29 avril 2020

Quelques citations de Glenn Gould sur le jazz...

La publication en novembre 2019 de Contrepoint à la ligne et autres écrits de Glenn Gould, par Bruno Monsaingeon, permet de piocher quelques citations du mythique pianiste canadien sur le jazz. C’est également l’occasion de revenir sur les Entretiens avec Jonathan Cott (1977).


« Le jazz ne m’intéresse pas plus que les Beatles »

La clarté des articulations, le phrasé staccato, le dynamisme des intonations, la lisibilité des voix, les libertés rythmiques… font de Gould un pianiste classique souvent apprécié des amateurs de jazz. D’ailleurs comme il le constatait : « […] des gens tout ce qu’il y a de bien disaient qu’ils ne pouvaient écouter la musique classique que lorsqu’elle était fortement rythmée, comme dans mes disques, parce qu’ils étaient du côté du jazz. Je pourrais comprendre cela, à l’extrême rigueur. […] » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 138).


Cela dit, Gould reconnaît qu’il n’est pas un grand amateur de
jazz : « le jazz ne m’intéresse pas plus que les Beatles, mais, quand j’avais une dizaine d’années, c’était la mode de trouver de la profondeur à Lennie Tristano ; j’ai essayé, mon Dieu, j’ai essayé, mais jamais je n’y suis arrivé. » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 138). Position confirmée lors d’un entretien avec Bernard Asbell pour American Horizon (1962) :
« – Avez-vous entendu beaucoup de jazz ?
– Oui, mais je ne suis ni un initié, ni un amateur. Quand j’avais treize ou quatorze ans, je croyais avoir un certain goût pour Charlie Parker et consorts, mais ce fut très éphémère. Je n’ai jamais assisté à un concert de jazz de ma vie » (p. 82).


Jazz et musique classique

A la question d’Asbell « Croyez-vous que le jazz ait apporté une contribution importante à la musique américaine ? », Gould répond en deux temps : « je crois qu’il a contribué à mettre au jour une certaine frénésie innée qui sied assez bien aux contours nord-américains. » Puis il ajoute : « je ne voudrais pas avoir l’air condescendant, mais je trouve que toute l’idéologie qui essaie de faire croire que le jazz et la musique classique finiront par converger n’est que pures balivernes » (p. 82). Pourtant, lors d’échanges avec Vladimir Tropp, Gould constate qu’« il s’est produit un énorme désastre pour la musique au XVIIIe siècle (c’est là son grand péché), lorsque les interprètes ont cessé d’être des compositeurs » et souligne qu’il croit « […] que nous nous acheminons – toute notre sensibilité culturelle nous y pousse – vers une époque dans laquelle les vieilles notions stratifiées de compositeur, d’interprète, d’auditeur, vont se mélanger » (p. 135).

La notion de recréation est particulièrement importante pour Gould, qui dit à propos de l’interprétation aux synthétiseurs par Walter Carlos d’œuvres de Bach : « ce qu’il nous offre n’est pas seulement un « Bach pour notre temps » (ce que chacun, depuis Harold Samuel jusqu’au Swingle Singers, est censé avoir fait), mais un premier pas en direction d’une capacité recréatrice extensible jusqu’à l’infini [...] » (p. 577).

Quand Gould examine des compositeurs classiques, il n’utilise que très rarement des expressions tirées du jazz. Pourtant, à propos de Felix Mendelssohn, il note que « chez lui, la plus légère transition, comme disent les gens du jazz, suffit à produire l’effet désiré » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 137) et à propos d’Ernst Krenek : « dans les années 1920, il penchait en direction d’un style baroque de Bauhaus, puis se mit à flirter avec le jazz et le bavardage social [...] » (p. 847).

Par ailleurs Gould a toujours revendiqué son goût pour un traitement libre des rythmes, même en musique classique : « le rythme de Boogie-Woogie que donne Hermann Scherchen au Messie de Haendel fut pour moi l’une des grandes révélations des débuts du microsillon » (p. 458). Passionné par les techniques d’enregistrement, Gould accorde beaucoup d’importance à la mise en valeur des jeux rythmiques : « le premier plan [sonore] est celui que l’on trouve dans les enregistrements d’Art Tatum d’il y a vingt ans : les micros sont carrément dans le piano, presque contre les cordes, ce qui donne une sonorité ultra-percussive à l’instrument. Ce rendu n’était pas si mauvais que cela, bizarrement. On y trouvait une vivacité très agréable : on sentait le relief de chaque note, c’était très bien. » (Entretiens avec Jobathan Cott – p. 112).


