27 décembre 2023

A la découverte de Pierre-Antoine Savoyat

Compositeur, arrangeur, chef d’orchestre, trompettiste, bugliste… aussi bien accompagnateur que Leader, du jazz à la musique classique, en passant par les Brass Band, de Villefranche-sur-Saône à Bruxelles... La vie artistique de Pierre-Anatoine Savoyat est tumultueuse et mérite qu’on parte à sa découverte...


La musique

Encore enfant, je veux faire comme mes sœurs : les classes à horaires aménagées à Villefranche-sur-Saône. Mais je n’arrête pas de changer d’instruments… D’abord le piano, puis la batterie et, lors des auditions, je déclare que je veux jouer de la guitare électrique ! De fil en aiguille mon choix se rapproche de plus en plus d’un cuivre. Je crois que j’avais besoin d’un instrument sonore, pour compenser une certaine timidité, et qu’on puisse m’entendre. Finalement je choisis le trombone, mais le professeur n’était pas disponible… Je me retrouve donc à suivre ma sœur aînée et à jouer de la trompette ! Cela dit, ma volonté de jouer du trombone est probablement restée dans un coin de ma tête, car je joue aussi du bugle !

A sept ans, je commence le cornet à piston au Conservatoire de Villefranche-sur-Saône. A l’époque, c’est le passage obligé avant de jouer de la trompette. Très vite, je prends également des cours de piano. J’ai eu la chance d’être dans un conservatoire assez novateur qui m’a permis de suivre un parcours plutôt atypique. A côté de ma formation classique, je cherche déjà d’autres moyens d’expression plus singuliers. A dix ans, je m’inscrit dans l’atelier d’improvisation libre du Conservatoire. Deux mois après, c’est le baptême du feu : nous partageons la scène avec Jacques Di Donato. A partir de là, s’inscrire dans l’atelier jazz du Conservatoire est d’autant plus une évidence que notre professeur, Georges Aubert, a eu la bonne idée de nous ouvrir à des styles très différents dés notre première année. Je crois que je me suis rapproché du jazz car c’est une source de liberté : quel que soit le contexte musical, je cherche toujours à trouver une part de liberté dans ce que je fais. Au Conservatoire, j’en profite pour suivre beaucoup d’options, des classes de jazz et d’improvisation libre, dont nous avons parlées, jusqu’aux ateliers de Musique Assistée par Ordinateur, de Musiques Actuelles et de Composition. Ce qui me permet de participer à de nombreux projets… Tout cela a vraiment développé ma curiosité !

Pierre-Antoine Savoyat © Michel Sadowski 

 

Quand je rentre au lycée, je rejoins les cours de trompette classique et d’écriture du Conservatoire de Lyon, et j’y suis le cursus Techniques de la Musique et de la Danse pendant trois ans. En parallèle, je continue le jazz au Conservatoire de Villefranche-sur-Saône, où il y a désormais un vrai département jazz avec l’arrivée, entre autres, de Christophe Metra et David Bressat. Pour moi, à cette époque, le jazz est surtout un moyen de décompresser. Après mon baccalauréat TMD, j’intègre le Conservatoire de Chalon-sur-Saône, dans les classes de trompette classique et direction d’orchestre, qui est mon projet de carrière... Ce Conservatoire ressemblait beaucoup à celui de Villefranche-sur-Saône et était aussi ouvert : je me suis même mis à l’orgue pendant quelques années ! Je passe donc mon Diplôme d’Etudes Musicales en trompette classique et direction d’orchestre. A cette période, rapidement, je noue des liens avec les étudiants du département jazz. Je jamme avec eux toutes les semaines. Cest à ce moment que j’ai rencontré Timothée Quost, Etienne Renard, Clément Merienne... pour ne citer qu’eux !

