30 mars 2022

Vincent Peirani bat les cartes…

Jokers sort le 25 mars 2022, chez ACT. Dans ce disque, enregistré avec le guitariste Federico Casagrande et le batteur Ziv Ravitz, Vincent Peirani change la donne et sort une main inhabituelle, mais pleine d’atouts ! L’accordéoniste aux pieds nus nous en dit plus sur cette nouvelle partie de jeu...
Peux-tu nous raconter l’histoire du projet Jokers ?

Vincent Peirani : Tout est parti d’une invitation de Stefan Gerde de la NDR (Radio à Hambourg) qui m’a demandé de venir jouer dans cette salle pour deux concerts. Il m’a suggéré de venir avec quelque chose de nouveau, parce que c’était un peu le principe de cette émission : redécouvrir des artistes dans des orchestrations différentes.

Comment as-tu rencontré Federico Casagrande et Ziv Ravitz, et comment fonctionne ce trio sachant que si Casagrande vit à Paris, Ravitz, lui, est basé à New York ?

J’ai rencontré Federico il y a une dizaine d’année. Nous avons très vite eu un bon feeling et, depuis notre rencontre, je l’ai branché sur plusieurs projets. Des projets très différents les uns des autres. A chaque fois, il m’a étonné par sa justesse, son implication dans la musique, sa précision... Et puis le plus important : c’est un gars super !

Pour Ziv, nous nous sommes croisés plusieurs fois dans des festivals. Il se trouve que Ziv joue avec beaucoup de musiciens-amis. Nous avons donc eu l’occasion d’être présentés et le courant est passé tout de suite entre nous. Quelques années plus tard, j’ai organisé une session avec Michel Portal, Michel Benita, Ziv et moi. Nous avons passé un excellent moment ensemble. Le feeling était autant humain que musical ! C’est à ce moment que je me suis dit qu’il fallait nous puissions faire quelque chose ensemble un jour.

Il se trouve que Ziv habite maintenant en France… L’amour peut aider à prendre certaines décisions ! [Rires] Mais il reste, tout comme Federico et moi, quelqu’un de très occupé ! Nous fonctionnons donc sur des dates, des plannings à moyen long terme et tout se passe plutôt bien ! C’était la même chose quand il habitait NYC.

Qu’apporte Casagrande à ta musique ?

Federico, c’est le son. Il cherche toujours le son « juste » et il excelle dans ce domaine ! Il a toujours de très bonnes idées. Il habite la musique quelle qu’elle soit et cherche toujours à être à son service !

Et Ravitz ?

Ziv, c’est la puissance et la liberté absolue. Il a un son de batterie énorme sans que ça n’écrase jamais le reste. De plus, chaque concert est un prétexte aux expérimentations, à la nouveauté, aux surprises et ça rend la musique encore plus vivante, live ! On a même expérimenté Ziv pilotant les effets de l’accordéon et moi qui devait réagir à ce qu’il me proposait en live. C’est ce qu’on appelle de la confiance !!

(c) Agence de presse Ephelide

En dehors de Thrill Box, sorti en 2013 et enregistré avec Michel Benita et Wollny, le trio n’est pas la formation dans laquelle le public peut t’entendre le plus souvent : tes projets sont pour la plupart en duo – So Quiet, Salque, Abrazo, Insight – , voire en quartet – L’Heure Suprême (également avec Casagrande) – ou en quintet – Living Being. Est-ce le fruit du hasard ou le trio est-il un format particulier ?

Non, ce n’est pas le fruit du hasard. La forme du trio m’a toujours fait peur, pour sa place dans l’histoire du jazz : toutes ces références aussi géniales les unes que les autres… Ce qui fait que je ne me suis jamais senti capable de tenter l’aventure en trio. Mais rien n’est jamais définitif…

Cela dit, je n’ai pas tenté le trio « classique », avec contrebasse et batterie, mais une forme un peu hybride avec la guitare, qui prend par moments le rôle plus spécifique de la basse, mais peut également continuer de jouer des harmonies. C’est donc avec cette orchestration que je me suis senti plus rassuré et prêt à tenter l’aventure !