« Jamais personne n’a mieux swingué que Bach »

Bach était l’un des compositeurs favoris de Gould. Par ailleurs, la musique de Bach intéresse depuis toujours les jazzmen et, lors d’un entretien avec Theodora Shipachev, Gould déclare que « ce qui attire les sérialistes dans la musique de Bach, ce sont les subtilités de la fragmentation, tandis que ce qui intéresse les musiciens de jazz, c’est la pulsation perpétuelle d’un ostinato implacable » (p. 183).  Et quand Asbell lui demande s’il n’est « […] pas sensible à l’excitation rythmique du jazz ? », Gould s’en tire avec une pirouette : « Oh, vous savez, c’est enfoncer une porte ouverte que de dire que jamais personne n’a mieux swingué que Bach » (p. 82). A propos du « Prélude » de la Fugue en fa majeur du premier livre du Clavier bien tempéré il constate d’ailleurs que : « c’est assez étonnant, mais un rythme à la dixieland ne fonctionne ici pas mal du tout ; et pourtant cette approche n’emporte pas tout à fait ma conviction » (p. 493).

Gould va même plus loin dans les analogies entre Bach et le jazz quand il déclare à propos de la Fantaisie chromatique de Bach que « […] c’est un Bach pour les gens qui n’aiment pas Bach. C’est une grille de jazz » (p. 507).
 
Bach interprété par des jazzmen peut le faire sourire de plaisir : en effet, quand il est heureux d’écouter un morceau, Gould a « […] un sourire fendu jusqu’aux oreilles […] ». Et d’expliquer que « parfois ce curieux tic me prend comme par surprise : c’est le cas lorsque je me trouve devant quelque chose de tout à fait original (les méditations au synthétiseur de Walter Carlos sur les Troisième et Quatrième Concertos Brandebourgeois par exemple, ou la réalisation par les Swingle Singers de la neuvième fugue de L’Art de la fugue) » (p. 457).


« Heureusement je suis gaucher »

Gould ne cache pas non plus le plaisir qu’il aurait de critiquer des musiciens de jazz : « j’ai été ravi que le magazine High Fidelity me demande de lui servir de critique pour la musique de jazz du festival de Stratford cette année. Ce sera quelque chose de voir ma plume empoisonnée décocher ses traits en direction de gens comme Dave Brubeck, Cal Jackson et Willy Smith [sans doute Willie « The Lion » Smith] » (p. 47). Pour l’instant les articles en question n’ont jamais pu être retrouvés…

Il raconte également une anecdote plutôt amusante : « pendant que je travaillais dans ce night-club aux Bahamas, des musiciens de jazz entraient de temps à autres et écoutaient. Un soir, alors que je venais de jouer du Bach, à toute vitesse, l’un d’entre eux me dit : « Eh, mon gars, t’en as une de ces mains gauches – aussi bonne que la droite ! » J’ai répondu, en riant : « Heureusement je suis gaucher » (p. 43).

Dans ses analyses il montre parfois un certain dédain vis-à-vis des musiciens de jazz : « même dans notre propre génération si vigoureusement antiacadémique, on peut entendre des fugues claironnées par des groupes de jazz, ou improvisées approximativement selon des chartes aléatoires [...] » (p. 597). Voire, il frise le mépris : « la raison véritable de cet attrait [pour les Beatles], camouflée derrière la même illusion ingénieuse qu’entretenaient les intellectuels de cafés pour se persuader des mérites de Charlie Parker dans les années 1940 ou de Lennie Tristano dans les années 1950, réside dans le besoin de considérer le plus banal des accords parfaits comme un purgatif » (p.876).