Olivier Py, directeur du département jazz, m’encourage à développer cette voie. J’ai donc également passé un DEM en jazz ! Moins convaincu par la carrière de direction d’orchestre, je tente alors le concours du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris en jazz, mais je joue tellement mal pendant l’audition que, si j’y avais été, j’aurais cassé la réputation des élève de Chalon-sur-Saône qui y rentrent… (Rires). Avec du recul, même si j’avais mieux joué, je n’y serais peut-être pas entré, surtout pas après avoir découvert Bruxelles et réussi l’examen du Koninklijke Conservatorium Brussels (KCB). C’est un mal pour un bien ! A l’époque, j’ai besoin de sortir de France, découvrir d’autres horizons, d’autres manières de penser et… de pratiquer l’anglais ! En 2016, je commence donc mon cursus, en anglais ;-) , au KCB. J’ai la chance d’y rencontrer des musiciens importants comme Thomas Mayade et Jean-Paul Estiévenart, mes professeurs de trompette, John Ruocco, Stéphane Galland - je joue aujourd’hui dans son nouveau sextet, The Rhythm Hunters - et, surtout, Diederik Wissels, qui est probablement l’un des mentors les plus inspirants que j’ai jamais rencontré. J’ai également fait un échange avec la Haute École de Musique de Lausanne pour travailler avec Matthieu Michel et Emil Spányi. En 2021, après avoir obtenu mon Master, je décide de rester à Bruxelles, pour profiter de la vitalité de sa scène culturelle. Sinon, à côté de ma carrière de musicien de jazz, j’ai aussi une carrière de compositeur de musique classique qui s’étoffe...

Au titre des influences, dans le jazz et les musiques improvisés, le premier nom qui me vient à l’esprit c’est celui du trompettiste Ambrose Akinmusire. Même si mon but n’est évidemment pas de devenir sa copie, il est le musicien auquel j’aimerais un peu ressembler sur certains aspects. Il faut dire que c’est en l’écoutant que j’ai décidé de changer de trajectoire, tant sur l’instrument que sur le reste de ma musique. Parmi les autres trompettistes, je citerais Tom Harrell, Freddie Hubbard, Lester Bowie... et des européens : Arve Henriksen, Michel, Estiévenart et Rémi Gaudillatqui est aussi originaire de Villefranche-sur-Saône... En dehors des trompettistes, je mentionnerais Wayne Shorter, Albert Ayler, John Coltrane, Carla Bley, Paul Bley, Lee Konitz, Alexandra Grimal, Wissels, sans oublier Denis Badault, que j’ai rencontré à l’Orchestre des Jeunes de l’Orchestre National de Jazz, et que j’aurais aimé connaître d’avantage. Denis était quelqu’un de tellement inspiré, dans et en dehors de la musique ! Il encourageait tous les musiciens qu’il côtoyait...

Hors jazz, je nommerais Leonard Bernstein, Gustav Malher, Igor Stravinsky, Olivier Messiaen, mais aussi Björk, Jacques Brel, Metallica, Queen… mais la liste est encore longue ! Sans compter, bien sûr, tous les musiciens que je fréquente au quotidien, surtout depuis que j’habite à Bruxelles.

Pierre-Antoine Savoyat © Michel Sadowski 


Cinq clés pour le jazz

Quest-ce que le jazz ? J’ai combien de temps pour répondre à cette question ? (rires) En fait, ma position vis à vis du terme et de sa définition est complexe. Pendant un moment je cherchais à être reconnu comme « musicien de jazz ». Mais plus j’avance dans cette musique, moins je cherche cette case ! Si nous revenons sur l’histoire du jazz, il n’y a aucun consensus sur sa définition, ni même sur le mot. Depuis toujours, de nombreux artistes remettent en question ce mot. Miles Davis disait lui-même : « lorsque j’entends le mot jazz, j’ai l’impression d’entendre le mot nègre ». Il rajoutait qu’il faisait de la Social-Music, « de la musique qui flotte dans l’air »... Beaucoup de musiciens revendiquent le terme « Black American Music », sans doute parce qu’aujourd’hui, la paternité de cette musique, qui vient de la population Noire Américaine, n’est pas encore assez reconnue. Alors, pour moi, Européen, dont la formation et les influences sont très « Blanches Européennes », j’aurais un peu du mal à dire que je joue de la « Black American Music » ! Finalement, ce n’est pas à moi de juger… Mais, dans la lignée des travaux d’Edouard Glissant, j’aime bien dire que je fais de la musique « Créole Européenne », ou « Créolisée Européenne »... Ça veut dire que c’est une musique créée en Europe, avec des racines multiples, mais principalement la musique Noire Américaine.

