31 octobre 2018

Magic Malik Festival à la Petite Halle


Du 12 au 14 octobre 2018, la Petite Halle donne carte blanche à Magic Malik Mezzadri. La programmation des trois soirées du festival est consacrée aux créations de la Fanfare XP et, en première partie, aux projets personnels des musiciens de l’orchestre de Mezzadri.


C’est donc le collectif Onze Heures Onze qui investit la superbe verrière de La Petite Halle, restaurée dans un style industriel – charpente en acier, ciment, tables et chaises métalliques, comptoir en zinc… – chic – les plantes, les couleurs, l’éclairage...  Au restaurant, au bar, sur la terrasse ou dans le jardin, La Petite Halle de La Villette allie mets et notes au comptoir ou à table, mais devant la scène ! C’est à partir de 2015 qu’elle s’est mise au jazz, sous l’impulsion de Reza Ackbaraly.

Réminiscence, le projet du guitariste Kévin Lam, ouvre la soirée, puis la Fanfare XP prend le relai, avec le répertoire tiré du dernier disque en date, sorti en février 2018 chez Onze Heures Onze (ONZ 028).


Réminiscence
Kévin Lam Trio

Lam a monté un trio avec Nicolas Bauer à la basse et Pierre Mangeard à la batterie pour explorer le champ de l’improvisation entièrement libre. Pour le set du 13 octobre, la violoniste Laure Bardet et le violoncelliste Ian-Elfinn Rosiu se joignent aux débats.

Trois improvisations d’un peu plus de vingt minutes chacune se succèdent. Chaque improvisation est constituée de plusieurs tableaux qui se succèdent au fil des propositions. Le premier tableau du premier morceau donne le ton : la rythmique répétitive puissante, la guitare minimaliste et les cordes qui grincent développent une ambiance rock underground méditative... Le quintet monte ensuite en tension : point de salut pour la mélodie, à peine esquissée par le violon, elle laisse place à des stridences, crissements, gémissements… sur une basse et une batterie volontiers sourdes et funky, pendant que la guitare lâche des notes isolées et insère quelques effets de grésillements électriques.


Lam installe la deuxième improvisation : phrases heurtées et fortissimo poussées par une sonorité claironnante. Bauer et Mangeard emballent le morceau avec un funk syncopé musclé. Le chœur des cordes reste discret jusqu’à ce que Bardet se lance dans une ritournelle presque celte, à laquelle répond Rosiu sur le même ton. Cette évocation des musiques du monde débouche sur des rim shot et une ligne de basse slappée, dans un style ethnique, qui laisse la place à un solo de batterie vitaminé !

Sur les traits courts et vifs de la guitare, le violon et le violoncelle se livrent à une démonstration de bruitisme : grattements, frottements, feulements, chuintements… sur des frappes éparses et puissantes de la batterie qui s’accélèrent progressivement, tandis que la basse joue une ligne sombre. Le final retrouve le minimalisme à base de pédales, d’ostinatos et de riffs des cordes.

Les improvisations de Lam et de son quintet jouent sur les contrastes entre le jeu débridé et contemporain des cordes, le minimalisme de la guitare et la section rythmique vigoureuse et régulière, une sorte de rock improvisé noisy contemporain.



Fanfare XP
Magic Malik

Mezzadri monte le premier Magic Malik Orchestra en 1992, mais c’est avec le deuxième qu’il enregistre, en 2003, le premier disque de la série des XP. A la suite d’une résidence à la Fondation Royaumont, Mezzadri, le saxophoniste alto Pascal Mabit et le trompettiste co-fondateur du collectif Onze Heures Onze, Olivier Laisney ont l’idée de former la Fanfare XP.

Outre Mezzadri, Mabit et Laisney, la Fanfare XP compte dix autres membres : Fanny Ménégoz à la flûte, Maciek Lasserre au saxophone soprano, Johan Blanc au trombone, Maïlys Maronne au mélodica, Jonathan Joubert et Kévin Lam à la guitare, Alexandre Herer et Daniel Moreau aux claviers, Nicolas Bauer à la basse et Vincent Sauve à la batterie.