Dans la majorité de tes projets – So Quiet est l’exception qui confirme la règle – tu joues quasi-exclusivement de l’accordéon, parfois de l’accordina et des vocalises, mais pour Jokers tu as ajouté une panoplie d’instruments : clarinette, boîte à musique, claviers, glockenspiel… et tu introduis des effets électro. Peux-tu nous en dire plus sur ta démarche ?

Cet album est arrivé après cette longue période d’inactivité. Période pendant laquelle je me suis penché un peu plus sur les effets, le son, la production, le mix etc… Quand l’idée d’enregistrer Jokers est arrivée, j’ai imaginé deux approches différentes concernant la manière d’enregistrer ce projet, avec des moments où nous jouons tous ensemble, live, et d’autres, où c’est davantage comme dans un disque de chansons ou de pop : je demande aux musiciens de jouer telle ou telle chose afin que je puisse me servir de cette matière en post prod. Il y a donc le travail à l’enregistrement, à la prise, mais aussi après l’enregistrement, pendant les phases de mix.

Deux morceaux de Metal Industriel – « This Is The New Shit » de Marilyn Manson et « Copy of A » de Nine Inch Nails – un tube pop – « River » de Bishop Brigs – une berceuse italienne – « Ninna Nanna » – deux morceaux de Casagrande et trois de tes compositions. Un programme pour le moins éclectique ! Comment as-tu choisi le répertoire ?

Comme à chaque fois que je dois enregistrer un disque, tout d’abord, j’écoute plusieurs fois le disque Grace, de Jeff Buckley. Pour moi, c’est une forme de nettoyage d’oreilles ! Il se trouve que j’accumule depuis plusieurs années maintenant un « sac » de morceaux que j’adore, qui ne sont pas de ma composition, et que j’aimerais reprendre un jour. Je me plonge donc dedans et je cherche si quelque chose peut convenir ou pas. En même temps, je commence à écrire mes propres compositions, qui vont orienter le discours musical du projet et créer ainsi du lien avec les potentielles reprises.

Mais ce qui est sûr, c’est que j’aime mettre des ingrédients très différents dans un même disque. Il faut juste réussir à bien tous les accorder entre eux !

Comment s’est déroulé l’enregistrement : avez-vous pu roder le répertoire en concert malgré la pandémie ? Avez-vous répété ? Avez-vous fait beaucoup de prises ?

Nous avions un répertoire constitué depuis plusieurs années, rodé avec environ une trentaine de concerts... Mais pour l’enregistrement, j’ai eu envie de changer de direction pour essayer quelque chose de très différent ! Pourtant, à l’origine du projet, j’avais déjà envie d’aller dans la même direction que celle du disque, mais, pour diverses raisons, nous avons suivi un autre cap !

Il a fallu que Fede et Ziv me fassent confiance car nous n’allions pas pouvoir répéter avant la séance d’enregistrement et ils découvriraient donc les morceaux en studio, sous les micros...

(c) JP Retel & Agence de presse Ephelide
En dehors d’Out of Land et Tandem, tous tes disques en leader sont des enregistrements en studio. Pourquoi le studio plutôt que le concert ?

Tout simplement parce que l’occasion ne s’est pas présentée ! Je ne suis pas sectaire, ni envers l’enregistrement live, ni envers le studio !

Thrill Box, Belle époque et Living Being ont été enregistrés par Jean-Paul Gonnod au Studio de Meudon. Pour les disques suivants, tu as changé de studio à chaque fois, mais avec Boris Darley derrière les consoles pour Living Being II, So Quiet et Abrazo. Jokers, lui a été enregistré au Studio Black Box par Etienne Clauzel. Pourquoi le Studio Black Box ? Quelle est l’importance du studio d’enregistrement ? Comment les choisis-tu ? Quel est le rôle et comment conçois-tu la relation avec les ingénieurs du son ?

