27 février 2024

Jusqu’où s’évapore la musique au Triton ?

En plus de ses activités autour de la poésie, de la danse et de l’image, et la pédagogie, Jérôme Lefebvre trouve encore le temps de monter des projets musicaux : le TransJura 4tet avec Yves Cerf, Christophe Lincontang et Paolo Orlandi, le Jérôme Lefbvre Trio aux côtés de Lincontang et Sangoma Everett, les duos Lefebvre <> Orti, avec Guillaume Orti, et Les Jérômes, en compagnie de Jérôme Regard, le spectacle solo Maintenant, et le FMR Orchestrâ, créé en 2021.

Outre Lefebvre à la guitare, le FMR Orchestrâ est constitué de Loïc Vergnaux aux clarinettes (Quostet, Kolm, Minimistan, Liken...), Timothée Quost aux trompettes et électro (Quostet, Dawàa, Mraolia, Liken...), Orti aux saxophones (Hask, Mercoledi & Co, D.U.O., MegaOctet, Kartet, Mâäk, Thôt...), Benoît Keller à la contrebasse (Trio 928, Trio Résisteances, ODOS…) et Daniel Jeand’heur à la batterie (PAX, Tôk, Full Tree, One Shot...). Le sextet sort Jusqu’où s’évapore la musique le 1er mars 2024 chez Altrisuoni et présente le disque au Triton le 22 février. 

Jérôme Lefebvre - Daniel Jeand'heur - Benoît Keller - Timothée Quost - Loïc Vergnaux - Guillaume Orti (c) PLM

La première partie du concert reprend le répertoire de Jusqu’où s’évapore la musique ? Il s’agit d’une suite de neuf mouvements composés par Lefebvre, séparés par cinq transitions, improvisées par chacun des membres du sextet. La suite commence par une « Ouverture »... qui annonce la couleur : une superposition subtile des voix sur une rythmique foisonnante, qui assure une carrure entraînante. Mouvements et transitions sont enchaînés. «  A Courbet » (hommage au peintre et à la ferme éponyme de Flagey ?) se déroule sur le même modèle : bugle, clarinette et saxophone voltigent, pendant que guitare, contrebasse et batterie maintiennent la pulsation.

La première transition prend une tournure bruitiste, avec des glissandos, notes tenues, modulations, sirènes… puis débouche sur « Le petit matin du peintre », qui démarre sur un ostinato suraigu lancinant. La trompette reprend ensuite le motif, soutenu par une contrebasse et une batterie dynamiques, et la guitare se lance dans un chorus dans une ambiance entre blues et rock progressif.

La clarinette volette en toute légèreté dans la deuxième transition. Les cliquetis de la rythmique sur les boucles étirées de la guitare et de la basse plongent « La sieste » dans une atmosphère entre cirque et cabaret, avec des accents klezmer et des sonorités d’orgue de barbarie. Quost ajoute de l’électro en jouant de sa trompette sans embouchure au-dessus d’un micro relié à une boite d’effets gutturaux, cris, éructations, souffles…

Keller et Jeand’heur jouent une transition sépulcrale, qui annonce magistralement la « Grave ballade », courte pièce à l’unisson, lente et mystérieuse. La transition d’Orti part dans une direction totalement différente, basée sur les techniques étendues : claquement de langue, double-notes, sauts d’intervalles, vocalises, motifs plaintifs… Sur une rythmique sourde, « Strange Feeling » évoque d‘abord les mélodies tourmentées d’Albert Ayler, puis se transforme rapidement en fanfare déjantée, plutôt dans l’esprit de Charles Mingus. Le chorus de Lefebvre navigue entre rock et jazz, avec des touches bluesy. « Yves » (clin d’œil à Yves Cerf ?) est lancé sans transition, avec une mélodieuse sérénité, avant que Quost et Vergnaux ne lâchent les rênes dans des solos à ascendant free.