Le concert dure plus de deux heures et demie car, comme le dit Mezzadri : « en fait, souvent on continue jusqu’à ce que nous, on en ait marre… Si vous, vous en avez marre, vous pouvez y aller… Mais c’est mieux si vous restez… ». La fanfare reprend le répertoire du disque et plus, avec des thèmes signés Blanc, Laisney, Mabit, Maronne, Ménégoz, Mezzadri… En dehors d’un duo élégant de Mezzadri, avec sa flûte en bambou, et Richard Bauer, avec un didgeridoo qui sonne un peu comme une guimbarde, la plupart des morceaux sont enchaînés sans interruption et il est difficile d’en distinguer les compositeurs tant ils sont cohérents entre eux.


Des mélodies plutôt courtes, un peu comme des refrains, souvent pimentées de vocalises, voire de quelques paroles, et le plus souvent construites autour de cellules rythmiques entrainantes, servent de base à des développements harmoniques variés. Le rythme est un élément clé de la musique de la Fanfare XP. Tout d’abord, la basse et la batterie jouent un rôle primordial pour maintenir une pulsation vigoureuse, avec des lignes de basse sourdes, aux accents funky, et un drumming musclé. Tout l’orchestre participe à la bonne marche du rythme : claquements de mains, chœurs de vocalises, riffs des soufflants, pédales des guitares, ostinatos des claviers… La Fanfare XP se libère des contraintes de temps pour mettre en place les ambiances et faire monter la tension progressivement, comme une transe. C’est aussi le son de la Fanfare XP qui fait son originalité : des nappes sonores jouées par les claviers en arrière-plan, une section rythmique terrienne et dansante, des motifs à l’unisson qui se décalent petit à petit pour se conclure en clameur, des phrases qui se détachent au-dessus de la mêlée, des chorus aériens épicés d’embardées free, des questions-réponses ou des voix qui se croisent pour finir sur des contrepoints virtuoses… Le tout servi par une palette sonore chatoyante et des techniques de jeu expressives. La Fanfare XP brouille les cartes entre les brass-band de la Nouvelle Orléans, un funk mâtiné de soul, la house, le blues, la musique contemporaine et, bien sûr, les musiques du monde, omniprésentes du début à la fin.

Foisonnement sonore parfaitement organisée, la musique de la Fanfare XP est généreuse, enthousiaste et séduisante à souhait.



27 octobre 2018

French Touch - Stéphane Kerecki Quartet


En 1990 la house music bat son plein, mais, en France, le mouvement part dans une direction différente, en utilisant notamment des samples tirés de tous les styles musicaux. Daft Punk, Air, Justice, Phoenix, Kavinsky… sont les plus connus du genre musical appelé désormais  la French Touch.

Quatre ans après Nouvelle Vague, inspiré par le mouvement cinématographique éponyme, Stéphane Kerecki s’attaque à la house, sauce française. Le contrebassiste s’entoure encore d’Emile Parisien au saxophone soprano et de Fabrice Moreau à la batterie, mais c’est Jozef Dumoulin qui est au piano et au Fender Rhodes. Le répertoire reprend sept tubes des artistes sus cités, plus « Wersailles » de Chassol et « Wait » de M83. French Touch est dédié au pianiste John Taylor, décédé en 2015 et compagnon de route du trio de Kerecki pendant plusieurs années. Après Modern Art (Vincent Lê Quang - Kerecki - Daniel Humair), French Touch est le deuxième disque de jazz du catalogue d'Incises, nouveau label indépendant dédié à la musique classique et au jazz.