Sinon, j’aime bien ce que disait Grégoire Gensse à ce sujet : « Il y a aujourd’hui un débat un peu malsain autour de la notion de jazz qui me fout vraiment en rogne, car en fait, on en oublie les valeurs essentielles de cette musique et de comment elle est apparue. C’est avant tout un langage de survie artistique, inventé par les Noirs qui se retrouvent esclaves en Amérique à cueillir du coton ou construire des voies ferrées et qui s’en sortent grâce à cette musique, ce blues, ce jazz, ce cri de la vie… Voilà ce dont je me préoccupe aujourd’hui quand je joue, j’essaye tant bien que mal et avec mes moyens de prolonger ce message, certains le font avec des chabadas recyclés dans des hôtels 5 étoiles, d’autres mettent les mains dans le cambouis et s’ouvrent un peu plus les tripes pour aller chercher au fond la sincérité de leur propos musical ».

Pourquoi la passion du jazz ? Je crois que ce qui nous réunit tous, c’est cette spontanéité, cet imprévu et cette énergie, propres à cette musique. Le fait que chaque concert puisse être complètement diffèrent l’un de l’autre. C’est aussi une source d’adrénaline ! Parfois la musique est superbe, alors que ce n’est pas notre meilleur jour avec l’instrument, parfois c’est l’inverse...

Où écouter du jazz ? On peut en écouter partout et dans plein de circonstances, bien sûr, mais cette musique s’écoute d’abord en club, dans des bars... ces lieux intimistes, où il y a également des gens qui s’y retrouvent alors qu’ils n’écoutent pas forcément cette musique chez eux. Si, un jour, cette musique ne peut plus s’écouter que dans des grandes salles, nous aurons probablement perdu une certaine saveur…

Comment découvrir le jazz ? En l’écoutant dans les clubs ! Avec des gens que vous connaissez, ou même seul... Mais, autant que possible, dans un contexte où les musiciens sont proches de vous. Et, pour ceux qui aiment danser, s’initier au Lindy Hop peut être une superbe porte d’entrée dans ce monde !

Une anecdote autour du jazz ? Il y a quelques années, à Bruxelles, j’organisais des jam-sessions dans un bar, le Muntpunt. Un soir, James Farm, le quartet de Joshua Redman avec Aaron Parks, Matt Penman et Eric Harland, joue au Bozar, cinq minutes à pieds du Muntpunt, J’envoie un message Facebook à Aaron, et il arrive avec Matt et Eric. C’était fou ! Il est très naturel, demande comment fonctionne la jam et s’il peut jouer ! Mais, surtout, au moment où je vais le voir, un musicien qui ne l’a pas reconnu lui demande s’il est musicien et de quel instrument il joue... Ce à quoi Aaron répond très humblement qu’il joue du piano !


Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un koala,

Si j’étais une fleur, je serais une tulipe,

Si j’étais un fruit, je serais une banane

Si j’étais une boisson, je serais un Côte de Beaune de cinq ans d’âge,

Si j’étais un plat, je serais des ravioles de Romans sur Isère,

Si j’étais une lettre, je serais P,

Si j’étais un mot, je serais liberté,

Si j’étais un chiffre, je serais 3,

Si j’étais une couleur, je serais jaune,

Si j’étais une note, je serais Si (mais ça fait Do# ou Réb à la trompette).