La transition de Quost alterne atmosphère cinématographiques et science-fiction, alors que « Jusqu’où s’évapore la musique ?  s’aventure plutôt vers les îles, porté par le timbre acoustique de la guitare, les bruitages lointains et un climat d’ensemble nonchalant…

Le dernier mouvement, « Bordello con expressividad », est une reprise du disque éponyme enregistré en 2011 par Lefebvre avec James Mac Gaw et Jean-Yves Roucan. Le morceau prend des allures rock progressif, avec les soufflants qui jouent un arrière-plan puissant et la rythmique qui foisonne, jusqu’au solo imposant de Jeand’heur...

Lefebvre et ses compères proposent une musique fringante et simplement savante, sorte de Fanfare Moderne Rêveuse. Sublimation d’une suite, Jusqu’où s’évapore la musique ? confirme qu’il serait dommage que cet orchestre soit éphémère !

 

Le disque
 
Jusqu’où s’évapore la musique ?  
FMR Orchestrâ 
Loïc Vergnaux (cl, bcl), Timothée Quost (tp, bg, electro), Guillaume Orti (as, ss, ts),Jérôme Lefebvre (g), Benoît Keller (b) et Daniel Jeand’heur (d). 
Altrisuoni – AS375 
Sortie le 1er mars 2024

 

Liste des morceaux

 
01. « Ouverture » (01:06).
02. « A Courbet » (05:21). 
03. « Transition #1 » (01:01). 
04. « Le petit matin du peintre » (06:18). 
05. « Transition #2 », Vergnaux (01:57). 
06. « La sieste » (05:20). 
07. « Transition #3 » Keller et Jeand’heur (03:01).
08. « Grave ballade » (02:35). 
09. « Transition #4 »,Orti (02:49).
10. « Strange Feeling » (05:50).
11. « Yves » (05:53).
12. « Transition #5 », Quost (03:39).
13. « Jusqu’où s’évapore la musique ? » (0:30).
14. « Bordello con expressividad » (10:47).
 
Tous les morceaux sont signés Lefebvre, sauf indication contraire.
 

20 février 2024

Naïri au Studio de l’Ermitage

Depuis ses voyages en Arménie, en 1994 et 1995, Claude Tchamitchian intègre volontiers la culture musicale de ses ancêtres dans ses projets : le duo avec le joueur de kamantcha Gaguik Mouradian (Le monde est une fenêtre), une partie du répertoire de Lousadzak (Need Eden) ou de Ways Out, et, bien sûr, Traces, commémoration du génocide arménien. Naïri, autre nom de l’Arménie, s’inscrit dans une démarche similaire. Tchamitchian présente ce nouveau programme au Studio de l’Ermitage le 13 février.

Naïri sort le 9 février 2024 chez Emouvances. Outre le label, dont le catalogue compte désormais plus d’une quarantaine de disques, la Compagnie Emouvances, fondée en 1994, assure la promotion de musicien, accompagne la diffusion de projets, produit des concerts, organise le festival Les Emouvantes à Marseille et coproduit le festival L’Oreille du Perche.

Pour Naïri, comme toujours ou presque, Tchamitchian s’entoure de musiciens-amis : à la clarinette, Catherine Delaunay, également membre d’Acoustic Lousadzac et de Vortice , et, à la guitare acoustique, Pierrick Hardy, que Tchamitchian accompagne dans L’Ogre Intact. Le programme du concert reprend les quatre suites du disque.
 
Catherine Delaunay - Claude Tchamitchian - Pierrick Hardy © PLM

Si, comme le rappelle Tchamitchian en introduction, Naïri est clairement liée à l’Arménie, la première suite s’inspire davantage de l’aède, ce troubadour de la Grèce antique qui chante des poèmes en s’accompagnant avec une lyre. Le trio enchaine « La caresse du temps », « Guillaumos le Grec » et « Les Sarmates ». L’ambiance solennelle – ostinato de la guitare, unisson de la clarinette et de la contrebasse lent, sombre, mélancolique – et les questions-réponses fougueuses de la clarinette et de la guitare, parsemées de phrases tourbillonnantes, évoquent d’autant plus la musique de chambre, que l’architecture des morceaux est sophistiquée et que le trio a pris le parti du tout acoustique.