Petite rectification : So Quiet a été enregistré au Studio Soult par Nicolas Djemane, l’ingé son de tous mes projets en live, puis mixé par Boris Darley. Après avoir enregistré trois disques sous mon nom au Studio de Meudon, j’ai eu envie de changer mes habitudes et d’essayer de trouver le studio, la pièce, ou plutôt les pièces, les mieux adaptées à chaque projet. C’est ce qui s’est passé, par exemple, avec Living Being II, que nous avons enregistré au Studio ICP, à Bruxelles. Studio où j’avais déjà enregistré pas mal de fois, mais dans des contextes plutôt pop ou de chanson française. Les pièces étaient vraiment idéales pour le projet, ainsi que tout le matériel mis à disposition. Et j’ai la même réflexion à chaque fois. Je prends des infos à droite à gauche, demande des retours à certains musiciens qui sont déjà aller dans tel ou tel studio, et après avoir recoupé toutes ces infos, je prends ma décision.

En ce qui concerne l’ingé son, c’est plus une question de feeling. Pour Jean-Paul, c’est un ami commun qui m’a parlé de lui, puis, au cours d’une discussion, nous nous sommes rendu compte que nous avions fait des stages de musique ensemble quand nous étions plus jeunes ! Le hasard fait bien les choses ! Le choix de l’ingé son est davantage une histoire humaine que « pro ».

Depuis Living Being II, puis Abrazo et, maintenant, Jokers, tu mixes tes disques. Pourquoi ce changement ?

En fait, le changement, c’est que je rajoute mon nom sur la pochette pour le mix, mais j’ai toujours été avec l’ingénieur du son pendant le mix et ça, depuis le début !

Tes disques sortent chez ACT depuis Thrill Box, c’est à dire une dizaine d’années. Peux-tu nous raconter comment tu as rejoint ce label ? Est-ce important d’être fidèle à un label ? Comment se passe le travail avec Siggi Loch ?

C’est Siggi Loch qui est venu me chercher après un concert où j’accompagnais Youn Sun Nah, avec qui j’ai tourné pendant quatre ans. Par la suite nous avons eu des échanges, sommes tombés sur un accord, et ça fait maintenant dix ans que ça dure ! Avec le temps, nous arrivons à construire une relation, nous apprenons à mieux nous connaitre et à mieux travailler ensemble.

Avec une douzaine de disques en leader, une soixantaine en sideman, une quinzaine de DVD, une douzaine d’albums enfants… en une douzaine d’années ! Ta discographie est pléthorique ! Serais-tu un boulimique ?

Il est vrai que j’aime travailler ! Mes enfants disent de moi que je suis drogué au travail, que je ne suis vraiment heureux que quand j’ai passé du temps à travailler… Mais je me soigne quand même ! Bon, c’est vrai que j’ai beaucoup d’idées, pas forcément toujours bonnes, mais je réfléchis beaucoup… Et, avant tout, j’aime la musique, j’aime ce que je fais, j’aime les gens avec lesquels je fais de la musique, j’ai une super équipe qui m’entoure… Donc toutes les conditions sont réunies pour avoir envie de travailler ! [Sourire]


Plus généralement, pour toi, que représente un disque dans ton parcours musical ?

Le disque permet de prendre une photo sonore. Il nous raconte là où nous en sommes musicalement avec le projet. C’est aussi parfois un moyen de clarifier et préciser les choses. C’est une étape essentielle pour moi, mais avec le live comme finalité, quoiqu’il arrive !

(c) JP Retel & Agence de presse Ephelide
Revenons à la musique de Jokers. Comme dans Night Walker, le rock est présent – « This Is The New Shit », « Salsa Fake », « Heimdall » – renforcé par les frappes mates et puissantes de Ravitz. Quelles sont tes principales influences dans le rock ?

Il y en pas mal, et plein que je dois encore découvrir ! Parmi les « anciens », je peux citer Deep Purple, Jimmy Hendrix, Buckley, BBA, Cream, Led Zeppelin, Iron Butterfly… Mais il y en a encore beaucoup d’autres !

« River » penche davantage vers le folk, avec des teintes de blues. Dans « Circus of Light », ton développement suit une veine quasi-musique classique, un peu comme une rhapsodie. L’introduction de « This Is The New Shit » au glockenspiel et « Ninna Nanna » évoquent des comptines. Le déroulé nostalgique de « Twilight » rappelle une musique de film… Tu revendiques cet éclectisme et tu écoutes toutes les musiques ?