Qui n’est pas familier avec la house, peut difficilement imaginer que les thèmes ne sont pas signés du quartet ! Le son boisé et le phrasé précis de Kerecki introduit majestueusement « All I Need » (Air). Tout à l’écoute de ses comparses, Moreau accompagne avec souplesse, tandis que Dumoulin passe d’un piano moderne à des arrière-plans au Fender, alors que Parisien s’envole, mélodieux et tendu. Un ostinato de la contrebasse et de la batterie, soutenu par les accords discrets du piano, sert de décor pour l’exposé de « Lisztomania » (Phoenix) par le saxophone soprano, puis le morceau se développe avec des contrepoints et des passes à quatre, interrompues par des  chorus denses, portés par une rythmique entraînante. « Playground Love » (Air) se déroule dans une ambiance spatiale, marquée par les effets électro du Fender, une batterie minimaliste, un soprano en suspension, un piano contemporain et un solo de contrebasse mélodieux à souhait. Un climat débridé, une rythmique luxuriante, des échanges vifs et nerveux… caractérisent « Harder, Better, Faster, Stronger » (Daft Punk). D’abord lointain avec le soprano sur la pédale du piano et de la contrebasse, « Wersailles » (Chassol) décolle, lancé par les chorus inspirés de Kerecki et Parisien, avec un beau mouvement d’ensemble qui fait monter la pression. Retours aux effets électro spatiaux pour « Robot Rock » (Daft Punk), mais discrets car le quartet privilégie clairement la sonorité acoustique. Les quatre musiciens sont toujours aussi expressifs avec un mélange d’abstraction contemporaine ou free et de traits terriens (accents orientaux, walking…). « Nightcall » (Kavinsky) invite à la ballade : ligne de Fender sur roulements serrés de la batterie, motifs de contrebasse minimalistes et cool, et soprano dans les graves, comme un crooner. Dans une deuxième partie, le morceau s’anime, porté par les solos de Parisien et Kerecki, qui interagissent avec Dumoulin. Un unisson sur une batterie touffue annonce « Genesis » (Justice), relayé par les crépitements du piano soulignés par les contre-chants de la contrebasse. Sous l’impulsion de la batterie et de la contrebasse, « Genesis » change de direction et part dans une ambiance entraînante, reprise par le piano et le soprano. Retour au calme pour le final avec l’archet de Kerecki, puis Parisien et Dumoulin qui jouent dans une veine classique du début XXe. French Touch se conclut sur une touche méditative : « Wait » (M83) prend des allures d’hymne avec le soprano éthéré, le piano minimaliste, la contrebasse souple et profonde et la batterie emphatique.

French Touch est à la fois raffiné et charnel, virtuose et émouvant, équilibré et original… Kerecki et son quartet trouvent le son juste et les phrases qui touchent.

Moving People - Riccardo Del Fra


Chet Baker, Annie Ebrel, l’Ensemble Intercontemporain avec Dave Liebman, le Jazzoo Project… et, bien sûr, la direction du pôle Jazz et Musiques Improvisées du CNSMDP depuis 2004 : Riccardo Del Fra est une véritable institution et ce n’est pas pour rien qu’il a été promu Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres…

Son dernier projet en date est d’actualité : Moving People, qui sort chez Cristal Records en octobre 2018, rend hommage aux migrants. Pour joindre le geste à la parole Del Fra réunit un septet international de haut vol : le trompettiste polonais Tomasz Dabrowski, le saxophoniste allemand Jan Prax, le batteur américain Jason Brown, ainsi que son compatriote guitariste Kurt Rosenwinkel, le saxophoniste Rémi Fox et le pianiste Carl-Henri Morisset, tous deux français, sans oublier, bien entendu, le contrebassiste leader qui est italien…

Les dix thèmes sont signés Del Fra et font tous référence à la détresse des migrants. L’artiste commente ses morceaux : « Moving People » honore « ceux qui laissent tout derrière eux et partent pour survivre… » ; « Ressac » en souvenir de la mort d’Aylan ; « The Sea Behind » pour « le doute et l’espoir » ; « Children Walking (Through A Minefield) » et la tristesse « des enfants, des mines, [de] la guerre » ; « Around The Fire » « brûle du bois, mais aussi la peur. Il fait nuit, seules lumières, le rouge du feu et le blanc des yeux » ; « Ephemeral Refractions », « Wind On An Open Book II » et « Street Scenes » évoquent des ambiances un peu oniriques (la lumière, le vent, le brouhaha…) ; quant à « Cieli Sereni », conclusion de l’album, il se veut « espoir, espérance »… Del Fra a enregistré Moving People au Studio La Buissonne avec l’incontournable Gérard de Haro aux consoles et il reprend Por la calle, un tableau expressionniste et coloré de l’artiste argentin Ricardo Mosner, pour illustrer la pochette du disque.