« L’écume des soupirs », « Les héros perdus » et « L’invisible armada » constituent la deuxième suite. Les titres sont explicites et cette suite n’invite pas à la rigolade. Un bourdon à l’archet souligne une mélodie triste, exposée par la clarinette. La guitare rejoint sa consœur pour un dialogue profond et d’une rare authenticité. Le développement est grave, avec d’abord un chorus de Tchamitchian à l’archet, pimenté de glissandos aux accents orientaux, puis des lignes mobiles de Delaunay, qui alterne sauts d’intervalles, cris aigus et phrases étirées, le tout soutenu par une pédale et un riff dignes de la musique répétitive. Le troisième mouvement est entrainant à souhait, avec un motif dansant de la contrebasse qui accompagne le solo enjoué de la guitare.

« Armenia » est un intermède dont le thème majestueux et sombre, dans un esprit vingtièmiste, est joué à l’unisson par la clarinette et la contrebasse, à l’archet. Delaunay et Hardy poursuivent dans la même veine, soutenus par un bourdon de Tchamitchian. Le chorus de la guitare, particulièrement raffiné, s’inscrit également dans une lignée chambriste.

La dernière suite s’articule autour d’un thème fétiche de Tchamitchian, « Katsounine », et d’un développement qui reprend le premier mouvement de la première suite, « Le temps d’une caresse ». L’introduction de Tchamitchian, à la fois imposante et mélodieuse, débouche sur un riff puissant qui met en relief les unissons de Delaunay et Hardy, puis, avant une conclusion en douceur, la clarinette s’ébat en toute liberté au-dessus des accords de la guitare et l’ostinato de la contrebasse.
 

Naïri © PLM


Le trio joue à la fois sur les interactions mélodiques, les amplitudes sonores, les variations rythmiques et les nuances harmoniques : Naïri est d’une richesse monumentale !
 

Le disque


Naïri

Claude Tchamitchian Trio

Catherine Delaunay (cl), Pierrick Hardy (g) et Claude Tchamitchian (b).
Emouvance – emv 1048
Sortie le 9 février 2024

 
 
 
 
 
 
 
Liste des morceaux

01. Suite 1 - « La caresse du temps » (7:49).
02. Suite 1 - « Guillaumos le Grec » (2:13).
03. Suite 1 - « Les Sarmates » (6:47).
04. Suite 2 - « L’écume des soupirs » (5:15).
05. Suite 2 - « Les héros perdus » (7:19).
06. Suite 2 - « L’invisible armada » (4:05).
07. Suite 3 - « Armenia » (5:24).
08. Suite 4 - « Katsounine » (6:29).
09. Suite 4 - « Le temps d’une caresse » (2:02).

Tous les morceaux sont signés Tchamitchian.

04 février 2024

Ici au Comptoir

Depuis La Théorie du pilier, sorti en 1987, de l’eau a coulé dans la ria finistérienne de Marc Ducret. Le 7 mai 2023, chez Ayler Records, le musicien sort Ici, son vingt-deuxième opus, en compagnie d’un trio de choc : Samuel Blaser au trombone, Fabrice Martinez à la trompette, au bugle et au tuba, et Christophe Monniot aux saxophones sopranino, alto et baryton. Le quartet s’est produit sur la scène du Comptoir le 30 janvier 2024.

Ducret explique la genèse du projet. Juste avant les confinements, l’artiste se penchait sur la musique sérielle avec le Quatuor Béla pour une adaptation électrique de la Suite lyrique, qu’Alban Berg a composé entre 1925 et 1926. Mais en 2020, le covid sème un vent de panique dans le milieu de la création artistique (pas que…) : comment faire pour continuer à travailler ? « Puisqu’il est pour l’instant impossible d’aller jouer LÀ-BAS, faisons de la musique ICI ! » Ici, c’est en Bretagne, au bord d’un aber. Ducret y compose une suite en quatre mouvements tirés d’une même série, marquée par les saisons, la marée, le temps qui passe, le temps qui change… Pour l’interpréter, il fait appel à des compagnons de longue date : Monniot, avec qui il a enregistré en duo Le dernier tango (2022), et qu’il connaît depuis plus de vingt ans (Qui parle ? – 2003), puis Blaser et Martinez, actifs depuis une dizaine d’années dans ses projets, notamment Métatonal (2014) aux côtés de Bruno Chevillon et Eric Echampard, mais aussi Voyageurs (2021), un duo avec Blaser.

