07 mai 2023

Thelonious Monk… Sa vie, sa musique, son piano


Pourquoi Monk ? D’abord pour rendre hommage à Thelonious Sphere Monk, décédé il y a quarante ans, le 17 février 1982. Ensuite, parce que, pour reprendre une boutade du dessinateur Siné : « je ne pourrais pas être ami avec quelqu’un qui n’aimerait pas Thelonious »…

Pour se mettre dans l’ambiance, écoutons « 'Round Midnight », l'un des cinq standards de jazz les plus joués avec « Body & Soul », « My Funny Valentine », « All The Things You Are » et « Summertime », mais le seul des cinq à avoir été composé par un jazzman...

« Round’ About Midnight » – Thelonious Himself – 1957
Monk (p)

Monk est né à Rocky Mount en Caroline du Nord le 10 octobre 1917.

Il a un patronyme prédestiné : Thelonious – le dirigeant du peuple –, qui est le prénom de son père, est un prénom rare, novateur et bizarre, comme le sera la musique de Monk. A la fin de sa vie, Monk tourne en rond et s’enferme dans sa Sphere (du nom de sa mère, Speer)… Enfin, Monk veut dire moine en anglais et les moines suivent leur voie, comme Monk va le faire pendant toute sa vie.

En 1923, son père est malade et ne peut plus travailler dans les champs, donc la famille s’installe dans un deux pièces à New-York, près de Central Park (et non pas à Harlem, quartier traditionnel des noirs et du jazz). Monk a gardé cet appartement jusqu’en 1981 !

Son père ne s’habitue pas à New-York et retourne vivre dans le sud où il finira dans un asile psychiatrique. Il laisse Barbara avec les trois enfants : Marion, la sœur aînée, Thelonious et Thomas, le frère cadet.

Thelonious découvre la musique sur un piano mécanique que leur avait donné une amie de la famille. Vers six ans Marion et Thelonious prennent des cours de piano avec un certain Simon Wolf et un piano droit remplace le piano mécanique. Thelonious est précoce et il est poussé par sa mère. Il l’accompagne à l’harmonium le dimanche pendant qu’elle chante. Et sur le piano familial il reproduit les solos des James P. Johnson, Art Tatum, Fats Waller, Duke Ellington… De cette époque, il gardera un goût pour le stride, comme dans « I Love You Sweetheart of All My Dreams », composé par Johnny Marvin en 1929.

« I Love You Sweetheart of All My Dreams » – Live From Salle Pleyel , Paris, France – 1969 
Monk (p)

Chaque mercredi il se présente au concours de piano amateur de l’Apollo et remporte systématiquement la première place… Tant et si bien que les organisateurs finissent par le déclarer hors concours !

A l'école, Monk réussit très bien, en particulier en mathématique, mais à dix-sept ans il abandonne ses études à la Stuyvesant High School pour se consacrer à la musique, soutenu par sa mère. A la fin des années 30, il passera brièvement à la Juillard School of Music.

Pour gagner de l’argent, en 1935, il tourne pendant deux ans dans tous les Etats-Unis avec le groupe d’un prédicateur évangéliste.

Il est réformé par l’armée, comme beaucoup d’afro-américains à l’époque.

Le premier amour de Monk fut la meilleure amie de Marion (la sœur de Monk), une esthéticienne qui s’appelait Ruby Richardson et pour qui Monk a composé le superbe « Ruby, My Dear »

« Ruby My Dear » – Monk’s Music – 1957
Ray Copeland (tp), Gigi Gryce (as), Coleman Hawkins (ts), John Coltrane (ts), Monk (p), Wilbur Ware (b) et Art Blakey (d)

Le batteur Kenny Clarke, ami des premières heures, introduit Monk au Minton’s en 1941. C’est son premier engagement « sérieux ». Monk y reste trois ans. L’épisode du Minton’s est particulièrement important parce qu’il marque la naissance du be-bop.

C’est dans ce club également que Monk rencontre celui que d’aucuns considèrent comme le père du saxophone ténor moderne : Coleman Hawkins. Hawk ou Bean, comme on le surnomme, sera toujours un défenseur de la musique de Monk et l’engage dans son orchestre en 1944, puis en 1945. C'est donc avec Hawkins que Monk enregistre pour la première fois pour Beacon Records, label fondé par Joe Davis. Le 11 octobre 1944, quatre morceaux sont gravés, avec Edward Robinson et Denzil Best : « Drifting on a Reed », « Recollections », « Flying Hawk » et « On the Bean ».

