14 avril 2019

La revue Aux ronds-points des Allumés du Jazz...


Le samedi 13 avril 2019 se tiendra le neuvième Disquaire Day. A cette occasion Les Allumés Du Jazz (LADJ), association de producteurs phonographiques indépendants formée en 1995, sort la revue Aux Ronds-Points des Allumésdu Jazz, qui se présente comme le hors-série n°37 bis du journal LADJ, daté d’octobre 2018.


« Vendue au prix de cinq euros, ce qui n’est pas trop choquant », la revue compte cent vingt-deux pages en couleurs, sans la moindre publicité… Pour dix-huit euros de plus, Aux Ronds-Points des Allumés du Jazz est accompagné d’un « album en forme de rond-point qui aurait des oreilles de 33 tours ». Comme l’indique le sous-titre, « Suit aux rencontres d’Avignon », la revue reprend, entre autres, des articles et des interventions tirées des débats « Enregistrer la musique, pour quoi faire ? », organisés les 6, 7 et 8 novembre 2018. Une cinquantaine de rédacteurs, une vingtaine d’illustrateurs et une douzaine de photographes se penchent sur des thèmes aussi divers que l’enregistrement, les collectifs, la critique, le numérique, l’image, le son, la production, les métiers du disque, l’autoproduction, l’artisanat, les aides… Les textes sont plutôt courts (une à deux pages, à de rares exceptions près) et abordent la plupart des sujets sur le ton du journalisme, mais aussi sous forme de contes (Pablo Cueco, Saturnin Le Canard, Pascal Bussy…) ou de poèmes (Jean Rochard, Cyril Darmedru et Anne Mars).

Enregistrer la musique pour quoi faire ? est vu à travers une nouvelle onirique de Cueco, des réflexions de P.-L. Renou et des textes aux accents pamphlétaires de Rochard et Gontran de Mortegoutte, qui reviennent sur le mouvement des gilets jaunes et le ras-le-bol d’une partie de la société. Une photo symbolique en pleine page de Patrice Azevedo et Hans Lucas reflète d’ailleurs l’Acte IV des Gilets Jaunes, à Paris, Place de la République, le  8 décembre 2018. De son côté, Guy Girard s’est amusé à prendre en photos des ronds-points insolites... Toujours au chapitre des actes de résistance, l’incontournable Guy Le Querrec présente la photo d’une manifestation au stade Charléty en mai 1968 : au premier plan, devant la foule des manifestants, un couple statufié s’embrasse tandis que l’homme brandit un drapeau à deux mains… comme La Liberté guidant le peuple !


Bruno Tocanne lance le débat sur la richesse des collectifs, que Guillaume Grenard poursuit avec un abécédaire amusant. Citoyens du monde et démocratie directe semblent mettre d’accord l’ensemble des rédacteurs. Alexandre Pierrepont s’intéresse aux communautés du jazz à Detroit dans les années soixante, et plus particulièrement au rôle fédérateur de John Sinclair. Toujours dans le volet historique, Christian Rollet revient sur la genèse de l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire, des origines – en 1968 au Hot Club de Lyon – à sa naissance officielle, en 1977, via l’Association pour la Nouvelle Musique. Thomas Dunoyer de Ségonzac s’interroge : « qu’est-ce donc que l’aventure collective, si elle ne surgit jamais de rien et n’arrive nulle part ? ». Parmi les fragments de discussions cités, Pierrepont constate avec humour que « quand on est vraiment cool, de nos jours, on ne fait pas juste un groupe de musique, on fait un « collectif de musiciens »… Morgane Carnet raconte ensuite l’aventure du collectif 2035.

Expolio est une suite photographique de Judith Prat sur les mineurs de coltan (minerai de base pour le niobium et le tantale, métaux rare utilisés notamment en électronique) en République Démocratique du Congo. Des photos factuelles, impitoyables et sombres décrivent des scènes quasiment moyenâgeuses. Francis Marmande commente avec acuité le témoignage de cette photojournaliste solidaire : « les images de Judith Prat insistent, résistent, persistent ». Guillaume Pitron fait une intervention passionnante sur le numérique et l’écologie. Il souligne notamment qu’une écoute en ligne est moins polluante que l’achat d’un disque… mais que l’informatique, grande consommatrice de métaux rares, est une source de pollution majeure. Pitron donne quelques exemples édifiants : fabriquer un portable de cent vingt grammes nécessite soixante-dix kilogrammes de matières ; la consommation d’électricité par l’informatique au niveau mondial est identique à celle de la France ; les émissions à effet de serre d’Internet sont équivalentes à deux ans de trafic aérien... Hervé Krief accuse, lui, internet et les smartphones « de détruire le savoir-penser ». Quand il réfléchit sur le streaming, Sophian Fanen constate qu’il s’accompagne d’« une quête effrénée du volume », peu en accord avec des types de musiques comme le jazz…