Christophe Monniot - Fabrice Martinez - Samuel Blaser - Marc Ducret © PLM

Le programme de la soirée reprend évidemment les quatre saisons selon Ducret, plus deux morceaux récents : « Chant / Son », repris du Dernier Tango, et « La vie sans toi », tiré de Voyageurs. Comme le fait remarquer Ducret avec humour : « on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre ». La suite commence donc logiquement par « L’été, ici », appât idéal pour attirer ses compères au fin fond de l’Armorique…

A l’image de chaque saison, « L’été, ici » n’est pas uniforme et les tableaux se succèdent, de notes égrenées en chœur aux lamentations du saxophone alto, sur un bourdon de guitare, en passant par des passages expressionnistes, des contrepoints touffus et sophistiqués, des dialogues pointillistes, un brouhaha organisé et des chorus pittoresques, avec la guitare et le trombone qui maintiennent un cadre rythmique clair… « L’été, ici » breton n’a rien d’un anticyclone statique ! « L’automne, ici » qui lui succède est abrupt et bondissant, porté par une fanfare sérielle entraînante. Sur une structure complexe d’enchevêtrements d’ostinato, suites d’accords et autres motifs groovy, le trombone et la trompette prennent des solos aussi éclatants que tendus. L’ambiance du choral solennel, quasiment baroque, qui clôt « L’automne, ici » donnerait presque raison à

Marc Ducret - Le Comptoir - Janvier 2024 © PLM
Francis Ponge quand il écrit que « tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide ». Avant de poursuivre avec les quatre saisons, le quartet joue « Chant / Son », resté instrumental puisque personne n’a voulu le chanter… Il faut dire que la mélodie tourmentée, les phrases dissonantes imbriquées, les envolées free du saxophone alto et les développements en zigzag n’ont rien d’une bergerade, et semblent mieux adaptés aux réflexions rock alternatif véloces du guitariste. Retour sur Terre avec « L’hiver, ici ». Tempête sur les cordes : Ducret tire des sons plus ténébreux les uns que les autres à l’aide d’objets placés sur une guitare posée à plat. Dans cette ambiance bourdonnante, les soufflants alternent cris et mélopées, interactions nerveuses et joutes débridées, dans un esprit que n’aurait pas renié Albert Ayler. Pour « Le printemps, ici », Ducret s’est inspiré de deux poèmes de Samuel Beckett. L’introduction étirée, la ligne majestueuse du tuba et l’élégant duo entre tuba et trombone renvoient à la musique de chambre. Les questions-réponses à bâton rompu et la vivacité des propos qui suivent évoquent davantage la bande-son d’un dessin-animé. Après un chorus de Ducret a capela, à la fois mélodieux, rapide et déchiré, « Le printemps, ici » se termine sur un mouvement d’ensemble délicat, porté par les contrepoints de la guitare, dans un climat chambriste vingtième. « Canon » et « La vie sans toi » concluent le concert. Ducret et Blaser croisent d’abord leurs notes à qui mieux mieux sur des unissons de Martinez et Monniot. Les idées fusent comme dans une table ronde, puis le morceau s’achève sur des traits mélancoliques de la trompette. En bis, le quartet reprend un extrait dansant de « L’automne, ici » et renoue avec son côté fanfare free.

Architecture millimétrée, sens de la narration spectaculaire et verve jubilatoire : Ici raconte le ciel, la mer, la nature, la terre… avec une justesse émouvante. Ducret, Blaser, Martinez et Monniot sont des conteurs nés !

 

Christophe Monniot - Fabrice Martinez - Samuel Blaser - Marc Ducret © PLM

 

Le disque

Ici
Marc Ducret
Christophe Monniot (ss, bs, as), Fabrice Martinez (tp, bg, tu), Samuel Blaser (tb) et Marc Ducret (g).
Ayler Records – aylCD-178
Sortie le 7 mai 2023

Liste des morceaux

01. « L'été, ici » (11:58).
02. « L'automne, ici » (08:02).
03. « L'hiver, ici » (09:10).
04. « Le printemps, ici » (10:28).

Tous les morceaux sont signés Ducret.