20 janvier 2024

Migration d’instruments au Comptoir

Depuis septembre 2023, l'équipe du Comptoir donne carte blanche à Joce Mienniel pour un rendez-vous mensuel : Joce Mienniel et les instruments migrateurs. Le flûtiste réunit des musiciens venus de tous les coins du monde pour des concerts uniques. Trois trios se sont déjà produits avec Mienniel sous la Halle Roublot : d'abord Senny Camara à la kora et Clément Petit au violoncelle, ensuite Amrat Hussain aux tablas et Mieko Miyazaki au koto, puis, en décembre, Atea avec Pierre Durand à la guitare et Didier Ithursarry à l'accordéon. Le 11 janvier 2024, Mienniel invite Aïda Nosrat au violon et au chant, Landy Andriamboavonjy à la harpe et au chant, et Abdallah Abozekry au saz.

 

Abdallah Abouzekry - Joce Mienniel © PLM

 

Comme d'habitude, le public est averti, l'ambiance bon enfant, le dîner délicieux et la maîtresse des lieux, Sophie Gastine, présente le concert du jour en précisant que la musique est complètement improvisée et que les musiciens se sont retrouvés pour répéter à quinze heures, avant de jouer devant le public à vingt-et-une heure… Au programme : cinq morceaux en quartet et quatre solos.

 

Aïda Nosrat - Landy Andriamboavonjy © PLM
 
 
La soirée commence par « Stéréométrie », une composition de Mienniel qui sert de fil rouge à tous les concerts des instruments migrateurs. Après une introduction de la flûte parsemées d'accents moyen-orientaux, le quartet s'empare du thème-riff, qui s'intercale entre les chorus a capella de chaque artiste, manière de les présenter au public : des vagues de notes déferlent de la harpe d'Andriamboavonjy, les modulations puissantes de Nosrat évoquent l'Orient, tout comme les glissandos et autres quarts de ton d’Abozekry. Juste accompagnée par un ostinato du saz, Nosrat expose « Dance of Soul », un air traditionnel perse. Après une première partie solennelle, la chanson prend une tournure joyeuse et entraînante, soutenue par les riffs de la harpe, les battements du saz, les frappes de mains et les jeux rythmiques ou les volutes en contrepoints de la flûte. C’est Abozekry qui prend le premier solo a capela. « Sept et neuf » est un morceau basé sur ces rythmes impairs, qui démarre avec une pédale grave, en alternance avec des variations virtuoses. « Sept et neuf » part ensuite dans une ambiance folk véloce et enjouée. Le poème de Saadi que chante Nosrat s’appuie sur des vocalises redoutables, des trémolos, glissatos et sauts d’intervalles impressionnants, toujours dans une veine orientale. « Julia », la berceuse que le quartet interprète a été composée par Andriamboavonjy en hommage à sa grand-mère Malgache, qui chantait des mélopées à ses dix enfants pendant l’insurrection de 1947... Portée par les motifs de la harpe, les aller-retours rythmiques du saz, les boucles du violon, les vocalises en contre-chant et les envolées de la flûte, la ritournelle se développe dans un esprit « jazz du monde ». Pour son solo, Mienniel combine habilement des séquences mélodico-rythmiques grâce à des boucleurs – loopers, pour les initiés. Les développements naviguent entre jazz, world music, voire rock progressif, et restent tendus du début à la fin. Pour sa part, Andriamboavonjy rappelle qu’elle est aussi une chanteuse lyrique et sa belle voix de soprano s’élève au-dessus d’un bourdon murmuré par le public. Le dernier morceau du concert n’a pas encore de titre, et pour cause, Abozekry vient de l’écrire ! Composé dans le maqâm Rast, sans doute le mode le plus populaire dans la musique arabe, il évolue entre six et huit temps et a été inspiré par le désert… Pourquoi ne pas le nommer « Siwa » comme la splendide oasis éponyme située à l’extrême ouest égyptien ? Après l’introduction en solo – pédale de basse et broderies entre majeur et mineur, saupoudrées de quarts de tons – le thème-riff lancé par le saz est particulièrement dansant. Il forme un écrin parfait pour les vocalises aux intonations arabo-andalouses de Nosrat ou celles, teintées d’expressionnisme, d’Andriamboavonjy. En bis, le quartet joue « Azib », un morceau inédit de Mienniel. Le flûtiste se lance dans un préambule pendant que la harpe et le saz s’accordent – ce qui ne semble pas être une mince affaire ! Finalement, il s’arrête, hilare, pour présenter le morceau... Ecrit il y a une dizaine d’année à Figuig, ville-palmeraie mystérieuse du Maroc, « Azib » fait référence aux tribus nomades du sud marocain... et au seul cauchemar que Mienniel n’ait jamais fait dans sa vie ! Le violon et la flûte exposent à l’unisson une mélodie élégante. Pendant que le saz maintient une carrure dansante, la harpe et le violon égrènent leur ostinato et la flûte virevolte, avant que les vocalises ne se mêlent à la partie pour un final tout en douceur et subtilité.
 

Abdallah Abozekry, Aïda Nosrat, Joce Mienniel et Landy Andriamboavonjy © PLM


Ouverture d’esprit, écoute de l’autre et intelligence musicale : Joce Mienniel et les instruments migrateurs portent un message salutaire par les temps qui courent...