Dès le début de sa carrière, Alexandra Grimal s’est illustrée sur la scène des musiques improvisées par une approche expérimentale personnelle, enrichie auprès de Jean-Jacques Birgé, Benjamin Duboc, Joëlle Léandre, l’ONJ d’Olivier Benoît…
C’est sur le récent label OVNI qu’elle a créé (à ne pas confondre avec Objet Vinyle Non-Identifié ou avec le label de musique hi-tech éponyme) que Grimal sort deux double-albums : Nāga en Avril 2019 et The Monkey in The Abstract Garden en juillet 2020.
Les deux pochettes des disques, d’un blanc élégant, sont illustrées par des dessins abstraits minimalistes signés Grimal.
Nāga
Grimal place Nāga sous le signe des mythologies (peut-être un clin d’œil à son père, Nicolas, égyptologue renommé). A commencer par le titre de l’album, référence à un être mythique de l’hindouisme – serpent – qui garde les trésors de la terre… Tout un programme ! Les Incas sont évoqués à travers « Inti », force divine liée au soleil. « Perseús » est évidemment le roi argien qui décapita la Méduse, selon la légende grecque. Quant à l’Egypte antique (n’oublions pas que Grimal est née au Caire), elle a droit à « Noun », l’océan primordial, source de vie et de mort, « Rê », le dieu solaire créateur de l’univers, et la terrible « Sekhmet », fille de Rê. Deux morceaux échappent à la mythologie : « Meltémi », nom grec de l’étésien, ce vent puissant qui souffle sur le bassin méditerranéen oriental, et « Cambium », le tissu situé entre le bois et le liber, responsable de la formation du bois… Le nom des morceaux, tous signés Grimal, illustre parfaitement chaque ambiance.Pour affronter toutes ces créatures divines, Grimal s’entoure de musiciens plus armés les uns que les autres : la voix expérimentale de Lynn Cassiers, La guitare « éclectrique » de Marc Ducret et celle « acousticréatrice » de Nelson Veras, les claviers avant-gardistes de Josef Dumoulin, le piano moderne de Benoît Delbecq et les percussions luxuriantes de Stéphane Galland.
La plupart des morceaux sont construits autour de plusieurs mouvements. Dans le premier mouvement de « Inti », des vocalises dissonantes aux contours légèrement pop flottent au-dessus des phrases heurtées, jouées à l’unisson, de la batterie foisonnante et, en arrière-plan, des nappes de sons déployées par la guitare et le piano. Le deuxième mouvement rappelle un peu l’ambiance de Qui parle ?, disque que Ducret a sorti en 2003. C’est d’ailleurs lui qui récite « Printemps Noir », un texte de l’écrivain polonais Bruno Schulz. Autre point commun des pièces de Nāga, leur durée : il y a sept morceaux pour quatre-vingt-neuf minutes de musique. Enchaîné sans transition avec « Inti », « Meltemi » n’échappe pas à la règle et se déroule sur onze minutes. La sonorité chaude de la guitare acoustique, le discours sinueux de Veras et les frappes poly-rythmiques de Galland contrastent avec les accords lointains et saturés de Ducret. L’intervention de Grimal reste dans l’esprit du chorus de Veras, tandis que Dumoulin assure une ligne de basse sourde au Fender. Avec ses unissons aériens, portés par les roulements de la batterie et les accords planants de la guitare, le deuxième volet de « Meltemi » est apaisé, puis les jeux de voix, les gazouillements, les effets électro et la mélopée minimaliste transportent l’auditeur dans un univers proche de la musique contemporaine. L’ambiance austère de « Noun » est accentuée par la ligne mélodique étirée du saxophone, les boucles de la guitare, les percussions dans un style gamelan et le chant, tranquille. La dernière partie passe d’un air solennel à des bruitages de science-fiction : grésillements, grincements, crissements, spatialisation du son… Changement de décor avec « Rê » : Galland imprime une pulsation légère et entraînante pendant que le reste de l’orchestre alterne unissons et contre-chants dans un environnement dense. Grimal prend un chorus tendu, pimenté d’accents moyen-orientaux et d’envolées free. La voix diaphane de Cassier s’élève au-dessus des bruitages électro et du foisonnement sonore, avant de partir dans un duo quasi-religieux avec le piano. Une mélodie minimaliste, élégante, murmurée apporte également une touche mystique à « Sekhmet », qui prend ensuite une direction pop, sur des échanges touffus entre tous les instruments. Dans un troisième temps, après un chorus acoustique, la guitare se lance dans un dialogue raffiné avec le soprano. Quand le groupe se retrouve, « Sekhmet » monte en puissance, poussé par la batterie, particulièrement énergique et entraînante. Le soprano virevolte au-dessus de la mêlée, dans une atmosphère intense entre free contemporain et M’Base. Le calme après la tempête : « Perseus » est un duo voix – piano tout en apesanteur. Quant à « Cambium », qui clôt le répertoire, il commence dans un décor de science-fiction, comme « Noun », avec des nappes de sons en fond, les cliquètements de la batterie, des traits véloces de la guitare, un Fender distant et cristallin, un saxophone tremblotant… L’arrière-plan du deuxième mouvement s’inspire de nouveau du gamelan, tandis que la voix est passée à la moulinette d’effets électro en tous genres. Dans la troisième partie, c’est le sopranino qui accompagne le récitatif sur le cambium. La conclusion de « Cambium » est puissante et entraînante.
