21 octobre 2023

Conquête des sommets à l’Ermitage...

Il est bien connu que la scène du Studio de l’Ermitage est toujours ouverte aux musiques de tous horizons… Le 10 octobre n’est pas une exception à la règle : le premier set est assuré par la joueuse de kora et chanteuse Senny Camara en duo avec le violoniste Sylvain Rabourdin, et le deuxième laisse place à La Litanie des Cimes, le trio du violoniste Clément Janinet, avec la clarinettiste Elodie Pasquier et le violoncelliste Bruno Ducret.


Senny Camara & Sylvain Rabourdin

Comme Janinet, Camara fait partie d’Hélico, structure créée en 2004 pour faire découvrir les musiques et cultures du monde. L’artiste sénégalaise, passée par le conservatoire de Dakar et installée en France depuis 2000, a sorti un premier album digital en quintet, Boolo en 2020. Pour le concert au Studio de l’Ermitage, c’est en duo qu’elle se produit, avec Rabourdin, formé au conservatoire de Perpignan et violoniste tout-terrain, aussi à l’aise dans un environnement classique, que jazz, latino, folk, rock ou variété...

Senny Camara © PLM

Toutes les compositions sont signées Camara. La musicienne chante principalement en wolof, mais aussi en anglais et en français. Un mot sur la kora de Camara : la calebasse (ornée d’un cloutage qui représente l’Afrique) et sa peau de vache sont désormais électro-acoustiques et l’accordage des vingt et une cordes (habituellement) se fait à partir de leviers métalliques disposés le long du manche, qui permettent également de changer de tonalité. Une main – en fait, souvent le pouce – se charge de l’accompagnement rythmique dans le registre grave, tandis l’autre main tient le rôle mélodique dans le registre aigu. Côté son, la kora est une harpe-luth qui porte bien son nom.

Sylvain Rabourdin & Senny Camara © PLM

La musique de Camara est caractéristique de la musique des griots d’Afrique de l’Ouest : des chants déclamatoires au lyrisme particulièrement expressif ; une voix au registre étendu, quasi expressionniste, avec des inflexions, des effets gutturaux, des cris, des modulations, des sauts d’intervalles, des vibratos, des murmures… et un timbre tantôt nasal, tantôt cristallin, mais toujours puissant ; un enchevêtrement hypnotique de boucles mélodiques avec des cellules répétitives, ostinatos et autres pédales qui tourbillonnent dans un festival polyrythmique (« Yené »). Les thèmes-riffs prennent souvent un tour mélancolique (la prière qui ouvre le concert), parfois empreints de spleen (« Yené »). Quant au violon, il virevolte autour des airs, reprend les ritournelles en contre-chant, renforce la carrure rythmique en pizzicato (« Boolo »), avec ça-et-là des riffs aux allures folk, et ses phrases fragiles à l’archet se mêlent subtilement aux mélopées nostalgiques. Kora et violon dialoguent en contrepoints ou échangent des questions-réponses à base de courts motifs mélodico-rythmiques.

Inscrite dans la tradition sérère, la musique de Camara, répétitive voire minimaliste et parsemée d’accents folk, porte une parole de paix, d’unité, de fraternité… poignante.


La Litanie des Cimes

Entre O.U.R.S., autour de la musique d’Ornette Coleman, le duo avec Adama Sidibé, Space Galvachers et la multitude de projets auxquels il participe, Janinet a quand même trouvé le temps de monter La Litanie des Cimes en 2019, avec Pasquier et Ducret. Le premier opus éponyme est sorti en 2021 chez Gigantonium et le deuxième, Woodlands, est publié sur le label BMC Records en septembre 2023.

Pour le concert du 10 octobre, le trio reprend cinq morceaux de leur premier album : « Blues », « Ciel », « Valse », « Gigue avec Steve » – « hommage à Steve Reich et à la musique du Morvan » – et « Seconde méditation » – en souvenir de John Coltrane. Un court intermède dans le style de « Ferns » et « With The Neck » – dédié à Bina Koumaré, maître du sokou – sont tirés de Woodlands. Quant à « Taureau », c’est un inédit. Ces huit compositions sont signées Janinet.

Si l’instrumentation du trio peut évoquer la musique classique, La Litanie des Cimes est plutôt placée sous le sceau de la musique contemporaine, à l’image du bourdon et des échanges en pointillés de « Ciel », des passages bruitistes et rythmiques que n’aurait sans doute pas désavoué Pierre Schaeffer (« Ferns ») ou des boucles minimalistes que Steve Reich ne manquerait pas d’apprécier (« Gigue avec Steve »). Le trio s’amuse à battre les cartes en jonglant avec les ambiances : bluesy (« Blues »), baroque (« Valse »), dansante avec des accents folk (« Gigue avec Steve »), bande originale d’un film d’horreur (« With The Neck »)… avec, évidemment, le free en filigrane, comme le développement de la clarinette dans « Taureau » qui n’est pas sans rappeler le « Lonely Woman » de Coleman.

Clément Janinet - Bruno Ducret - Elodie Pasquier © PLM

En l’absence de section rythmique, le trio s’appuie largement sur le pizzicato et les techniques étendues pour que la musique balance : percussions sur les tables d’harmonie, jeu avec le souffle et les clés, effets vocaux… (« With The Neck »), ou motifs imbriqués en pizzicato qui sonnent comme une sanza (« Seconde Méditation »). Les interactions sont un élément central de la musique du trio, avec des contre-chants tendus (« Valse »), des riffs puissants à l’archet (« Blues »), des unissons musclés qui font monter la pression (« With The Neck »), une gestion habile des silences et des variations de volume (« Ciel »)… Le public, en haleine, sent les musiciens habités par leur musique ! Ducret bondit d’une introduction ébouriffante en pizzicato (« Blues ») à une ligne de basse robuste, suivie d’un discours solennel aux allures médiévales (« Gigue avec Steve »), sans oublier le feu d’artifice rythmique de « With The Neck ». Que ce soit à la clarinette ou à la clarinette basse, le jeu de Pasquier est d’une précision et d’une clarté magistrales, à l’instar des phrases aériennes qui voltigent au-dessus des va-et-vient des cordes dans « Ciel », de la mélodie élégante dans un style début XXe de « With The Neck », ou des lignes en suspension de la « Seconde Méditation ». Ce qui ne l’empêche pas de prendre part aux échauffourées percussives de « Ferns » et « With The
Neck », ni de s’envoler dans un foisonnement free impérieux (« Gigue With Steve »). Les cellules mélodico-rythmiques de Janinet cimentent souvent les propos du violoncelle et de la clarinette (« Blues ») et, sans jamais s’imposer, sa joie de jouer est communicative (« Taureau ») et suggestive : les motifs circulaires apportent des touches folkloriques (« Gigue avec Steve »), les boucles fragiles de « With The Neck » rappellent le sokou, les variations, pulsations et autres phasing suggèrent bien entendu le courant minimaliste (« Gigue With Steve »), et si son solo, dans « Valse », avec ses sauts d’intervalles et contrepoints fleure bon Johann Sebastian Bach, les dissonances intercalées au milieu des traits virtuoses apportent une bonne dose d’humour.

Brillante s’il en est, la musique de La Litanie des Cimes n’en est pas moins ludique et émouvante… et guide avec brio les auditeurs vers des sommets !