Je revendique surtout un « no barrière », que ce soit dans les styles ou dans les musiques. Je suis un amoureux de la musique, sans frontière, et j’aime penser que tout est possible à partir du moment où on aime ce qu’on fait et qu’on est honnête avec soi-même.

« Copy Of A » a une pâte sonore complètement différente : entre dance floor et musique électro. Jokers est l’un des premiers disques sur lequel tu utilises autant d’effets. C’est un jeu et / ou une nouvelle voie que tu pourrais explorer dans le futur : un accordéon et des pédales, un peu comme ce que fait Guillaume Perret avec son saxophone ?

Oui, c’est exactement ça. C’est un nouveau champ de jeu qui s’ouvre avec l’électronique, les pédales… Et c’est un monde sans fin ! Donc, dans le futur, oui, mon accordéon sera accompagné d’électronique !

Ta musique est à la fois mélodieuse et entraînante. C’est l’accordéon qui veut ça ? La danse est-elle importante pour toi ?

Je ne sais pas si c’est l’accordéon qui veut ça. Je pense que chacun a sa propre personnalité et ressent les choses de manière singulière. Quant à la danse, elle est tout le temps présente dans ma tête, dans ma musique. J’ai commencé par le bal et faire danser les gens, c’est quelque chose qui m’a toujours plu. Mon père insistait en permanence sur le fait que la musique, quelle qu’elle soit, se doit d’être dansante. Pas forcément dansée, mais dansante ! Et j’ai toujours écouté mon père… Enfin presque toujours… [Sourire]

Tu gères également la tension avec un sens dramaturgique évident : « Les Larmes De Syr » est un bel exemple de cet aspect de ta musique. D’ailleurs les morceaux sont souvent cinégéniques, comme « Ninna Nanna », quasiment la bande son d’un western... Il est fondamental qu’un morceau raconte une histoire ?

C’est, pour moi, l’essence même de la musique. Nous sommes juste en train de raconter des histoires et nos instruments sont les vecteurs, les outils, par lesquels nous nous exprimons. Donc, à travers la musique, j’aime raconter des histoires, parfois la mienne, parfois des histoires inventées, ou celles qu’on m’a racontées…

Et pour terminer, une question qui me taraude depuis longtemps : enregistres-tu pieds nus, comme quand tu joues en concert ?

Pourquoi changer ? Ce n’est pas un effet de style ou je ne sais quoi, c’est essentiel pour moi : j’aime être pieds nus le plus souvent possible !

Jazz à bâbord (c) PLM




28 mars 2022

Ça n’empêche pas le vacarme – Didier Frébœuf & Bruno Tocanne

Fondateur du réseau imuZZic en 2000 et du label Instant Music Records, héritier de l’esprit free jazz des années 70 et troubadour de l’avant-garde,
Bruno Tocanne  s’associe au pianiste, compositeur et pédagogue Didier Frébœuf pour sortir Ça n’empêche pas le vacarme le 27 décembre 2021.

En pleine pandémie de covid, le titre du morceau éponyme, signé Frébœuf, est explicite ! Quant à « L’avenir n’est plus ce qu’il était » – citation empruntée à Paul Valery et référence au roman de Richard Fariña –, « Fake News », « Ghost Towns », « Saturation et all-over »… ils sont eux-aussi d’actualité ! Par ailleurs, le duo reprend « Song for Whales » de Charlie Haden, au répertoire de Time / Life (2016) du Liberation Music Orchestra. L’élégante pochette du disque a été composée à partir d’un dessin d’Adèle Frébœuf, fille du pianiste.