Barbara Streisand et Petula Clark

Au milieu d’Orlando Gibbons, Bach, Ludwig von Beethoven, Mendelssohn, Richard Strauss et Arnold Schoenberg, Gould trouve le moyen d’apprécier Barbara Streisand qui « […] élabore des couplages de registration (en surimposant le cromorne de quatre pieds du gamin de la rue aux seize pieds de « Sophisticated Lady ») […] » (p. 459), tout en reconnaissant que « quoi qu’il en soit, on ne s’attend pas de la part de Streisand à un festival de pyrotechnique vocale, comme on le ferait de la part de Ella Fitzgerald […] » (p. 458). Mais elle est la preuve que, sur le plan de la clarté du chant, « de toute façon, cela n’a plus rien à voir avec un privilège du rock et du jazz, comme on l’a pensé dans les années quarante ou cinquante » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 143).

Dans la variété, Gould déteste les Beatles, mais s’entiche de Petula Clark : « le fait que les Beatles soient considérés « in » et Petula, par comparaison, relativement « out » peut être diagnostiqué selon les mêmes termes et partiellement d’après le même syndrome de recherche d’un statut, qui font que le Complexe en sol mineur de Tristano est mystérieux, le Concerto pour orgue, également en sol mineur, de Poulenc, banal, la poésie des Esquimaux Iglulik captivante, Tapiola de Sibelius fastidieux, et qui amènent les gens manquant de confiance en soi à acheter des Bentley » (p. 876).


Il faudrait enrichir ce florilège de citations avec la correspondance de Gould, notamment pour approfondir ses liens avec Bill Evans, qu’il appréciait particulièrement, avec le compositeur Claus Ogerman, à propos de son œuvre Symbiosis et du Third-Stream, et avec Oscar Peterson, pour un double-concert qui n’aura jamais eu lieu…

En complément, deux publications qui traitent des rapports de Gould avec le jazz méritent le détour. La première, Glenn Gould and jazz, est un article du critique musical James G. Shell paru dans le volume 5 du GlennGould Magazine, daté du printemps 1999. L’auteur, grand amateur de jazz et fan transi du pianiste, s’attache à montrer – souvent avec une subjectivité partisane sympathique – en quoi, finalement, Gould et le jazz c’est un rendez-vous raté malgré des affinités évidentes ! Le deuxième ouvrage est une thèse du musicologue Benoît Haug, publiée en 2010 par l’Universitéde Lorraine : Face à la musique populaire, l’esthétique et le rapport au monde d’un interprète de musique savante : le cas Glenn Gould. Comme le titre l’indique, Haug se penche sur un sujet plus large que Gould et le jazz, mais le jazz fait l’objet d’un chapitre, « Face au jazz », et revient souvent dans les analyses du musicologue. Notons une petite erreur page 101, sans aucun doute d’inattention, vu le sérieux de cette thèse : l’auteur écrit « trompettiste » en parlant de Bird. Grosso modo, Haug conclut que Gould adopte des attitudes contradictoires vis-à-vis du jazz parce qu’il en parle sans le connaître…

Gould a dit parfois des choses amusantes sur le jazz, cependant il est bien dommage de ne pas pouvoir lire des analyses aussi intéressantes que celles qu'il a faites pour les compositeurs classiques. Mais c’est peut-être mieux comme cela, à la fois pour les « Variations Golderg » et pour « Body and Soul » !

24 avril 2020

Un guide général sur le jazz

Qui n’a pas cherché à avoir sous la main un guide sur le jazz joliment illustré, simple, pratique et complet ? Pas ce livre de photos qui ignore l’histoire du jazz, ni ce dictionnaire austère, plus laborieux que ludique, ni cette thèse de musicologie qui nous ramène sur les bancs de l’école, ni cette étude littéraire qui ne cerne qu’un aspect du jazz, mais un livre qui se lit une fois rapidement, puis s’explore ensuite au grès de nos envies. 

Ce guide qui nous rappelle à chaque lecture des dates oubliées, des musiciens enfouis dans notre mémoire, des événements passés inaperçus… Ce livre que nous feuilletons pour voir et revoir Dexter dans les volutes de la fumée de sa cigarette, le bonnet de Monk, les joues de Diz, le sourire de Bird… mais aussi pour lire et relire le mythe de Buddy, la légende de Bix, la bataille de Mingus, la résurrection de Django, la disparition d’Albert… Le livre que nous prêtons ou que nous parcourons avec des amis pour partager notre passion... 

Nous avons retenu quatre livres qui peuvent jouer ce rôle : Histoire du Jazz de Lucien Malson, Jazz d’André Francis, L’épopée du jazz d’Arnaud Merlin et Franck Bergerot et Le jazz dans tous ses états de Bergerot.