Concises et habiles, les mélodies de Moving People passent d’un esprit West Coast (« The Sea Begind », « Moving People »), smooth (« Wind On An Open Book »), emphatique comme dans un western (« Around The Fire »), voire apprêté (« Ephemeral Refractions »), à une ambiance sautillante (« Ressac »), touffue (« Street Scenes »), parfois digne d’un dessin animé (« Children Walking… »). La construction des morceaux reste sobre (« Moving People ») et privilégie les mouvements d’ensemble (« Ephemeral Refractions »), avec des montées en tension progressives (« Moving People »). Rosenwinckel joue tout en retenu (« Moving People »), avec un lyrisme à fleur de cordes (« « The Sea Behind »). Prax, Fox et Zabrowski alternent des chœurs à l’unisson (« Wind On An Open Book ») et des chorus vifs (« Street Scenes »), heurtés (« Children Walking ») parfois électrifiés pour accentuer l’éloignement et le mystère (« Wind On An Open Book »). Elégant et léger (« Ressac »), Morisset se montre également convaincant dans un rôle rythmique (« Moving People »). Brown passe d’un accompagnement constamment à l’affût (« Wind On An Open Book ») à un foisonnement vif, mais toujours porté par une frappe subtile (« Street Scenes »). Quant à Del Fra, son gros son velouté met en relief les propos de ses compères (« Street Scenes »), son archet ajoute des effets cinématographiques (« Around The Fire ») et son aisance mélodique fait des merveilles dans ses solos (« Ressac », « Cieli Sereni »).

Grâce aux arrangements ingénieux de Del Fra le septet sonne comme un big band et de Moving People se dégagent le sens du travail bien fait et le bel ouvrage.

17 octobre 2018

Sketches of Nowhere - Urbex


En trois ans à peine, Antoine Pierre a réussi à faire d’Urbex un groupe incontournable de la scène du jazz belge. Avec un premier disque éponyme publié début 2016, Urbex sort Sketches of Nowhere en avril 2018, toujours chez Igloo Records.

A la base, Urbex est un quintet constitué de Jean-Paul Estiévenart à la trompette, Bert Cools à la guitare, Bram De Looze aux claviers, Felix Zurstassen à la basse et Pierre à la batterie. Toine Thys et Steven Delannoye au saxophone ténor et Frédéric Malempré aux percussions complètent le quintet de manière quasi-permanente. Quant à Ben Van Gelder, au saxophone alto, et Magic Malik, à la flûte et au chant, ils sont invités sur quelques morceaux du disque.

Huit compositions sont de la plume de Pierre et les deux autres sont co-signés avec Cools et Van Gelder. Sketches of Nowhere s’ouvre et se referme sur deux morceaux un peu mystérieux qui traduisent bien l’ambiance des paysages urbains délaissés qu’affectionnent les urbexers : une machine à écrire et des voix étouffées en toile de fond pour « Dreams Of Sand And Snow », des motifs vaporeux, également des voix étouffées et des grésillements pour « Day 20 ». Dans la plupart des morceaux, des effets électro (« Entropy »), des jeux de réverbération (« Day 20 »), des prises de son lointaines (« Sketches of Nowhere »)… plantent une ambiance aérienne (« Tomorrow »). Les mélodies de Pierre sont modernes (« Entropy »), tantôt sous forme de riff (« Green Over Grey »), tantôt mélodieuses (« Entropy »). Sketches of Nowhere est mené tambour battant : pédales et ostinatos soutenus (« Close Enough »), frappes et roulements vigoureux (« Sketches of Nowhere »), cavalcade effrénée (« Green Over Grey »), mouvements heurtés (« Tomorrow »), martèlements imposants (« Green Over Grey »)… L’architecture des morceaux laisse de la liberté aux soufflants : une fois les nappes de sons électro installées et la rythmique en place, trompette, saxophones, guitare, piano et flûte peuvent croiser leurs voix dans des contrechants élégants (« Aux Contemplatifs ») et des entrechats subtils (« Sketches of Nowhere ») ou, au contraire, partir dans des discussions animées (« Green Over Grey »), des chase endiablés (« Tomorrow »), des discours enflammés (« Consequences »)… 

L’une des caractéristiques principale du son d’Urbex c’est la fusion entre une section rythmique puissante et sourde, des soufflants énergiques et acoustiques, et un décor électro éthéré. Sketches of Nowhere est – encore – une réussite.