Les bonheurs et regrets musicaux

Je suis fier de ma petite carrière... Mais je pense que ce qui me rend le plus satisfait, c’est d’avoir pu, en plein Covid, jouer mon concert de Master, « People Suite », avec un orchestre de vingt musiciens sur scène ! Je crois que c’est le moment où je me suis le plus dévoilé aux autres, dans toute ma vulnérabilité. Je suis vraiment allé au bout de la chose et j’espère que j’aurais l’occasion de rejouer cette musique ! J’y travaille... Ce n’est peut-être pas ma plus belle réussite, mais, pour moi, c’est la plus importante.

J’aurais probablement dû montrer plus vite ma singularité dans cette musique que nous appelons « jazz ». Oser plus tôt ! Cela dit, avoir attendu m’a aussi permis de sortir mon premier disque en leader assez tard, à trente ans, mais d’en être tellement fier, que je sens que je pourrai encore en être fier dans quarante ans !


Sur l’île déserte

Quels disques ? Si nous devons n’en garder que trois, le choix est difficile… A Rift In Decorum: Live at the Village Vanguard d’Akinmusire, la Symphonie numéro 3 en ré mineur de Mahler, dirigé par Bernstein, et Sons of Love de Thomas de Pourquery, Supersonic, pour danser...

Quels livres ? La Part de l’autre d’Éric-Emmanuel Schmitt, Le Guide du voyageur galactique de Douglas Adams et Le peuple du blues de LeRoi Jones.

Quels films ? Les VirtuosesBrassed Off - de Mark Herman, L’Attaque des Titans, d’après le manga d’Hajime Isayama, et La belle verte de Coline Serreau.

Quelles peintures ? Des dessins et peintures de mes amis !

Quels loisirs ? La musique ! J’espère que j’ai au moins le droit de prendre ma trompette, sinon je chanterai ! Mais aussi les échecs, le badminton et un petit The Legend of Zelda: Ocarina of Time sur Nintendo 64...



Les projets

Je viens de sortir Memories from a Winter Journey, mon premier disque en leader, je travaille donc sur le développement de mon quartet, Le Monde merveilleux de Pepito. En tant que sideman, il y aura notamment la sortie de l’album du nouveau sextet de Galland, The Rhythm Hunters, dont j’ai la chance de faire partie. J’ai également quelques concerts avec Aka Moon dans une version réduite de Quality of Joy. Cet été, je serai aussi dans l’Orchestre des Jeunes de l’ONJ numéro 3 à Montpellier, pour rendre hommage à Badault, dans le cadre du festival Radio France.

Dans un autre registre, je vais arranger le nouvel album de La Sido, dédié à trois chanteuses et parolières françaises, insuffisamment défendues : Barbara, Colette Magny et Anne Sylvestre. A part ça, je vais diriger le Big Band de Chalon-sur-Saône avec Michel en soliste, dans un répertoire spécialement composé pour eux. Sans oublier des projets avec Q-Some Big Band, pour lequel j’écris les arrangements. Par ailleurs, j’ai deux commandes pour des ensembles classiques ! Et, le reste du temps, je dors ! (rires)


Trois vœux...

  1. Que nos réseaux soient plus inclusifs. Qu’ils intègrent tout le monde, indépendamment des différences, en tenant compte des minorités de genres et d’origines. Et que ces réseaux soient sincèrement plus bienveillants.

  2. Que les programmateurs, notamment des grands scènes et festivals, donnent leur chance à des artistes moins connus et plus locaux.

  3. Plus d’humanité dans ce monde… Nous en avons bien besoin !

26 décembre 2023

Sunako – Csaba Palotaï, Simon Drappier, Steve Argüelles

Initialement réuni pour un ciné-concert autour de Jeunes filles japonaises sur le port, film réalisé par Hiroshi Shimizu en 1933, le trio Csaba Palotaï, Simon Drappier et Steve Argüelles a décidé de poursuivre un bout de chemin ensemble. Sunako – « l’enfant des sables », du nom de l’héroïne du film de Shimizu – est leur premier disque. Il sort le 8 septembre 2023 chez BMC Records

Si Palotaï compte déjà sept disques à son compteur chez BMC, c’est le troisième en compagnie d’Argüelles, après Antiquity en 2019 et Cabane perchée en 2021. Les dix morceaux au programme forment un véritable carnet de notes : de Paris (« Ave de Clichy ») au Niger (« Aïr »), d’un chariot à chevaux (« Buckboard ») au surf (« Arsenal »), de David Lynch (« Henriette ») à Emmanuelle Nicot (« Dalva »), de Guillaume de Machaut (« Messe de Nostre Dame ») à György Ligeti (« Ricerca »).