Les auteurs

Avant de comparer ces ouvrages, quelques mots sur les auteurs s’imposent. Né en 1925 à Paris, Francis organise ses premiers concerts de jazz au milieu des années quarante et ses premières émissions radiophoniques en 1947. Pendant près de cinquante ans, Francis sera le « Monsieur Jazz » de la radio et, dans les années soixante, il travaille également pour la télévision. Inlassable promoteur du jazz, il cofonde l’Académie du Jazz en 1954, présente et dirige un nombre incalculable de festivals et devient le premier président de l’Orchestre National de Jazz en 1986. Il est décédé le 12 février 2019. Philosophe, écrivain, journaliste… Malson est né à Bordeaux en 1926 et, comme Francis, il s’est intéressé au jazz dès le milieu des années quarante. Chroniqueur (Jazz Hot, Jazz Magazine, Le Monde…), rédacteur en chef (les Cahiers du jazz), homme de radio (France Musique, France Culture…), producteur, auteur prolixe et membre de l’Académie Charles-Cros, Malson a beaucoup fait pour la diffusion du jazz en France, avant de s’éteindre, le 27 janvier 2017. Bergerot est né en 1953. Tour à tour journaliste chez Jazz Hot, au Monde de la Musique et chez Jazzman, Bergerot est rédacteur en chef de Jazz Magazine depuis 2006 et membre de l’Académie du Jazz. Il a également enseigné à la Bill Evans Academy, au CIM et aux discothécaires de l’université de Paris X. Quant à Merlin, né en 1963, il étudie la musique à la Sorbonne et au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Il rentre au Monde de la Musique en 1985, puis collabore avec Jazz Hot et Jazzman. Membre de l’Académie du Jazz et le l’Académie Charles Cros, Merlin est producteur à France Musique depuis 1996.

Les quatre guides ont été passés au crible dans un essai comparatif autour de six critères : le contenu, le format, la mise en page, les illustrations, le style et les annexes. 


Histoire du jazz
Jazz
L’épopée du jazz
Le jazz dans tous ses états
Auteur
Lucien Malson
André Francis
Franck Bergerot Arnaud Merlin
Franck Bergerot
Editeur
Seuil
Seuil
Gallimard
Larousse
Collection
Solfèges
Vie pratique
Découvertes
Comprendre et Reconnaître
Année de sortie
1983
1958
1991
2001
Dernière édition
2005
1991

2018


Le contenu

Les quatre livres abordent le jazz en suivant l’ordre chronologique. Mais tandis que Jazz procède par mini-biographies des principaux musiciens, les trois autres s’attachent davantage à l’histoire des mouvements qui ont parsemé l’histoire du jazz. L’épopée du jazz est un survol un peu trop rapide de chaque période, mais replace bien chaque mouvement dans son contexte historique. Ce que fait encore davantage Le Jazz dans tous ses états, qui est aussi le plus complet grâce à ses encarts musicologiques et biographiques particulièrement astucieux. L’Histoire du jazz est le plus pointu et parcourt l’histoire sous toutes ses coutures, mais tourne parfois à l’énumération de musiciens, comme par peur d’en oublier ! Jazz a l’intérêt majeur de donner davantage d’informations sur chaque musicien que ne le font les trois autres, mais pour le lecteur qui possède un dictionnaire du jazz, cet intérêt n’est pas décisif.


Le format

Nous cherchons un livre pratique qui doit pouvoir se glisser dans une poche, une mallette, entre deux disques, et que nous devons pouvoir lire debout dans le métro, assis dans l’avion ou couché dans son lit !