Frébœuf et Tocanne dialoguent à bâton rompu, tantôt dans une atmosphère contemporaine (« L’avenir n’est plus ce qu’il était ») à tendance concrète (« On ne discute pas cuisine avec des anthropophages »), tantôt dans une ambiance free débridée (« Saturation et All Over ») ou sous forme de discussions foisonnantes (« Fake News »)... Les deux artistes conversent également avec une solennité (« Ghost Towns »), quasiment mélancolique (« Ça n’empêche pas le vacarme »), voire, parfois, aux allures d’hymne (« Song For Whales »). Grâce à une prise de son bien équilibrée, la batterie n’étouffe jamais le piano. Frébœuf saute d’une ligne en zigzag (« L’avenir n’est plus ce qu’il était ») à des airs aux accents légèrement moyen-orientaux (« Ghost Towns »), en passant par motifs pétillants (« Saturation et All Over »), des effets percussifs dans les cordes (« On ne discute pas cuisine avec des anthropophages »), des vrombissements (« Ça n’empêche pas le vacarme »), des questions-réponses entre les deux mains (« Fake News »), mais aussi des moments mélodiques dramatiques (« Songs For Whales »). Tout en subtilité, Tocanne bruisse et crépite (« L’avenir n’est plus ce qu’il était »), avec une palette de frappes colorées (« Ghost Towns »), de roulements tour à tour majestueux (« Song For Whales »), furieux (« Saturation et All Over ») ou touffus (« Fake News »), et de ponctuations judicieuses, qui soulignent à propos les phrases du piano et accentuent la tension (« Ça n’empêche pas le vacarme »).

Heureusement encore que les virus, Ça n’empêche pas le vacarme ! Et quel plaisir de partager des vacarmes aussi spirituels !

Le disque

Ça n’empêche pas le vacarme
Didier Frébœuf & Bruno Tocanne
Didier Fréboeuf (p) et Bruno Tocanne (d).
Instant Music Records – IMR 021
Sortie le 27 décembre 2021

Liste des morceaux

01. « L'avenir n'est plus ce qu'il était » (8:21).
02. « Ghost Towns » (5:23).
03. « On ne discute pas cuisine avec des anthropophages » (4:03).
04. « Song for Whales », Charlie Haden (4:41)
05. « Saturation et all-over » (5:36).
06. « Ça n’empêche pas le vacarme », Didier Frébœuf (7:45).
07.  « Fake News » (8:09).

Tous les morceaux sont signés Frébœuf et Tocanne sauf indication contraire

20 mars 2022

Reflets – Nadja Trio & Invité.es

Formé en 1997 par
Jean-Mathias Petri, Jean-Philippe Lavergne et Christophe Lavergne, Nadja Trio, en hommage à André Breton, publie un premier disque éponyme en 1998, suivi d’Ibiscus en 2006, puis Reflets, qui sort le 14 janvier 2022 sur le label Empreinte. 

Comme souvent, le Nadja Trio invite des compères à la fête. Cette fois, les voix de Raphaëlle Brochet et Serena Fisseau, la guitare de Serge Lazarevitch et le vibraphone et les percussions de Patrice Legeay viennent jouer avec les flûtes, orgue Hammond et batterie du trio. La pochette de Reflets reproduit Traversées 9, belle peinture abstraite, signée Pierre Delcourt.

Au menu, trois morceaux de Petri, une composition collective, les « Enfants du confinement », coécrit par Fisseau et Petri, « Visions » de l’organiste Larry Young (Mother Ship – 1969), « Mirrors » de Dan Wall (While We’re Young – 1993), « Gyermerkrengetéskor », tiré des duos pour violons de Béla Bartók, et « El cant dels ocells », un chant de Noël traditionnel catalan, joué par Pablo Casals à chacun de ces concerts en signe de protestation contre le franquisme, et interprété également en hommage au rappeur catalan Pablo Hasél, en prison pour « injure à la couronne [...] ».