En dehors de la messe de Machaut, tous les morceaux ont été composés par le trio, avec la musique de Khruangbin à l’esprit. C’est surtout la texture sonore qui fait penser ça-et-là au groupe texan, à l’image des effets planants (« Henriette ») et aériens (« Dalva ») ou du vocoder (« Ricerca »), qui apportent des touches psychédéliques. Sans oublier la sonorité pop vintage (« The Trail ») et cette réminiscence des séries des années quatre-vingt (« Phospore II »). Le matériau mélodique est éclectique. « Ave de Clichy » évoque l’Afrique, d’autant plus que Palotaï sonne presque comme une kora. Le thème-riff folk d’« Aïr » et son développement en questions-réponses sont particulièrement « cinégéniques », et ont également des accents Africains. La musique country (« The Trail »), pimentée de rock (« Buckboard ») ou avec des touches « western » (« Ricerca »), s’invite aussi au bal. « Dalva » verse davantage dans un rock alternatif hallucinogène. Quant à la « Messe de Nostre Dame », elle est empreinte de lyrisme et les contrepoints élégants du trio rappellent ses origines médiévales. Palotaï alterne phrases courtes (« Phosphore II »), boucles (« Ricerca ») et lignes entraînantes (« Buckboard »). Drappier saute d’une carrure solide (« Aïr ») à une pulsation enlevée (« Arsenal »), en passant par un bourdon sourd (« Dalva »). Argüelles joue vite (« Buckboard »), luxuriant (« Messe de Nostre Dame »), nerveux (« Ave de Clichy ») et puissant (« Phospore II »).

Palotaï, Drappier et Argüelles se sourcent dans le jazz, le rock progressif, la country, le blues, les musiques du monde, l’électro, la musique classique… pas étonnant que Sunako soit un cocktail énergique et dansant ! 

Le disque

Sunako
Csaba Palotaï (g, électro), Simon Drappier (bg) et Steve Argüelles (d, électro, voc).
BMC Records – BMCCD316
Sortie le 8 septembre 2023

Liste des morceaux

01. « Ave de Clichy », Palotaï (4:17).
02. « Aïr », Palotaï (5:27).
03. « Buckboard », Argüelles (5:22).
04. « Arsenal », Drappier (3:34).
05. « Phosphore II », Palotaï (3:25).
06. « Henriette », Drappier (3:55).
07. « Dalva », Palotaï, Drappier & Argüelles (3:56).
08. « Messe de Nostre Dame », Guillaume de Machaut (7:09).
09. « The Trail », Palotaï (6:41).
10. « Ricerca », Palotaï & Argüelles (5:14).

22 décembre 2023

Travel Blind – Suzanne


Drôle de prénom pour un drôle de trio : clarinette basse, alto et guitare. Hélène Duret, Maëlle Desbrosses et Pierre Tereygeol jouent ensemble depuis plusieurs années, mais Travel Blind est leur premier opus. Il sort le 6 octobre 2023 chez Gigantonium.

Le disque ressemble fort à un hommage à Leonard Cohen. D’abord, le nom du trio qui évoque « Suzanne », célébrissime chanson que l’artiste Québécois a publiée en 1966, mais aussi le titre de l’album et de deux morceaux éponymes, tirés du refrain de ladite chanson :


« And you want to travel with her,
And you want to travel blind,
And you know that she will trust you,
For you’ve touched her perfect body with your mind. »

Sans oublier les deux compositions intitulées à partir du premier couplet : « Suzanne takes you down to Her PlaceNear the River ».