Sur ce critère, le format de poche d’Histoire du Jazz et Jazz reste le plus pratique. Histoire du jazz, plus compact que Jazz l’emporte d’une courte tête. L’épopée du Jazz adopte également un format de poche, mais il est en deux volumes ; couper l’histoire du jazz au be-bop a peut-être un sens, mais n’est pas pratique pour une lecture aléatoire au grès des références et des envies. Quant à Le Jazz dans tous ses états, c’est le plus lourd, il est plus haut que large, format sans doute plus moderne, mais moins commode…


Histoire du jazz
Jazz
L’épopée du jazz
Le jazz dans tous ses états

Malson
Francis
Bergerot & Merlin
Bergerot
Dimension
12 cm x 18 cm
12 cm x 20 cm
12 cm x 17 cm
14 cm x 25 cm
Poids indicatif
355 g
430 g
512 g
600 g
pages
284
349
320 (2 volumes)
288


La mise en page

Là, nous aimerions des marges assez larges pour ne pas avoir à casser la reliure afin de pouvoir lire les fins de phrases. Mais également un texte aéré, avec des caractères suffisamment grands, des titres et des sous-titres clairs. 

De ce point de vue, Le Jazz dans tous ses états a le plus d’atouts en main. La collection de Larousse a une présentation moderne, très agréable, avec des parties clairement indiquées, notamment grâce à un code de couleurs intelligemment pensé. L’Histoire du jazz, pour sa part, adopte une mise en page sobre, très classique et facile à lire. Nous regretterons que la mise en page de L’épopée du jazz soit un peu confuse, avec le texte non justifié, trop de tailles différentes utilisées pour les caractères, les titres qui ne ressortent pas suffisamment et les marges inégales. La mise en page de Jazz est très austère avec ses marges étroites, ses petits caractères, ses interlignes serrés, ce qui en rend la lecture un peu rebutante.


Les illustrations

L’épopée du jazz est sans conteste le plus riche des quatre. Il y a une profusion de photos historiques, de musiciens, de pochettes de disques etc. D’ailleurs l’index des illustrations est le bienvenu et s’avère très utile à l’usage. Le Jazz dans tous ses états compte moins de photos, mais leur choix a été particulièrement soigné et répond parfaitement bien à l’attente du lecteur. Dans l’Histoire du jazz, l’auteur a limité les photos à l’essentiel pour illustrer son discours. Quant à Jazz, quelques photos supplémentaires auraient été les bienvenues et nous regretterons que la qualité des reproductions ne soit pas excellente.


Le style

Le Jazz dans tous ses états et L’épopée du jazz adoptent un ton neutre et un style journaliste, parfois un peu désinvolte. Jazz est écrit sobrement dans un style typiquement universitaire qui le rend facile et agréable à lire. L’Histoire du jazz serait le plus « littéraire » des quatre, ce qui le dessert car le style, parfois un peu tarabiscoté, rend la lecture un peu plus fastidieuse.


Les annexes

Tous proposent un index des musiciens cités, c’est la moindre des choses ! Mais à part une discographie sélective, L’Histoire du jazz est le plus pauvre des quatre livres. Jazz propose un lexique des termes du jazz, une discographie et une bibliographie intéressantes. L’épopée du jazz a l’intelligence de consacrer une partie à des témoignages de musiciens. S’il n’y a pas de discographie, en revanche, il y a un index des illustrations et une bibliographie honnête. Enfin, Le Jazz dans tous ses états présente un intéressant chapitre consacré au jazz et au cinéma, une chronologie des musiciens pas très esthétique, mais pratique, et une excellente bibliographie.
 

Conclusion

Avant tout, il faut reconnaître que nous nous trouvons en face de quatre excellents livres... Nous n’en attendions pas moins des auteurs, véritables références en matière de jazz ! Le choix est donc difficile : Jazz aurait besoin d’une cure de jouvence pour être vraiment dans la course et son contenu est plus à même de satisfaire l’amateur que le découvreur. Histoire du jazz propose l’histoire la plus complète et la plus fouillée, mais son exhaustivité peut paraître un peu rébarbative pour le néophyte. L’épopée du Jazz convient très bien pour une découverte rapide de cette musique et sa présentation en deux volumes permet en outre d’étaler son achat dans le temps... Enfin, Le Jazz dans tous ses états s’attache non seulement à l’histoire, mais également à des aspects musicologiques du jazz, ce qui en fait le guide le plus complet pour partir à la découverte de ce trésor qu’on appelle le jazz !


18 avril 2020

Deux rééditions numériques chez Lenka Lente...