« On The Bean » – Coleman Hawkins Quartet – 1944
Coleman Hawkins (ts), Monk (p), Edward Robinson (b) & Denzil Best (d)

En 1947, Monk se marie avec Nellie Smith. Cette histoire mérite d’être racontée, car plutôt rare dans le milieu du jazz, à cette époque. Quand Monk était adolescent il était très doué pour le basket et sur l’un des terrains il y avait une petite fille qui le regardait et l’admirait. Quinze ans plus tard, c’est cette même petite fille, Nellie, qui se marie avec Thelonious… Ils auront deux enfants : Thelonious Jr. né en 1949, qui deviendra batteur, et Barbara, née en 1953, pianiste apparemment exceptionnelle, qui avait hérité des dons de son père, mais décédée d’un cancer à 31 ans.

Monk, qui est resté un grand enfant toute sa vie, est tombé sur la perle rare : Nellie va veiller sur lui comme une mère et s’occuper de tous les détails pratiques avec abnégation, y compris prendre un emploi de secrétaire pour subvenir aux besoins de la famille. Ils resteront attachés l’un à l’autre jusqu’à la mort de Monk. Ils avaient un pacte tacite : ne jamais parler l’un de l’autre à quiconque, même après la mort de l’un des deux…

« Crepuscule with Nellie » – Thelonious Monk Quartet with John Coltrane At Carnegie Hall – 1957
John Coltrane (ts), Thelonious Monk (p), Ahmed Abdul Malik (b) et Shadow Wilson (d)

En 1947, à trente ans, Monk n’est toujours pas connu. Heureusement, Alfred et Lorraine Lion et Francis Wolff croient en lui ! En août, Monk enregistre donc pour Blue Note, avec un batteur qui sera, comme Clarke, son ami jusqu’à la fin de sa vie : Art Blakey. Ses disques pour Blue Note ne rencontrent pas davantage de succès. Il faut dire que le format 78T n’aide pas la musique de Monk. Il y a bien quelques articles sur lui dans la presse, mais là où un Dizzy Gillespie, un Charlie Parker ou un Bud Powell triomphent avec le be-bop, Monk peine à faire connaître et reconnaître sa musique que, pourtant, tout le monde joue. A tel point que Lorraine Lions l’a surnommé 'le grand prêtre du be-bop'. Il reste un pianiste pour musicien et cachetonne.

Il est vrai que la musique de Monk, avec ses silences, ses dissonances, ses ruptures rythmiques, son traitement harmonique inhabituel… peut paraître hésitante et dérouter plus d’un auditeur. D’autant plus que son jeu n’est pas orthodoxe : il utilise tout son corps, les mains à plat comme un percussionniste, emploie des techniques étendues, plaque des clusters avec son coude, martèle les touches avec un doigt… Monk vit tant et si bien dans sa musique, que même des gestes naturels semblent en faire partie : s’éponger avec un mouchoir, saisir une cigarette, ajuster son chapeau, se lever, danser une ronde puis revenir s’asseoir...

C'est sans doute pour ces raisons que savoir si Monk était un bon pianiste ou pas a toujours été l’un des sujets de prédilection des critiques. Car, comme le souligne fort justement Laurent de Wilde, en musique il faut prouver qu’on est virtuose pour être crédible… Ce qui n’est pas exigé d’un peintre ou d’un écrivain… Mais pour revenir à la technique pianistique de Monk, l’une des bonnes réponses est celle qu’il apporte lui-même : « oui, je pense avoir suffisamment de technique pour être à même de jouer comme je le veux ».

Monk n’a pas fait école, mais son approche de la musique annonce déjà le free jazz, voire le jazz contemporain… Il est l’un des musiciens qui a fait le plus l’objet d’hommages et ses morceaux sont quasiment tous devenus des standards.