Travel Blind s’articule autour de sept morceaux et cinq transitions, six écrits par Tereygeol, deux par Desbrosses ou Duret, et cinq improvisations. Suzanne s’amuse avec certains titres comme « Max’s House », sans doute une allusion à la plateforme de mise en relation entre particuliers et artisans, ou « Henri » « Le Roi Grenouille », un conte des frères Grimm. Par ailleurs, Le trio a convié Emile Parisien pour deux morceaux : « Étoiles Vivantes » et « Hedra » et les deux intermèdes « Travel Blind ». Quant à l’illustration onirique de la pochette – un homme marche en équilibre sur une ligne de rochers qui flottent dans l’espace… – c’est un collage digital signé Julien Pacaud.

Instrumentation oblige, Travel Blind pourrait s’apparenter à de la musique de chambre (« Max's House »), mais le trio et quatuor sonnent le plus souvent comme un orchestre (« Her Place ») en s’appuyant sur une articulation complexe des voix (« Where is Frank? »). Suzanne brouille les notes, en passant de la musique contemporaine (« Le Roi Grenouille ») à des airs ethniques (« Her Place »), folkloriques (« Near the River »), médiévaux (« Étoiles Vivantes »), free (« Hedra »)... L’architecture des morceaux repose sur l’exposition de plusieurs tableaux (« Spectacliste »). A l’image d’un puzzle, leur cohérence prend forme au fur et à mesure de leur développement (« Le Roi Grenouille »). Pour donner du relief, Suzanne superpose les plans avec, par exemple, des boucles de l’alto à l’arrière, une ligne tendue de la clarinette basse au milieu et, devant, les phrases mélodiques de la guitare (« Where is Frank? »). « Hedra » permet également d’apprécier l’élégance du quatuor, avec le chœur de l’alto et de la clarinette basse et les riffs et arpèges de la guitare qui soutiennent le chorus du saxophone soprano, avant un final en apothéose, porté par des contrepoints brillants. Les vocalises (« Max's House »), sifflements (« Étoiles Vivantes »), effets de souffle (« Where is Frank? »), bruitages (« Travel Blind »), cliquetis des clefs (« Travel Blind »), grincements (« Travel Blind II ») et autres techniques étendues étoffent la palette sonore de Suzanne. D’ailleurs, la sonorité du quartet révèle une belle complémentarité des timbres, plutôt sec pour Tereygeol, dense pour Duret et boisé pour Desbrosses. Sans oublier le son ample et velouté de Parisien. Pour palier l’absence de section rythmique, la guitare assure souvent la carrure (« Where is Frank? ») et le trio parsème aussi son discours d’échanges mélodico-rythmiques à base de riffs, ostinatos, motifs en pizzicato, pédales, bourdons etc.

Suzanne transforme son premier essai avec maestria : Travel Blind est tout simplement magnifique. Alors, vivement Travel Sighted !

Le disque

Travel Blind
Suzanne
Hélène Duret (bcl, voc), Maëlle Desbrosses (avl, voc) et Pierre Tereygeol (g, voc), avec Emile Parisien (ss).
Gigantonium.
Sortie le 6 octobre 2023.

Liste des morceaux

01. « Max's House » (09:19).
02. « Yellow », Desbrosses (01:05).
03. « Where is Frank? » (09:45).
04. « Travel Blind », Suzanne & Parisien (00:28).
05. « Her Place » (05:21).
06. « Near the River » (01:44).
07. « Étoiles Vivantes » (08:24).
08. « Travel Blind II », Suzanne & Parisien (00:49).
09. « Spectacliste », Duret (05:19).
10. « Henri », Duret (01:15).
11. « Le Roi Grenouille », Desbrosses (04:04).
12. « Hedra » (08:22).

Tous les morceaux sont signés Tereygeol, sauf indication contraire.