Créé en 2004 par Guillaume Belhomme – musicien, écrivain et journaliste – pour publier des disques et des livres, Lenka Lente se consacre exclusivement aux livres depuis 2013. La maison d’édition propose deux collections : Vision pour des livres autour du surnaturel et Musique, au nom explicite. La diffusion est assurée par les Presses du Réel et, pour ce qui est du jazz, la ligne éditoriale de Lenka lente s’articule essentiellement autour de l’avant-garde. En parallèle, Grisli, nom de plume de Belhomme, a fondé en 2016 Le son du grisli, une revue qui compte désormais cinq numéros. Près d’une cinquantaine d’œuvres figurent au catalogue de Lenka Lente, qui a la bonne idée de proposer des tirages épuisés sous forme de fichiers numériques, dont voici deux comptes-rendus de lecture : Coltrane sur le vif par Luc Bouquet et De Motu d'Evan Parker.


Coltrane sur le vif
Luc Bouquet
152 pages

Sortie en mars 2015

Luc Bouquet est batteur, certes, mais également chroniqueur pour Improjazz et Le son du grisli. Dans son premier livre, Coltrane sur le vif, il se concentre sur les enregistrements pirates ou non, mais commercialisés, des concerts de John Coltrane, pendant lesquels « il pouvait aller très loin dans l’intensité de la performance ».

Les concerts chroniqués s’étalent du 13 juillet 1946, à Hawaï, au 23 avril 1967, à l’Olatunji Center of African Culture de New York. Dans un style sobre et sérieux, qui traduit le respect de Bouquet pour Trane, les chroniques restent descriptives et factuelles, sans envolées lyriques excessives, ni complaisance : « le public découvre un saxophoniste nonchalant, pour ne pas dire absent » (9 avril 1960 – Concertgebouw, Amsterdam), « sur « Greensleeves », l’entrée du soprano est très approximative » (1er mars 1961 – The Sutherland Hotel Lounge, Chicago), « ce même Coltrane qui, sans doute à cause d’un problème d’anche, introduit bien mal la mélodie de « The Inch Worm » » (16 février 1962 – Birdland, New York)… Entre deux chroniques Bouquet glisse quelques repères biographiques, des citations de Coltrane et illustre les chapitres avec des pochettes de disque. En annexe l’auteur propose une discographie complète, puis une filmographie et une bibliographie sélectives. Le livre quant à lui se découpe en douze chapitres qui suivent un ordre chronologique.


Comme le titre du chapitre l’indique, « Les débuts : Dizzy Gillespie / Johnny Hodges » s’attache aux premiers concerts. En 1946, après avoir étudié à l’Orstein School of Music, puis avoir joué dans l’ensemble de Jimmy Johnson, Coltrane est mobilisé et envoyé à Hawaï : il a vingt ans. S’il append la clarinette dans l’orchestre de la Marine, c’est au saxophone alto que son premier concert est enregistré, au sein du combo de Joe Theimer. Il fait ses premières armes au ténor avec Gillespie (1951) et Johnny Hodges (1954), dans un style be-bop, qu’il maîtrise parfaitement.


Le deuxième chapitre est consacré aux premières années avec Miles Davis, de 1955 à 1957. Alors que Sonny Rollins a quitté Davis pour des « raisons personnelles », le trompettiste essaie le saxophoniste John Gilmore, mais jette finalement son dévolu sur Coltrane. En compagnie de Red Garland, Paul Chambers et Philly Joe Jones, les concerts se succèdent : New York, Pasadena, Philadelphie, Saint Louis… « Entre les deux hommes, beaucoup de respect, mais aussi beaucoup de tensions » et l’addiction de Coltrane n’y est pas pour rien. Tant et si bien que, fin avril 1957, Davis renvoie Coltrane…


Thelonious Monk engage Coltrane pour quelques mois entre 1957 et 1958. Coltrane a trente et un an et va peaufiner sa science de l’harmonie aux côté de Sphere. Dans ce troisième chapitre Bouquet rend compte des concerts au Carnegie Hall et au Five Spot.

Sevré de la drogue, Coltrane réintègre l’ensemble de Davis de 1958 à 1959. Le quatrième chapitre décrit les concerts au Café Bohemia, Spotlight Lounge, CBS Studio 61, Birdland… mais surtout celui du Newport Jazz Festival (3 juillet 1958), « premier disque live officiel de Coltrane » grâce auquel « le doute n’est plus permis : Coltrane est révolutionnaire ! ». 