Nāga est un album sophistiqué et profond. Grimal puise aussi bien son inspiration dans la musique contemporaine que dans le jazz et la pop progressive pour construire un monde onirique…
Le disque
Nāga
Alexandra Grimal
Alexandra Grimal (ts, ss, sops, voc), Lynn Cassiers (voc, electro), Marc Ducret (g, sg, voc), Nelson Veras (g), Josef Dumoulin (kbd, electro, p), Benoît Delbecq (p) et Stéphane Galland (d).
OVNI
Sortie en avril 2019
Liste des morceaux
Disque 1
01. « Inti » (6:55).
02. « Meltemi » (11:05).
03. « Noun » (11:35).
04. « Rê » (18:51).
Disque 2
01. « Sekhmet » (21:07).
02. « Perseus » (6:43).
03. « Cambium » (11:56).
Tous les morceaux sont signés Grimal.
The Monkey in The Abstract Garden
The Monkey in The Abstract Garden est un diptyque : le premier disque est la suite pour saxophone soprano en neuf mouvements, Ma, et le deuxième disque regroupe dix pièces pour voix et électronique, manipulée par Benjamin Lévy.Comme le précise Grimal, Ma « est un terme japonais qui signifie « intervalle », « espace », « durée », « distance » ». Ce qui décrit parfaitement l’esprit de la suite. La musicienne choisit le raffinement (cinquième et huitième mouvements), la limpidité (sixième mouvement), la majesté (quatrième et neuvième mouvements)… Ses lignes mélodiques, souvent dissonantes, mais d’une étrange pureté (premier mouvement) se déroulent sereinement (huitième mouvement), avec des inflexions délicates (premier mouvement). L’artiste s’affranchit de toute carrure harmonique et rythmique pour se concentrer sur le son et le silence. C’est d’ailleurs l’utilisation particulièrement réussie des silences qui donne à Ma son élégance solennelle et sensible (sixième mouvement). Les silences aèrent le monologue (septième mouvement), servent de ponctuation (huitième mouvement) ou se fondent dans les airs (troisième mouvement). Même si l’ensemble est empreint de sobriété (septième mouvement), voire d’un certain minimalisme (huitième mouvement), Grimal pimente ses propos de traits vifs (cinquième mouvement), comme des pépiements (deuxième mouvement), mais aussi d’accélérations (troisième mouvement), de figures agiles (troisième mouvement) et de variations du volume sonore (huitième mouvement), sans aucune démonstration de virtuosité inutile. La sonorité est droite, claire et crue, tandis que le phasé est net et précis. Elle privilégie le registre aigu du soprano, place fréquemment des sauts d‘intervalles (sixième mouvement) et ne fait que rarement appel aux techniques étendues (neuvième mouvement).
D’une grande cohérence, d’une structure formelle soignée et d’une expressivité remarquable, les mouvements de Ma évoquent une suite ornithologique...
Changement radical de décor dans le deuxième disque. Il s’agit d’une installation sonore qui a été notamment montée dans le jardin suspendu de la rue de Bagnolet, dans le vingtième arrondissement de Paris, du 4 au 7 août 2020. Les dix morceaux ont tous des noms liés à la nature : « Arbres », « Steppes », « Fougères », « Pollen »… Si la plupart des morceaux se basent sur des vocalises, il y a également des scansions de noms de fleurs (« Graines », « Milieu sec »), un texte sur les plantes (« Soufles ») et un air en anglais (« Friche »). Tour à tour murmures (« Pépiements »), complainte (« Steppes »), chuchotements (« Souffles »), bourdonnements (« Fougères »), sifflements (« Pépiements »), onomatopées (« Oiseaux »)... Grimal jongle avec sa voix, qu’elle sculpte à l’aide d’effets : échos (« Milieu sec »), réverbération (« Graines »), stéréo (« Fougères »), éloignement (« Arbres »)... Les vocalises sont le plus souvent éthérées (« Arbres ») et planantes (« Steppes »). Ce qui renforce le côté méditatif de cette musique. L’accompagnement électro de Lévy est subtil et plante le décor des saynètes. Il reprend en filigrane les modulations (« Steppes »), carillonne discrètement (« Souffle »), déploie une nappe de sons en arrière-plan (« Arbres »), bruisse comme des cigales (« Fougères »), crépite (« Pollen »)… sans jamais prendre le pas sur la voix.
The Monkey in The Abstract Garden est à mi-chemin entre la musique concrète et la musique méditative. Zen, tout en étant expressive, elle est finalement plus figurative qu’abstraite. Ce serait une bande-son idéale pour accompagner les déambulations dans les Jardins d’Etretat, où nature, sculptures et musique entreraient en parfaite communion...
Le disque
The Monkey in The Abstract Garden
Alexandra Grimal
Alexandra Grimal (ss, voc) et Benjamin Lévy (électro).
OVNI
Sortie en juillet 2020
Liste des morceaux
Disque 1
01. « Ma 1 » (4:00).
02. « Ma 2 » (2:10).
03. « Ma 3 » (10:05).
04. « Ma 4 » (2:57).
05. « Ma 5 » (1:43).
06. « Ma 6 » (3:47).
07. « Ma 7 » (6:36).
08. « Ma 8 » (9:31).
09. « Ma 9 » (3:01).
Tous les morceaux sont signés Grimal.
Disque 2
01. « Graines » (1:12).
02. « Steppes » (10:19).
03. « Souffles » (7:40).
04. « Pépiements » (2:22).
05. « Arbres » (8:02).
06. « Milieu sec » (2;34).
07. « Fougères » (4:28).
08. « Oiseaux » (4:21).
09. « Pollen » (1:11).
10. « Friche » (7:04).
Tous les morceaux sont signés Grimal et Lévy.