20 décembre 2023

A la découverte de Simon Denizart

Après s’être formé en France, Simon Denizart s’installe au Québec en 2011. Il commence par enregistrer trois albums pour The 270 Sessions, puis, en 2021, Nomad pour Laborie Jazz. Depuis 2023, le pianiste a rejoint Justin Time Records, chez qui il va sortir Piece of Mind le 29 mars 2024. L’occasion de partir à la découverte du plus Québécois des pianistes Français…


La musique

Mes parents avaient des amis dont les enfants jouaient du piano, ce qui m’a donné envie de jouer de cet instrument. Par ailleurs, il y avait un piano dans le hall de mon école maternelle et j’aimais m’y arrêter pour pianoter… Lorsque j’ai dit à mes parents que je voulais faire des cours de piano, ils m’ont acheté une flûte à bec ! Après un an de flûte à bec, j’ai eu le droit de commencer le piano...

Très jeune j’ai eu la chance de rentrer au conservatoire de Créteil en piano classique : dès le CE2, j’ai été admis en classe à horaires aménagés musique de mon école primaire. Parallèlement, j’ai intégré le chœur d’enfants Sotto Voce, dirigé par Scott Alan Prouty, avec qui j’ai fait mes premières scènes, notamment dans des cadres prestigieux, comme une soirée au profit de l’UNICEF aux côtés d’Isabelle Boulay.

J’ai découvert le jazz à l’adolescence, grâce au disque de Keith Jarrett, The Köln Concert. Avec un autre disque de Jarrett, c’était l’un des seuls disques de jazz qu’il y avait à la maison. Dès la première écoute j’ai été envoûté par The Köln Concert, que j’ai écouté en boucle, et qui a été mon introduction au jazz... A la fin de mes études musicales classiques, je me suis initié à la musique pop et au jazz en rejoignant l’EDIM et le Conservatoire de Limeil-Brévannes. J’ai pu y côtoyer de nombreux professeurs actifs sur les différentes scènes musicales.

En 2011, j’ai intégré l’Université de Montréal, suivi les cours du professeur de piano Luc Beaugrand et fini mon parcours scolaire en 2014. J'ai alors décidé de rester au Québec. En 2015, j’y ai produit mon premier disque, Between Two Words, sur le label The 270 Sessions. Ensuite, j’ai sorti Beautiful People en 2016, et Darkside en 2017, toujours chez The 270 Sessions. J’ai aussi été nommé « Révélation Radio Canada » en 2016, et nominé à l’ADISQ à trois reprises : en 2017, 2018 et 2021, pour mon quatrième disque Nomad, sorti chez Laborie Jazz, en France. Au printemps 2022, Justin Time Records m’a proposé de produire mon cinquième album, Piece of Mind, qui sort le 29 mars 2024.

Parallèlement à ma carrière de compositeur, j’ai eu la chance de partager la scène avec de nombreux artistes français, canadiens et internationaux tels que Fred Wesley, Dominique Fils-Aimé ou encore Kid Be Kid.

Lors de ma découverte du jazz, Jarrett et Miles Davis sont rapidement devenus des artistes incontournables, grâce à qui j’ai pu découvrir différents styles et comprendre l’histoire du Jazz. Par la suite, je suis tombé amoureux du trio suédois d’Esbjörn Svensson, puis du pianiste arménien Tigran Hamasyan et du pianiste américain Robert Glasper. Ils sont, à ce jour, mes principales références et inspirations en ce qui concerne le piano. Mais j’ai aussi beaucoup écouté des artistes de musiques populaires tel que Elton John, Stevie Wonder, Bob Marley, ainsi que le groupe anglais Queen. Sinon, dans ma jeunesse et pendant mon adolescence, j’écoutais surtout des rappeurs français et américains tels que 113, NTM, Sniper, Saïan Supa Crew et Eminem...