Pour comble de la malchance, en 1951, il est arrêté avec Powell en possession d’héroïne et perd sa carte de cabaret pour six ans. Ce qui veut dire qu’il ne peut plus jouer dans les clubs de New-York. Du coup il enregistre des disques... Autre événement qui l’affecte profondément, c’est, en 1953, la mort de sa mère Barbara, qu’il adorait. Cette époque coïncide d’ailleurs avec ses premiers troubles comportementaux.

Seul rayon de soleil : la rencontre avec Pannonica de Koenigswarter qui va jouer un rôlecapital dans la vie de la famille Monk.

En 1953, Bob Weinstock l’engage chez Prestige. Il y reste deux ans et enregistre deux disques sous son nom. L’avènement du 33T est une aubaine pour Monk, dont la musique a besoin de temps pour s’épanouir pleinement.

Une séance d’enregistrement avec Monk vaut le détour ! Le pianiste arrive en retard, parfois il est tellement en retard que tout le monde est prêt à remballer le matériel. Monk apporte des morceaux qu’il a travaillés chez lui. La plupart du temps il ne fait qu’une prise et dirige les séances de A à Z, sans avis extérieur. Autre particularité, ses morceaux n’ont pas de titre. Par exemple lors de la session de 1953 pour Prestige, Ira Gitler, qui coordonne l’enregistrement, demande à Monk le titre du premier morceau. Le pianiste lui répond « Let’s Call This », semble réfléchir, puis s’arrête… Ce sera le titre du morceau. Pour le suivant, à la même question, Monk répond à Gitler « Think Of One » et ça devient le titre. Quant au dernier morceau, Gitler l’appelle « Friday The 13th » parce que la session a lieu un vendredi 13. Autre exemple, le titre « Humph », enregistré en 1947 pour Blue Note, correspond au grognement de Monk en guise de réponse.

En 1954, Monk rencontre le pianiste français Henri Renaud, qui organise sa première tournée à l’étranger. A Paris, Monk joue à Pleyel et enregistre un disque en solo d’anthologie, Piano Solo (Vogue).

« Just a Gigolo » – Piano Solo – 1954
Monk (p)

De 1955 à 1959, Harry Colomby devient son impresario. Orrin Keepnews, l’un des premiers
à publier dès 1948 un article élogieux sur Monk, apprend qu’il y a de l’eau dans le gaz entre Monk et Weinstock. Il propose donc à ce dernier de reprendre Monk chez Riverside. Le patron de Prestige donne son accord si Riverside paie l’ardoise de Monk. Pour 108,27 dollars l’affaire est dans le sac. Et Keepnews va avoir beaucoup de flair :

- il demande à Monk d’enregistrer un disque avec des thèmes d’Ellington, puis un disque de standards ;
- il fait appel à deux musiciens phares du be-bop Oscar Pettiford à la contrebasse et Kenny Clarke à la batterie ;
- les illustrations des pochettes sont recherchées : le Douanier Rousseau, un timbre, la charrette…
- il laisse tourner les bandes, un peu comme l’avait fait Lion chez Blue Note ;
- il convainc Monk d’accepter les enregistrements en concert.
Jusqu'en 1962, Monk va enregistrer une vingtaine d'albums pour Riverside.

C’est enfin le début du succès pour Monk, d’abord avec Thelonious Monk Plays Duke Ellington (1955), puis The Unique Thelonious Monk (1956). Mais la consécration arrive avec Brilliant Corners, sorti en 1957.

« Brillant Corners » – Brillant Corners – 1957
Ernie Henry (as), Sonny Rollins (ts), Monk (p), Oscar Pettiford (b) et Max Roach (d)

1957 est une année charnière : après six années de purgatoire, Monk récupère sa carte de cabaret, se désintoxique et triomphe au célèbre Five Spot, avec un quartet historique constitué de John Coltrane au saxophone ténor, Ahmed Abdul-Malik à la contrebasse et Shadow Wilson à la batterie.

La même année, il gagne le référendum de la revue Down Beat devant Eroll Garner et Oscar Peterson, et passe dans l’émission télévisée The Sound Of Jazz… Monk a dû attendre ses 40 ans pour être enfin reconnu à sa juste valeur ! Il fait désormais partie du gotha du jazz, photographié par Art Kane en 1958, sur le cliché A Great Day in Harlem, qui regroupe cinquante-sept musiciens de jazz.