Reflets joue avant tout avec les alliages sonores. Les flûtes, la batterie, l’orgue, les percussions, les vocalises, la guitare, le vibraphone… mêlent leurs voix dans des unissons limpides (« Enfants du confinement »), des croisements subtils (« Minocto »), des contrepoints astucieux (« Bavardages »), des échanges touffus (« Mirrors »), des sons mystérieux (« Songes »), des effets de techniques étendues (« Katrina »)Les dialogues fusent (« Katrina »), tantôt heurtés (« Bavardages ») et chaloupés (« Vision »), tantôt méditatifs (« Songes ») et majestueux (« Gyermekrengetéskor »). Nadja Trio met également l’accent sur les rythmes et la plupart des morceaux sont entraînants (« Minocto »), avec une batterie puissante (« Mirros ») et mate (« Minocto »), des percussions omniprésentes (« Enfants du confinement »), des riffs répétitifs (« Bavardages »), des pédales (« Katrina »), des cliquetis (« El Cant dels Occels »)… Quant aux ambiances, elles évoluent de la comptine (« Enfants du confinement » et sa citation de « Promenons nous dans les bois... ») au rock (la flûte électrique saturée de « Mirrors »), en passant par le blues (« Visions »), la mélancolie (« El Cant dels Occels »), voire une gravité quasi-religieuse (« Gyermekrengetéskor »).

Quelque part entre le jazz, la musique contemporaine, le rock et les musiques du monde, la musique de Reflets est d’autant plus originale que le Nadja Trio marie des timbres inhabituels.

Le disque

Reflets
Nadja Trio & Invité.es
Jean-Mathias Petri (fl), Jean-Philippe Lavergne (org) et Christophe Lavergne (d), avec Raphaëlle Brochet (voc), Serena Fisseau (voc), Serge Lazarevitch (g) et Patrice Legeay (vib , perc).
Empreinte
Sortie le 14 janvier 2022

Liste des morceaux

01. « Bavardages », Petri (10:24).
02. « Minocto », Petri (5:39).
03. « Enfants du confinement », Fisseau & Petri (11:11).
04. « Visions », Larry Young (4:35).
05. « Songes », Brochet, Lavergne, Lazarevitch & Petri (1:12).
06. « Gyermerkrengetéskor », Béla Bartók (2:31).
07. « Katrina », Petri (8:15).
08. « Mirrors », Dan Wall (5:06).
09. « El cant dels ocells », traditionnel catalan (7:01). 

13 mars 2022

Seuils – François Corneloup

Tout le monde, ou presque, connaît le François Corneloup-saxophoniste baryton et soprano qui écume les scènes européennes depuis les années quatre-vingt au sein, entre autres, de la compagnie Lubat, du Grand Lousadzak, du Soñjal Sextet, d’Ursus Minor... sans oublier le trio avec Hélène Labarrière et Simon Goubert, le duo avec Sylvain Kassap, le quintet Next ou le trio avec Jean-Jaacques Birgé et Philippe Deschepper. En revanche le Corneloup-photographe, lui, est moins connu. Et pourtant, son premier album photos, Seuils, sort le 4 avril 2022 chez Jazzdor Series.

Inutile de revenir sur l’indispensable Jazzdor qui, outres ses festivals éponymes de Strasbourg et Berlin, sa saison de concerts salutaires, son inénarrable Transizdor et ses incessantes activités culturelles, a eu l’idée lumineuse de créer le label Jazzdor Series. Non content de publier des disques formidables, Jazzdor Series se lance dans l’édition papier. Seuils est, espérons-le, le premier titre d’une longue série.

Avant de parler troisième art, parlons objet : Seuils est un livre de cent quatre-vingt douze pages, au format quasi-royal, de vingt-deux centimètres et demi de haut pour dix-sept centimètres de large (et deux centimètres d’épaisseur), d’une masse de sept-cent grammes, avec une couverture rouge rigide en tissu, une reliure cousue, un signet… Enfin, toutes les options quoi ! Et tout cela pour la modique somme de vingt centimes la page : une aubaine à ne pas laisser filer !

Seuils, c’est un épigraphe d’Hannah Arendt, une préface de Philippe Orchem, directeur de Jazzdor, une introduction de Corneloup, huit commentaires de Jean Rochard, fondateur de Nato, un entretien avec Guy Le Querrec et, surtout, cent quarante-huit photos en noir et blanc, légendées dans un index particulièrement précis. Côté mise en page, sobriété et élégance sont de mise, avec une image par page, disposée au mieux selon son gabarit, sur un fond blanc, et, intercalés entre des séries de clichés, les textes de Rochard, mis en évidence sur un arrière-plan crème.