Dans le sixième chapitre, en 1960, Davis et Trane tournent en Europe, même si ce dernier veut désormais voler de ses propres ailes. C’est avec une rythmique « historique » - Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb – mais sans Julian Cannonball Adderley, que le quintet joue à Paris (bronca du public!), Stockholm, Copenhague, Düsseldorf, Francfort, Munich, Zurich, La Haye, Amsterdam... « Au fil de ces enregistrements, une constante : deux solistes, une section rythmique et, entre les entités, peu d’interactions. Pour Coltrane, une solitude pleinement assumée [...] ».

De retour aux Etats-Unis, Coltrane monte son quartet. Le sixième chapitre décrit la première mouture, avec McCoy Tyner, Steve Davis et Pete La Roca, qui se produit au Jazz Gallery, à New York, le 27 juin 1960. Les solos de Coltrane sont déjà « de véritables laboratoires »…

Avec l’arrivée d’Elvin Jones, le quartet se stabilise. Le septième chapitre montre comment, avec Tyner, Reggie Workman et Jones, Coltrane met en place sa musique au Sutherland Hotel Lounge de Chicago et à Newport (1er juillet 1961).

Fin 1961 Eric Dolphy rejoint Coltrane. Du Village Vanguard (1er novembre 1961) au Birdland (16 février 1962), en passant par une virée européenne à Paris, Copenhague, Helsinki, Stockholm, Baden Baden, Francfort, Stuttgart, Berlin… le huitième chapitre prouve que « John Coltrane et Eric Dolphy ne se privent pas d’incendier de nouveaux territoires ».

Début 1962, Jimmy Garrison remplace Workman : THE quartet est né. Le neuvième chapitre retrace les prestations au Birdland et en Europe – Olympia, Konserthuset, Falkonercentret, Stefaniensaal et Teatro dell’Arte. Coltrane conclut sa tournée par : « j’espère que tout ce que j’ai fait jusqu’ici n’est qu’un début ». Mazette, quel début !

Le dixième chapitre se concentre sur l’année 1963, particulièrement fertile en concerts, dont un certain nombre a fait l’objet de disques. Coltrane et ses hommes jouent au Birdland (février, octobre), bien sûr, mais aussi au Showboat, à Philadelphie (juin), puis à Montréal (juillet), Newport (juillet), une tournée européenne dans une dizaine de villes (octobre) et l’émission Jazz Casual de Ralf Gleason, à San Francisco (décembre).


Aucune trace discographique officielle de concerts pour 1964, mais il est vrai que Crescent a été enregistré en avril et A Love Supreme en décembre… Le onzième chapitre s’attache à 1965, année de l’éclatement du quartet. Les chroniques relatent trois concert au Half Note, une soirée au Village Gate, le festival de Newport, la cinquième et dernière tournée européenne, dont l’« immense concert » dans la Pinède Gould à Juan Les Pins (27 juillet), et les concerts de Seattle (septembre), qui marquent l’arrivée de Pharoa Sanders, le virage vers le free et la fin du quartet : « il faut se rendre à l’évidence : la rythmique se heurte plus qu’elle ne s’abandonne au free jazz désiré par le leader ».

Le douzième et dernier chapitre retrace les deux dernières années de concerts de Coltrane avant sa mort, le 17 juillet 1967. En 1966, Coltrane forme son dernier quintet avec Sanders, Alice Coltrane, Garrison et Rashied Ali. Souvent paroxysmique, la musique a changé et ne rencontre pas toujours un accueil favorable : « Je suis désolé. J’ai un chemin à suivre avec ma musique et je ne peux pas revenir en arrière. Tous veulent entendre ce que j’ai fait. Personne ne veut entendre ce que je fais »… Le quintet joue au Village Vanguard, à Newport tourne au Japon (juillet), avant le Live In Philadelphia (novembre 1966) et le fameux Olatunji Concert (avril 1967), avec son « solo d’une intensité bouleversante, foudroyante » sur l’un des thèmes fétiches de Coltrane : « My Favorite Things ». Quant au dernier concert de Coltrane, le 7 mai 1967 au Famous Ballroom de Baltimore, il n’y en a pas de trace discographique commercialisée…

Pour tout Coltranophile averti et autre Tranophage forcené, le livre de Bouquet est indispensable, avec ou sans disques à portée de la main. Pour tous les autres, Coltrane sur le vif donne un éclairage salutaire sur la musique de Trane.