14 octobre 2018

Moins qu’un chien – Charles Mingus


Beneath the Underdog sort aux Etats-Unis en 1971. Charles Mingus a écrit son autobiographie avec Nel King. Traduit en français par Jacques B. Hess, Moins qu’un chien est publié en 1982 chez Parenthèses, dans la collection Epistrophy. Une sixième édition voit le jour en septembre 2018, toujours chez Parenthèses, mais dans la collection Eupalinos.

Créée à la fin des années soixante-dix, les éditions Parenthèses commencent d’abord par éditer des livres d’architecture, puis, rapidement, le catalogue s’ouvre à l’urbanisme, la musique, l’art, la photographie, l’histoire, la société… Une ligne éditoriale autour de la découverte, ou « l’édition sans oublier de lever les yeux ».

Moins qu’un chien est une autobiographie particulière : Mingus ne déroule pas sa vie  chronologiquement comme l’ont fait Duke Ellington (Music Is My Mistress), Count Basie (Good Morning Blues), Art Pepper (Straight Life), Martial Solal (Ma vie sur un tabouret), Stéphane Grappelli (Mon violon pour tout bagage)… mais s’attache à décrire, dans des chapitres plutôt courts, certaines périodes marquantes de son existence, la plupart du temps liées à ses conquêtes féminines. Par ailleurs, Mingus se raconte à la troisième personne et parle de son « copain », dans un style d’écriture familier, souvent cru, parfois vulgaire.

Le livre tourne autour de trois thèmes : des anecdotes sur sa vie, la plus petite partie de l’autobiographie, le sexe, sujet central de Moins qu’un chien, et la musique, qui n’apparaît que ça-et-là.
Le livre commence sur un accident que Mingus a eu a deux ans – il s’est fracassé le crâne contre une commode – et qui a déjà failli lui coûter la vie... Sa mère meurt quand il est encore bébé et il est élevé par un père sévère, une belle-mère, avec qui il ne s’entend pas particulièrement bien, et deux sœurs qu’il semble apprécier, Vivian, la pianiste, et Grace, la violoniste. Il passe sa jeunesse à Watts, quartier pauvre du sud de Los Angeles, connu pour les émeutes raciales de 1965 et 1992. Le racisme est d’ailleurs au cœur de son éducation : son père, clair de peau, prétend que la famille descend d’Abraham Lincoln et d’un chef indien, et ne veut pas que ses enfants fréquentent les noirs… Ce qui est évidemment impossible à Watts ! Rejeté par les blancs et les noirs – « […} il était couleur de chiasse, café au lait, inauthentique. Un minable. » (page 52) – le jeune Mingus se rapproche des minorités hispaniques et asiatiques. Il conclura d’ailleurs que s’il pouvait refaire ma vie : « je ferais partie des hommes sans race de ce monde » (page 258). Mingus ne décrit que quelques événements marquants de sa jeunesse, comme le tremblement de terre de Long Beach, en 1933, la mort de Monsieur Johnson, pompiste écrasé par une voiture, les démonstrations de de judo de ses amis japonais… Après le lycée, il fait des petits métiers et, à dix-sept ans, il est cireur de chaussures. Petit à petit Mingus s’éloigne de ses parents : il a de plus en plus de mal avec sa belle-mère, qu’il appelle « la sorcière » et il a beaucoup souffert du manque d’amour de son père qui, entre temps, a abandonné le foyer pour s’installer avec une autre femme. Mingus ne s’attarde pas non plus sur sa vie d’adulte, en dehors des virées  nocturnes avec le Syndicat des musiciens de Watts, de son internement à l’hôpital psychiatrique Bellevue et de la sérénité retrouvée dans un club de Manhattan – « un havre musical ». Mingus ne se dévoile donc jamais complètement et décrit sa vie quotidienne en passant.