Cinq clés pour le jazz

Qu’est-ce que le jazz pour vous ? Le jazz est avant tout une forme d’art qui fusionne des
éléments de la musique africaine, européenne et américaine, et qui résulte de la traite des esclaves envoyés contre leur gré en Amérique du Nord et exploités par les colons européens. C’est pour moi l'expression d'une forme de résistance.

Pourquoi la passion du jazz ? Pour moi, le jazz représente la recherche de la liberté et il incarne l’émotion pure. Dès les premiers enregistrements que j’ai écoutés, j’ai ressenti des émotions uniques, et senti que cette musique venait éveiller une spiritualité en moi, que je ne connaissais pas. La transe que dégage cette musique a changé aussi ma façon de vivre et de voir le monde.

Où écouter du jazz ? L’endroit privilégié pour écouter cette musique, c'est un club de jazz... C’est le lieu où il y a le plus de proximité avec les musiciens. Cela dit, personnellement, je préfère écouter du jazz dans des salles de spectacle parce que je peux entrer dans une « bulle », alors que les clubs de jazz sont souvent des endroits où il y a des bruits ambiants, du bar ou du restaurant.

Comment découvrir le jazz ? Selon moi, la meilleure façon de découvrir le jazz est avant tout d’écouter des enregistrements... Il est tout aussi intéressant d’écouter un album concept qu’un album live. Pour ma part, j’ai toujours eu un faible pour les albums et les musiciens mettant l’accent sur la mélodie.

Une anecdote autour du jazz ? En 2011, lorsque j’ai eu la chance d'enregistrer en studio avec Wesley, je l'ai ramené à son hôtel à Vitry-sur-Seine, à deux pas de chez moi. A l’époque, j’écoutais beaucoup de chanteurs et d'instrumentistes Funk. Lorsqu’il s’est assis dans ma voiture, il a regardé les CD que j’avais : il avait joué sur plus de la moitié d’entre eux... J’ai eu le droit à plusieurs anecdotes ! Mais, à l’époque, mon niveau d’anglais ne m’a permis d’en comprendre qu’une partie… Quand je suis arrivé à mon test de son au New Morning, pour jouer avec lui, j’ai joué les accords de The Days of Wine and Roses. Il s’est mis à jouer et à improviser. A la fin de mon test de son, il est venu me dire : « Ah ! Oui, j’ai oublié de te dire que j’ai joué pendant plusieurs années dans l’orchestre de Count Basie ». Cette semaine à ses côtés fut probablement l’une des plus grandes leçons musicales de ma carrière.


Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un loup,
Si j’étais une fleur, je serais une orchidée,
Si j’étais un fruit, je serais une mangue,
Si j’étais une boisson, je serais du rhum,
Si j’étais un plat, je serais une épaule d’agneau,
Si j’étais une lettre, je serais le Z,
Si j’étais un mot, je serais exigence,
Si j’étais un chiffre, je serais 7,
Si j’étais une couleur, je serais rouge,
Si j’étais une note, je serais le Sol.


Les bonheurs et regrets musicaux

L’un de mes grand bonheur est mon premier album, Between Two Worlds, qui a débouché sur la nomination « Révélation Jazz Radio Canada », qui m’a permis de signer sur mon premier label. Je ne pensai pas avoir la chance de produire un jour ma musique, et ce fut le début de ma carrière de compositeur. Côté regrets, je suis encore trop jeune pour en avoir ! Je n’ai aucune limite et vis la vie au jour le jour avec beaucoup de gratitude pour mon parcours musical !


Sur l’île déserte...

Quels disques ? The Köln Concert de Jarrett, Live in Hamburg d’Esbjörn Svensson Trio, In My Element de Glasper et A Fable de Tigran Hamasyan.

Quels livres ? Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson et L’homme qui voulait vivre sa vie de Douglas Kennedy.

Quels films ? Le Dîner de Cons de Francis Weber, La Tour Montparnasse infernale de Charles Nemes, A bord du Darjeeling Limited de Wes Anderson et La Cité de la peur d’Alain Berbérian et Les Nuls.

Quels loisirs ? La cuisine, le sport et la musique.