De Motu
Evan Parker
58 pages
Sortie en juillet 2018

Figure de proue du free jazz européen, Evan Parker est invité en 1992 à Rotterdam pour un événement sur le thème Man & Machine. Parker y prononce une allocution afin d’expliquer sa démarche musicale, notamment pour le solo qui lui a été commandé pour cet événement : « l’ensemble des documents (desquels je ferai don au Rotterdamse Kunststichting) comprend les esquisses, l’enregistrement de ces esquisses, la bande du concert et cet essai : regroupés, il constitueront la pièce intitulée De Motu » (Du Mouvement). L’œuvre est dédiée au contrebassiste Buschi Niebergall, décédé le 9 janvier 1990.

De Motu est édité en bilingue français – anglais et sort en juillet 2018 chez Lenka Lente. L’essai n’est pas organisé comme une démonstration cartésienne, mais découpé en cinq chorus de taille et de contenu disparates, mais avec le traitement de la matière sonore comme fil conducteur.

« L’introduction » de De Motu commence par une citation de John Coltrane à qui Zita Carno (pianiste et amie de Trane) montrait une transcription de l’une de ses improvisations : « je crois savoir de quoi il s’agit, mais ne me demandez pas de le jouer ». Tout est dans ce paradoxe, et Parker s’attache à le montrer. Dès le départ Parker précise que free improvisation – improvisation libre ne lui convient plus pour décrire sa musique. Il préfère instant composing – composition instantanée (malgré le côté « café soluble ») parce que ces termes permettent d’éviter « la fausse, mais si courante antithèse selon laquelle l’improvisation se distingue nettement de la composition ».

Dans « Quelques anecdotes et précédents intéressant sur l’homme et la machine », Parker se penche sur son travail sur les harmoniques. Il souligne le lien étroit entre traitement de la matière sonore et aspects physiologiques, comme, par exemple, l’endurance. Il raconte comment Max Eastley lui avait demandé de dialoguer avec l’une de ses installations sonores. Parker avait concentré son improvisation sur les relations harmoniques entre le saxophone et le bourdon émis par la sculpture. Il avait trituré les spectres harmoniques près de quarante-cinq minutes en souffle continu jusqu’à ce quelqu’un lui demande s’il était possible d’écouter les sculptures seules… Pour compléter son propos Parker s’appuie également sur les approches de La Monte Young et Terry Riley.

« Toute improvisation menée par un instrumentiste est, en un sens, une improvisation « préparée » ». Ainsi commence « L’improvisation comme méthode de composition ». Parker commence par faire référence à la technique instrumentale, puis revient sur l’influence de la machine via la musique électroacoustique et les conceptions des minimalistes américains, notamment le concept de musique comme « processus en lent mouvement » de Steve Reich. Parker passe ensuite à l’exercice du solo : « selon moi, le défi de l’improvisation en solo réside dans la façon de remplir l’espace ». Il décrit son utilisation de la réverbération pour créer une polyphonie, sa technique d’attaque, la respiration circulaire, les jeux sur les harmoniques, la polyrythmie… Pour la constitution de son bagage musical, Parker fait référence à Charlie Parker, Pharoah Sanders, Wayne Shorter, Jan Garbarek, Roland Kirk, Steve Lacy, John Tchicai, Dewey Redman… mais aussi le label Ocora et le théoricien Sigurd Rascher, avec son manuel de référence, Top Tones for Saxophones. Tout cela pour montrer que De Motu n’est pas une improvisation tombée du ciel, même si « la pièce intitulée De Motu (pour Buschi Niebergall) sera une improvisation composée uniquement et expressément pendant cette performance du vendredi 15 mai 1992 à Rotterdam (Zaal de Unie) ».

Dans le court passage intitulé « Philosophie », Parker souligne l’importance du contexte socio-historique lors de la création d’une œuvre.

Enfin, dans « Particularités de la préparation pour Rotterdam », l’artiste explique comment il a conçu cette œuvre, en notant des motifs, comme des esquisses dans un carnet de croquis, pour lui servir de canevas et improviser sous contrôle.

L’essai de Parker est un témoignage vécu et pertinent sur le processus créatif d’une improvisation spontanée.