En revanche, des culottes des fillettes dans la cours de récréation aux partouzes avec « Donnalee », Moins qu’un chien relate en détail la vie sexuelle de Mingus. Tout commence avec les amourettes de gosse, puis la rencontre de Lee-Marie, violoncelliste au Los Angeles Junior Philarmonic Orchestra, premier amour de jeunesse, et l’une des femmes clés de la vie de Mingus : les parents de Lee-Marie empêchent les deux enfants de se voir, mais des années plus tard, le couple finit par s’enfuir au Mexique pour se marier. Rattrapé par la famille, Mingus prend une balle et ils sont séparés de force. Ils finiront par se retrouver et vivre ensemble. Mingus se rappelle également parfaitement des cours d’éducation sexuelle de Pop Collette, père du clarinettiste Buddy Collette, et décrit en long, en large et en travers ses expériences avec Manuela, Rita, Cindy, Nesa, des prostituées mexicaines… Il raconte aussi avec moult précisions son mariage avec Barbara, la fille du directeur du stade où il fait de la musculation, son premier enfant, la séparation, les retrouvailles, le deuxième enfant, puis la rupture… Avec Donna, rencontrée à San Francisco, le couple, mixte, fait face au racisme et, plus ou moins encouragé par son cousin Billy Bones, Mingus devient maquereau. Il récupère Lee-Marie, puis, avec Donna, ils partent s’installer à New-York. Mingus finit par se lasser de cette vie à trois et retourne à San Francisco pendant quelques temps. Mais c’est à Manhattan qu’il rencontre Judy, sa dernière épouse avec qui il aura deux enfants.


Côté musique, à huit ans, Mingus commence le trombone. Sa sœur, Vivian, lui enseigne quelques rudiments, mais devant ses faibles progrès, son père le fait passer au violoncelle, que Mingus adore. Un professeur ambulant, Monsieur Arson, lui apprend à en jouer, mais sans lui enseigner le solfège. A onze ans, il joue d’oreille dans le Los Angeles Junior Philarmonic Orchestra (où il tombe amoureux de Lee-Marie). Comme il n’est pas assez bon lecteur, il est renvoyé de l’orchestre symphonique de la Jordan High School : Mingus a quinze ans, il est dépité et abandonne le violoncelle. La chance vient du clarinettiste William Marcel « Buddy » Collette qui l’embauche, à condition qu’il passe à la contrebasse : « tu es noir. Quel que soit ton talent, tu ne perceras jamais dans le classique. Si tu veux jouer, joue d’un instrument de Noir. Tu ne feras jamais claquer un violoncelle, Charlie, alors apprend la basse et joue « slap » ! » (page 54). L’omniprésence du racisme dans sa vie lui fera d’ailleurs conclure avec ressentiment que « le jazz est la tradition du Noir américain, sa musique. Les Blancs n’ont pas le droit d’en jouer, c’est la musique des hommes de couleur » (page 257). A dix-sept ans, Mingus apprend en accompagnant les groupes qu’il entend à la radio et en prenant les conseils de Joe Comfort. Il entre dans l’orchestre du lycée, puis dans l’orchestre swing du syndicat. En parallèle, il prend des cours de contrebasse avec Red Callander et des cours de composition avec Lloyd Reese. Lee Young, le frère de Lester, lui fait rencontrer Art Tatum, qui cherche un contrebassiste pour monter un duo – qui ne se produira jamais – et il répète pendant plusieurs semaines avec le pianiste. Mingus enregistre aussi quelques disques avec l’orchestre d’Harold Fenton. Grâce à Collette, Il a l’occasion de jouer avec Charlie Parker, Lucky Thompson, Miles Davis, Dodo Marmarosa, Stan Levy et Collette. Sa carrière professionnelle commence réellement quand son ami Britt Woodman le fait entrer dans l’orchestre de Lionel Hampton, pour lequel il arrange de nombreux morceaux. « Mingus Fingers » est sa première composition enregistrée par un orchestre célèbre et pour une maison de disque connue, Decca. Entre une réception à New-York avec d’éminents jazzmen de l’époque – Thelonious Monk, Bird, Dizzy Gillespie, Coleman Hawkins, Alan Eager, Tatum… –, Billie Holiday qui chante « Eclipse », les discussions métaphysiques avec Parker et Lennie Tristano… Mingus s’attarde sur son amitié avec Fats Navarro et leurs échanges sur Dieu, le racisme, la religion et la mort : Navarro a la tuberculose et sait qu’il va mourir, ce qui se produit en 1950, alors qu’il n’avait que vingt-sept ans…