Dans le chapitre sur la critique, la revue cite judicieusement André Bazin : « la fonction du critique […] [est] de prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l’œuvre d’art »… De son côté, Cécile Even propose une approche poétique et sans jugement, elle veut être « libre de créer une forme écrite qui [lui] ressemble dans l’écoute ». Jacques Denis livre son regard sur son métier de critique et Luc Bouquet raconte avec humour comment il est devenu « jazzcritic ».

Thierry Jousse, Jean-Jacques Birgé et Jean-Louis Comolli décrivent la complexité de mettre la musique en images, car, comme le dit Birgé, « le son est évocateur là où l’image impose sa présence » et « l’image prime toujours sur le son dans la mémoire ». Didier Petit, pour sa part, s’interroge sur la dictature du « teaser ».

Dans son article, « Enregistrer : la troisième révolution de la musique », Guillaume Kosmicki retrace brièvement l’histoire de l’enregistrement musical : l’apparition de l’écriture musicale au VIII-IXe siècle, avec les neumes ; l’Harmonice Musices Odhecaton, première partition imprimée, en 1501 par Ottavio Pettruci ; le phonographe, inventé en 1877 par Thomas Edison ; l’enregistrement de l’Original Dixieland Jazz Band, en 1917 ; et le sampler, « premier instrument de musique reposant entièrement sur la technique de l’enregistrement ». Gérard de Haro revient sur sa profession d’ingénieur du son : « pour moi, une prise c’est un cliché de ce qui vient de se passer ». Quant à Jean-Marc Foussat, il décrit ses convictions : « c’est vraiment ça : moi, mon idée, c’était que la musique était vraiment trop belle et qu’il fallait la rendre… un jour ! ». La conclusion de Michel Dobron est sans appel : « la « révolution numérique » […] n’a eu strictement aucun impact, ni sur ma façon de produire mes albums, ni sur leur coût, ni sur le temps de production, sauf à rogner sur la qualité »… Quelques intervenants partagent leurs expériences de la diffusion dans d’autres domaines artistiques, à l’instar de Patrick Guivarc’h et le cinéma Utopia à Avigon, ou Valérie de Saint-Do pour le livre, à travers les médiathèques, les librairies …

Les labels sont évoqués sous le signe de l’indépendance et de l’artisanat : Simone Hédière commence par rendre hommage aux travailleurs du disque ; Olivier Gasnier et Théo Jarrier réagissent sur la valeur marchande du disque, le capitalisme... ; Nicolas Talbot retrace l’aventure du Petit Label ; Léo Remke-Rochard revient sur la nécessité des petites séries. Dans un ordre d’idées similaire, Nico Nissim, Eve Risser, Alexandre Herer et l’1nconsoable partagent leurs expériences de l’autoproduction.


Les débats s’achèvent sur une analyse du rôle des subventions, animée par Serge Adam, avec Daniel Yvinec, Nadine Verna (Pôle de coopération des Acteurs de la filière Musicale de la région PACA) et Laetitia Zaepffel (l’Atelier du Plateau). Si l’importance du disque est réaffirmée, les interlocuteurs insistent sur l’uniformisation des propositions causée par la concentration de la production sur quelques acteurs, que les aides peuvent, justement, permettre de combattre. Yvinec termine par une note optimiste dans laquelle il espère que « tous les « acteurs du monde du jazz » se sont engagés dans la voie de cette musique par une passion qui n’a que peu à voir avec la gloire, l’argent ou le pouvoir » et que, finalement, comme en musique, la solution à la plupart des problèmes passe par l’écoute : « on y revient toujours, à l’écoute… ». Le débat est conclu par Zaepffel qui défend l’intérêt des subventions.

Comme l’illustre la couverture, signée Nathalie Ferlut, Aux Ronds-Points des Allumés du Jazz tape du point sur la table pour dénoncer une société mercantile où tout n’est que question de prix, classements, promotion, rendement, publicité, consommation… Si les analyses sont évidemment abordées plutôt dans l’environnement de la musique, le message d’alerte, lui, est plus global : que la société ne s’enferme pas dans un système qui menace l’humanité !