« La vie en cours », « Le rideau désiré », « Casacade », «  Songe de la face éclairée »... Rochard navigue entre poésie et philosophie pour réfléchir sur les vues de Corneloup, la photographie, les rapports humains, la musique... avec moult références musicales, bien sûr, mais aussi picturales, cinématographiques et littéraires, en accord avec son style : Georges Perec, Oscar Wilde, Arthur Rimbaud, René Char... Dans « Ecoute, écoute, écoute », Rochard souligne avec pertinence que « François Corneloup est un musicien d’écoute. Il sait nouer ce qu’il voit ». « Pour Trait » constate joliment que « de près dans la lumière comme de loin dans l’obscurité, le musicien photographe est un accordeur ». La recommandation prudente des « réminiscences musicales », « ne testons rien que nous ne saurions vivre », contraste avec l’extrait de « Room Full Of Mirrors » de Jimi Hendrix, cité dans « Miroirs » : « Then I take my spirit and I smash my mirrors / And now the whole world  is here for me to see »...

L’introduction et l’entretien final permettent de comprendre comment Corneloup est arrivé à la photographie, « regarder pour moi est une joie », sa démarche, « je suis un musicien qui prend des photos », et l’influence décisive de Le Querrec, qui résume judicieusement leur point de vue : « je photographie à partir de la place que j’occupe, c’est tout ».

Les photos – toutes en noir et blanc – ont été prises entre 2007 et 2021, à Uzeste, Malakoff, Treignac, Amiens, Paris... au grès des concerts. François Raulin, Bruno Chevillon (autre photographe musicien), Michel Portal, Dominique Pifarély, Géraldine Laurent, Henri Texier, Elise Caron, Vincent Courtois, Louis Sclavis (lui aussi musicien photographe), Franck Tortiller, Manu Codjia, Claude Tchamitchian, Emmanuel Bex, Vincent Peirani, Emile Parisien, Marc Ducret… La liste des artistes mis dans la boîte est longue ! En général, Corneloup les a saisi en coulisse (133 - William Parker qui lit le journal des Allumés du Jazz), pendant des moments de pause (106 - Sylvaine Hélary, allongée sur un canapé). Normal, puisque d’ordinaire il est avec eux sur scène ! La plupart des musiciens ne jouent donc pas de leur instrument en public, mais sont plutôt en train de décompresser (116 - Daniel Erdmann). La lecture de Seuils est incontestablement apaisante. Même si certains posent (15 – Hasse Poulsen), les sujets sont le plus souvent pris dans l’instant (102 – Sophia Domancich) et dans leur jus (3 – Jean Aussanaire). Ce qui donne un recueil particulièrement réaliste et vivant. Il y a davantage de photos au format portrait que paysage, et la mise en page est dynamique, avec des photos de tailles différentes, centrées, en pleine page, alignées en haut ou en bas... Corneloup utilise quasiment tous les cadrages possibles : plan général (105 – Jacques DiDonato), d’ensemble (58 – Jean-Luc Cappozzo), en pied (108 – Juliette Caplat) voire, un peu plus rarement, américain (70 – Claudia Solal), mais aussi des rapprochés taille (97 – Christophe Marguet) et poitrine (33 – Peter Hennig), et quelques gros plans (28 – Bruno Ducret), mais aucun très gros plan, pas vraiment adapté à l’esprit de Seuils. Corneloup recourt habilement aux clairs-obscurs (29 – JT Bates), joue ingénieusement avec les motifs géométriques (30 – Boot Riley), glisse des citations (2 – Joachim Florent), fait des clins d’œil (143 – Jocelyn Mienniel) et capture au mieux le naturel (135 – Eric Echampard avec sa fille Mia). L’influence de « l’école Magnum » et, bien sûr, de Le Querrec est évidente (53 – Anthony Sérazin).

Si, comme l‘écrit Corneloup, « la photographie est une écriture de l’instantanée », elle a des points communs avec le jazz... Seuils capture des moments intimes de musiciens, et ces quelques clics entre deux sets révèlent que Corneloup a non seulement l’ouïe fine, mais aussi le regard subtil !

