrong, Ellington et Dave Brubeck. Sa carrière a définitivement décollé et il est désormais célèbre. Les concerts, tournées, festivals, documentaires, émissions télévisées… se succèdent ! Les stars demandent à le rencontrer, à l’instar de la légende du basket Kareem Abdul-Jabbar. Les disques se succèdent, sans surprise, mais toujours délectables, comme Criss Cross (1963), It’s Monk’s Time (1964), Straight No Chaser (1967), Monk’s Blues (1968), etc.

Mais cette pseudo-routine finit par prendre un goût amer, comme c’est le cas, par exemple, pour Underground, dernier album studio en quartet enregistré pour Columbia en 1968 : cet excellent opus, sur lequel Jon Hendricks chante « In Walked Bud », est récompensé… pour sa pochette ! Elle représente Monk au milieu d’un capharnaüm qui évoque les FFI, sans doute un hommage au passé de résistante de Pannonica.

« In Walked Bud » – Underground – 1968
Charlie Rouse (ts), Monk (p), Larry Gales (b) et Ben Riley (d), avec Jon Hendricks (voc)

En 1970, après onze années de bons et loyaux services, Rouse quitte le quartet, et Monk est de plus en plus fréquemment hospitalisé pour ses troubles mentaux.

En 1971, Monk participe à la tournée mondiale des Giants of Jazz, un all stars de musiciens be-bop monté par le célèbre producteur George Wein, qui va également beaucoup aider Monk et Nellie. Au cours de cette tournée, Alan Bates propose à Monk d’enregistrer pour Black Lion en trio avec le contrebassiste Al McKibbon et son ami de toujours, le batteur Art Blakey. C’est une séance historique car c’est le dernier enregistrement de Monk.

Fin 1972, il repart avec les Giants of Jazz et pendant la tournée il ne prononce pas plus deux mots ! Après un bref passage au Village Vanguard en 1973, il se retire de la scène du jazz et n’apparaît plus qu’épisodiquement : en 1974 au Carnegie Hall, en 1976 pour un concert remarquable au Avery Fisher, suivi d’un désastre de nouveau au Carnegie Hall. Finalement, le jour de la fête nationale des Etats-Unis, le 4 juillet 1976, il fait sa dernière apparition publique au Bradley’s, en duo avec Barry Harris.

Dès lors, il se retire avec Nellie à « Cathouse », la maison de Pannonica à Weehawken, où il s’enferme dans un mutisme dont il ne sortira plus.

Le 17 février 1982, à 8:10, Monk meurt d’une hémorragie cérébrale. Pannonica décède le 30 novembre 1988, le même jour que Rouse... Quant à Nellie, elle les rejoint en 2002, à l’âge de quatre-vingts ans.



Texte de la conférence-vidéo du 2 avril 2022 à la Médiathèque Andrée Chedid.

Sources principales :
- Blue MonkJacques Ponzio et François Postif – Acte Sud
- MonkLaurent de Wilde – Folio
- Thelonious Monk: Straight No ChaserCharlotte Zwerin
- Les musiciens de jazz et leurs trois vœux Pannonica de Koenigswarter – Buchet Chastel



02 mai 2023

Double Skyline – Olivier Hutman & Lamine Cissokho

Olivier Hutman
et Lamine Cissokho se sont rencontrés en 2020 et partagent le goût des nouveaux horizons : Hutman passe de son trio avec Marc Bertaux et Tony Rabeson, à un duo avec Denise King, via des projets en compagnie de la chanteuse Alice Ricciardi, du saxophoniste Gary Smulyan, du flûtiste Avichai Ornoy… Cissokho, pour sa part, se partage entre ses solos et ses duos avec le virtuose de la guitare slide indienne Manish Pingle, la chanteuse Fanta Yayo, le bluesman Eric Bibb...

Les duos piano – kora ne courent pas les rues, même si, en cherchant bien, on finit par trouver Omar Sosa et Seckou Keita, Andy Emler ou Ludovico Einaudi et Ballaké Sissoko, Dona Sévène et Karim Zékri, Will Ridenour et Betsy Bevan… Hutman et Cissokho viennent donc ajouter leur pierre à l’édifice avec Double Skyline, qui sort le 24 mars 2023 sur le label rochelais Cristal Records. Au programme, cinq thèmes signés Cissokho et quatre d’Hutman.

Des thèmes-riffs mélodieux (« Modesty »), particulièrement élégants quand la main droite du pianiste joue à l’unisson de la kora (« Five in Blue »), côtoient des airs graves (« Sunujazz ») ou des motifs rythmiques qui s’appuient sur des décalages entre kora et piano (« Contrevent »). La musique de Double Skyline est entraînante (« Capo Verde »), avec des pédales (« Numero Uno »), ostinatos (« Sunujazz »), contre-chants rythmiques (« Folon »), cellules répétitives (« Five in Blue »), questions-réponses (« Contrevent »)… Hutman et Cissokho sont audiblement sur les mêmes longueurs d’ondes : kora et piano se soutiennent mutuellement (« Folon »), croisent habilement leurs voix (« Fassoulo »), alternent des solos virtuoses (« Capo Verde », « Numero Uno ») et parsèment leurs dialogues de touches bluesy (« Contrevent »), moyen-orientales (« Five in Blue »), swing (« Sunujazz »)...

Hutman et Cissokho fusionnent avec bonheur leurs deux lignes d’horizon et Double Skyline donne envie de prendre le large...

Le disque

Double Skyline
Olivier Hutman & Lamine Cissokho
Lamine Cissokho (kora) et Olivier Hutman (p).
Cristal Record – CR354
Sortie le 24 mars 2023

Liste des morceaux

01. « Numero Uno », Hutman (05:26).
02. « Folon », Cissokho (05:04).
03. « Five in Blue », Hutman (05:10).
04. « Contrevent », Cissokho (06:03).
05. « Sunujazz », Cissokho (05:15).
06. « Sophie Tucker’s Favorite Dream », Hutman (04:39).
07. « Fassoulo », Cissokho (05:34).
08. « Capo Verde », Hutman (05:37).
09. « Modesty », Cissokho (03:38).