« Rhythm-A-Ning » – Les liaisons dangereuses 1960 – 1959
Charlie Rouse (ts), Monk (p), Sam Jones (b) et Art Taylor (d)

Malheureusement, en 1958, il est tabassé par la police pour avoir demandé un verre d'eau dans un hôtel et reperd sa carte de cabaret pendant deux ans pour trouble de l’ordre public… Ne pouvant plus se produire à New York, Monk reprend les enregistrements. En 1959, Monk enregistre trois heures de musique pour les Liaisons Dangereuses 1960 de Roger Vadim.

De 1963 à 1969, Monk rejoint une major, Columbia, et Teo Macero devient son producteur. C’est une période de cristallisation des disques de Monk : Columbia enregistre tout et le répertoire ne change plus beaucoup. Monk reste sur une formule de quartet bien rodée, avec Charlie Rouse au saxophone ténor et deux sections rythmiques principales : Larry Gales et Ben Riley ou John Ore et Frankie Dunlop.

En 1963, Monk devient le quatrième jazzman à faire la une de Times Magazine, après Louis Armstrong, Ellington et Dave Brubeck. Sa carrière a définitivement décollé et il est désormais célèbre. Les concerts, tournées, festivals, documentaires, émissions télévisées… se succèdent ! Les stars demandent à le rencontrer, à l’instar de la légende du basket Kareem Abdul-Jabbar. Les disques se succèdent, sans surprise, mais toujours délectables, comme Criss Cross (1963), It’s Monk’s Time (1964), Straight No Chaser (1967), Monk’s Blues (1968), etc.

Mais cette pseudo-routine finit par prendre un goût amer, comme c’est le cas, par exemple, pour Underground, dernier album studio en quartet enregistré pour Columbia en 1968 : cet excellent opus, sur lequel Jon Hendricks chante « In Walked Bud », est récompensé… pour sa pochette ! Elle représente Monk au milieu d’un capharnaüm qui évoque les FFI, sans doute un hommage au passé de résistante de Pannonica.

« In Walked Bud » – Underground – 1968
Charlie Rouse (ts), Monk (p), Larry Gales (b) et Ben Riley (d), avec Jon Hendricks (voc)

En 1970, après onze années de bons et loyaux services, Rouse quitte le quartet, et Monk est de plus en plus fréquemment hospitalisé pour ses troubles mentaux.

En 1971, Monk participe à la tournée mondiale des Giants of Jazz, un all stars de musiciens be-bop monté par le célèbre producteur George Wein, qui va également beaucoup aider Monk et Nellie. Au cours de cette tournée, Alan Bates propose à Monk d’enregistrer pour Black Lion en trio avec le contrebassiste Al McKibbon et son ami de toujours, le batteur Art Blakey. C’est une séance historique car c’est le dernier enregistrement de Monk.

Fin 1972, il repart avec les Giants of Jazz et pendant la tournée il ne prononce pas plus deux mots ! Après un bref passage au Village Vanguard en 1973, il se retire de la scène du jazz et n’apparaît plus qu’épisodiquement : en 1974 au Carnegie Hall, en 1976 pour un concert remarquable au Avery Fisher, suivi d’un désastre de nouveau au Carnegie Hall. Finalement, le jour de la fête nationale des Etats-Unis, le 4 juillet 1976, il fait sa dernière apparition publique au Bradley’s, en duo avec Barry Harris.

Dès lors, il se retire avec Nellie à « Cathouse », la maison de Pannonica à Weehawken, où il s’enferme dans un mutisme dont il ne sortira plus.

Le 17 février 1982, à 8:10, Monk meurt d’une hémorragie cérébrale. Pannonica décède le 30 novembre 1988, le même jour que Rouse... Quant à Nellie, elle les rejoint en 2002, à l’âge de quatre-vingts ans.



Texte de la conférence-vidéo du 2 avril 2022 à la Médiathèque Andrée Chedid.

Sources principales :
- Blue MonkJacques Ponzio et François Postif – Acte Sud
- MonkLaurent de Wilde – Folio
- Thelonious Monk: Straight No ChaserCharlotte Zwerin
- Les musiciens de jazz et leurs trois vœux Pannonica de Koenigswarter – Buchet Chastel