Le livre

Seuils
François Corneloup
Jazzdor Series
Sortie le 4 avril 2022

07 mars 2022

Forêts – Tatanka

Quand deux membres du Very Big Experimental Toubifri Orchestra et deux membres du Helmut Krakor Quintet se retrouvent, cela donne
un trio ! C’est la trompettiste Emmanuelle Legros qui a réuni en 2016 le batteur Corentin Quemener et le claviériste Guillaume Lavergne pour former Tatanka : le bison en langue sioux… En 2018, Tatanka sort Baïkal, puis leur deuxième opus, Forêts paraît le 25 février 2022, toujours sur le label… La bisonne ! La trompettiste a composé dix des douze morceaux du répertoire, Quemener et Lavergne en amènent chacun un.

Aérienne, la trompette vole sur « Divague », au-dessus d’un foisonnement électro, d’une batterie touffue et puissante, dans un esprit rock progressif, et quand la voix s’en mêle, le morceau prend une tournure onirique. « Humus » a des côtés ronde folk : le thème, vif et sautillant, est basé sur les lignes élégantes de Legros, les réponses malicieuses de Quemener et un ostinato entêtant de Lavergne. La sonorité velouté du bugle, le swing appuyé de l’orgue et le jeu luxuriant de la batterie font décoller « Olé, une chambre à soi ». Si le « Menuet des sous-bois » commence délicatement, presque comme une comptine, avec une mélodie gracieuse exposée à l’unisson par la trompette et des vocalises, c’est dans une ambiance rock déjantée qu’il se termine, saturation et frappes binaires à l’appui. « Force » est nerveux et dansant comme une samba. Une pédale à la main gauche, un motif cristallin à la main droite, des effets électro discrets, une tournerie lointaine, une tension croissante… « D’eaux » est empreint d’une gravité que les phrases sinueuses de la trompette mettent en relief. « Nana Bozo » s’étire tranquillement, au grès des accents mystérieux de Lavergne, du drumming léger de Quemener et du discours tout en douceur de Legros. « Thelonious », hommage au pianiste décédé le 17 février 1982, il y a juste quarante ans, est aussi un clin d’œil à La Nouvelle Orléans, ses rythmes chaloupés, ses pianos de bastringue et ses trompettes bouchées expressionnistes. « Dans la brume » est un intermède bruitiste sombre, qui débouche sur « Les Ruines », un air peut-être nostalgique, partagé entre le discours souple de la trompette, sur un balancement rythmique entraînant, puis des vocalises en voix de tête sur un clavier argentin et des percussions alertes. « Le jour d’après la nuit » est également construit autour de deux tableaux : après une ode, ponctuée par la majesté de la trompette sur le vibrato de l’orgue et le frémissement des cymbales, le morceau part dans une veine ethnique, marquée par les ostinato de l’orgue au son boisé et les envolées éthérées de la trompette. Forêts se conclut sur une joyeuse « Crazy Dance », aux rythmes chatoyants et aux alternances de vocalises et de traits claironnants de la trompette.

La musique de Tatanka a de la personnalité et ses Forêts sont un mélange de Tronçais, Fontainebleau, Brocéliande, Haguenau, Iraty… dans lesquelles on se perd toujours avec plaisir !

Le disque

Forêts 
Tatanka
Emmanuelle Legros (tp, bg, voc), Guillaume Lavergne (kbd) et Corentin Quemener (d).
La bisonne
Sortie le 25 février 2022

Liste des morceaux

01. « Divague » (5:43).
02. « Humus » (5:40).
03. « Olé, une chambre à soi » (3:56).
04. « Menuet des sous-bois » (4:27).
05. « Force », Quemener (3:01).
06. « D’eaux » (8:11).
07. « Nana Bozo », Lavergne (5:19).
08. « Thelonious » (2:17).
09. « Dans la brume » (0:37).
10. « les Ruines » (4:16).
11. « Le jour d’après la nuit » (4:46).
12. « Crazy dance » (5:03).


Tous les morceaux sont signés Legros sauf indication contraire.