Dans les derniers chapitres de Moins qu’un chien, Mingus se livre davantage sur sa vie musicale. Il se rappelle de ses tournées dans le sud des Etats-Unis (sans doute avec le vibraphoniste Red Norvo et le guitariste Tal Farlow), avec les affres de la ségrégation, puis la séance télé à laquelle il ne peut pas participer parce qu’il est noir et qui met fin à sa participation au trio. Engagé par Duke Ellington, il se bat avec Juan Tizol à la suite d’une remarque raciste et se fait renvoyer de l’orchestre. Mingus évoque également sa rencontre avec Nat Hentoff, « un homme d’une grande sensibilité qui vous fait venir à son émission radio pour une interview et qui se révèlera être un des très rares blancs avec qui vous pourrez parler dans votre vie » (page 235). Ils correspondent, se voient régulièrement et c’est à Hentoff que, après avoir écouté des quatuors de Béla Bartók interprété par le Juilliard String Quartet, Mingus écrit : « il faudra que j’abandonne le jazz – c’est un mot qui recouvre trop de duperie » (page 247).

Mais c’est un entretien avec un journaliste londonien – Bob Priestley ? – qui donne véritablement un éclairage sur sa vision de la musique. Tout commence par son admiration pour Parker : « Jusqu’à nouvel ordre, j’estime que depuis la mort de Bird, personne n’a rien donné d’important, à l’exception de ses contemporains, qui sont passés inaperçus à l’époque – Monk, Max, Rollins, Bud et d’autres, moi-même, peut-être. Bird jouait alors ce qu’on appelle de l’avant-garde aujourd’hui. Il superposait des septièmes majeures aux septièmes mineures, il improvisait en quarte par rapport à la tonalité, que sais-je encore, et les gens disaient qu’il canardait »  (page 256). Et bien qu’il soit l’un des précurseurs du free jazz, Mingus se montre sceptique sur cette nouvelle direction du jazz : « il n’y a rien de nouveau dans ces histoires de forme libre – suppression de la barre de mesure et tout ça. Je l’ai fait, et Duke avant moi, et Jelly Roll avant Duke » (page 256). L’artiste explique également quelques un de ses concepts : la « perception rotatoire », pour une approche du rythme comme « un cercle entourant chaque temps – chacun peut alors jouer ses notes n’importe où à l‘intérieur de ce cercle et cela lui donne l’impression de disposer d’un plus grand espace », alors que dans le swing traditionnel, la note tombe au centre du temps ; les « extensions formelles et les accords prolongés », inspirés des musiques arabes et espagnoles, car « on peut faire encore beaucoup de choses avec les points d’orgue, en gardant longtemps des pédales sous les accords qui changent, ce qui permet de varier les tonalités et d’obtenir toute sortes d’effets » (page 257). En revanche, à part une évocation rapide d’Eric Dolphy, Mingus ne parle à aucun moment des musiciens qui l’ont accompagné dans ses aventures musicales, tels que Jackie McLean, Booker Ervin, Jimmy Knepper, Horace Parlan, Pepper Adams, Jacki Byard, Mal Waldron ou l’incontournable Dannie Richmond… Il n’évoque pas non plus les frères Ertegun et Atlantic, qui jouèrent pourtant un rôle clé dans sa carrière musicale.


Finalement, bien qu’il soit « l’un de ces parias exploités qui créent la musique de jazz » (page 264), le résumé qu’il retrace de sa carrière laisse poindre un léger espoir d’optimisme : « j’avais au moins enregistré une quinzaine d’albums sous mon nom et une centaine d’autres disques, je m’étais produit dans un grand nombre de clubs et de concerts, d’innombrables référendums avaient amené mon nom parmi les toutes premières places, j’avais écrit pas mal de bonne musique et j’avais travaillé avec des hommes que j’aimais bien » (page 240).

Moins qu’un chien est placé sous le signe du sexe, du racisme et de la musique : une autobiographie tendue, faites de cris révoltés, violents et auto destructeurs, alimentés par un désespoir cynique, que le bon génie musical n’a jamais réussi à calmer !

Le livre

Moins qu’un chien
Charles Mingus
Collection Eupalinos – Editions Parenthèses
Sortie en septembre 2018