L’Espace Sorano
conclut sa saison de concerts de jazz par Tempo Jazz, un festival qui se
déroule du 20 au 26 mai 2016. Journaliste, commissaire d’expositions, fondateur
de jazz&people… Vincent Bessière assure la direction artistique de la
programmation jazz à l’Espace Sorano et organise Tempo Jazz autour de quatre
concerts et une exposition de photos.
Ex-Maisons des Jeunes et de la Culture de Vincennes, ouverte
en 1961, l’Espace Sorano a été rénové et rebaptisé en 2000. Soutenu par la
Ville de Vincennes, l’Espace Sorano propose aussi bien des cours d’anglais,
d’arts plastiques et d’œnologie que des pièces de théâtre, des films et des
concerts… En l’occurrence, Bessières a programmé le trio de Vijay Iyer, Nanan !, spectacle imaginé par Lydie Dupuy, Julien Lourau
Electric Biddle, Initiative H et une exposition de photos de Philippe Lévy-Stab.
Vijay Iyer Trio
Espace Sorano – 20 mai 2016
Entre ses duos avec Craig
Taborn, Rudresh Mahanthappa ou Wadada Leo Smith, Holding avec Mike Ladd, son sextet, la musique de chambre,
ses cours à Harvard et tout le reste, Iyer est un musicien hyperactif !
C’est en 2009 que sort Historicity,
le premier disque du trio qu’Iyer a créé avec Stephan Crump à la contrebasse et Marcus Gilmore à la batterie. En 2012, Accelerando consacre le trio en remportant de multiples prix. Quant
à Break Stuff, publié en 2015, il
marque l’entrée du trio chez ECM. Depuis son concert avec The Mystic Rhythm
Society de Steve Coleman à La
Villette, en 1995 (Myths, Modes And Means,
enregistré pendant le concert, est le premier volet de la trilogie Live At The Hot Brass), Iyer s’est
produit à de multiples occasions en France.
Pour la soirée Tempo Jazz, le trio d’Iyer joue des morceaux
extraits de leurs trois disques et quelques nouveautés. Ils enchaînent les
morceaux sans s’arrêter. Dès les premières notes, il est clair que le trio se
connaît sur le bout des doigts et joue en osmose : les échanges sont
précis, les dialogues carrés et la mise en place au cordeau. La musique du trio
se caractérise par une présence rythmique et une énergie imposantes. Iyer
combine ses multiples expériences musicales dans des morceaux qui naviguent
entre contemporain lyrique, courant répétitif et avant-garde jazz, toujours
soutenus par des cadences entraînantes. A l’instar de l’AACM (et de M’Base), le
trio marie tradition (courts passages en walking et chabada, jeux sur
« Salt Peanuts »…) et free. Fort d’une technique exceptionnelle et
d’une créativité indiscutable, le jeu d’Iyer – synthèse de multiples
influences, dont Thelonious Monk, Keith Jarrett… – est un alliage de
puissance et de complexité harmonique, mais sans jamais perdre de vue le cap
mélodique de ses thèmes. Crump possède un gros son grave. Ses pédales sourdes,
ses riffs vigoureux, ses lignes grondantes et ses ostinatos en shuffle garantissent
une pulsation solide et rajoutent une dimension rythmique. Le drumming de
Gilmore est impressionnant : sur des carrures robustes (une grosse caisse
costaude), il est tour à tour foisonnant et musical, touffu et brutal ou tout
en subtilité polyrythmique. La paire Iyer – Gilmore n’est pas sans rappeler Leo
Smith – Pheeroan Aklaff (dans le
bis, par exemple).
Le Vijay Iyer Trio propose une musique intense et compacte qui
s’adresse sans doute davantage au cerveau qu’au cœur, mais reste d’une qualité prodigieuse
du début à la fin.
Julien Lourau Electric Biddle
Espace Sorano – 21 mai 2016
Lourau touche presqu’à tout : le funk avec Groove Gang,
l’électro avec Gambit, le free-jazz-rock avec Marc Ducret, le jazz contemporain avec Henri Texier, etc. A la fin des années quatre-vingt, installé à
Londres, Lourau fréquente l’underground. Dans le nord-est de Londres, au Biddle
Bros, à Clapton, il monte l’Electric Biddle avec Hannes Riepler à la guitare électrique, Dave Maric au piano et claviers et Jim Hart à la batterie.
Comme l’indique le nom du quartet, l’électricité s’invite
dans la musique. Tout d’abord avec la guitare de Riepler, évidemment, mais
aussi avec Maric qui, en plus de son piano, utilise un clavier midi et moult
tablettes, et Lourau qui se sert de pédales pour tirer des sons insolites de ses
saxophones. Le quartette prend son temps pour planter les décors et asseoir
l’ambiance des morceaux. Effets bruitistes, riffs électro, nappes étirées,
réverbération, motifs lancinants… sont soutenus par des rythmes binaires dans
un style fusion, des accents latinos, ou des lignes groovy. Les frappes
musclées, le jeu exubérant et la sonorité sèche d’Hart donnent de la force à
l’Electric Biddle. Maric se partage entre des interactions rythmiques avec la
batterie, des enchaînements électroniques et des lignes dynamiques souvent
pimentées de traits sud-américains. Minimaliste et élégant, Riepler prend des
chorus entraînants et sa sonorité brillante apporte une touche rock, sans
tomber dans les excès trop souvent criards des guitar-heros. Lyrique à souhait
et d’une assurance à toute épreuve, Lourau déborde d’idées mélodiques, qu’il
met en scène avec brio, servi par un gros son ensorcelant, quel que soit le
saxophone.
Sur fond d’avant-garde contemporaine électro et de jazz-rock,
l’Electric Biddle reste ouvert sur la musique latine, le hard bop, le free… sans
se départir d’un sens de la danse contagieux !
Initiative H invite Vincent Artaud, Médéric Collignon et Emile Parisien
Auditorium Pierre Miquel – 22 mai
2016
C’est en 2012 que le saxophoniste et claviériste David Haudrechy crée Initiative H.
L’orchestre, basé à Toulouse, a sorti Deus
Ex Machina en 2014 et Dark Wave en
2015, deux disques publiés par Neuklang.
Pour Tempo Jazz, outre Haudrechy, Initiative H est constitué
de Ferdinand Doumerc aux saxophones
et à la flûte, Gaël Pautric aux
saxophones et à la clarinette basse, Nicolas
Gardel et Cyril Latour à la trompette,
Olivier « Lapin » Sabatier au
trombone, Lionel Segui au trombone
basse, Florent Hortal à la guitare, Amaury Faye au piano et claviers, Julien Duthu à la basse et contrebasse,
Pierre Pollet à la batterie et Florent « Pepino » Tisseyre aux
percussions. Comme pour Dark Wave,
Initiative H invite Médéric Collignon
au bugle et à la voix, Emile Parisien
au saxophone soprano et Vincent Artaud
aux claviers.
Comme l’explique Haudrechy en introduction, Dark Wave est une suite dédiée à une
caste de surfeurs de l’extrême qui vont chercher des vagues dans l’Arctique et l’Antarctique.
C’est également une référence au mouvement musical éponyme apparu au début des
années quatre-vingt.
Le répertoire du concert tourne autour de dix morceaux tirés
de Dark Wave et de Deus Ex Machina. Initiative H s’appuie
sur la diversité des timbres pour jouer sur les textures – nappes électro,
réverbération, chœurs éthérés, unissons aériens, contrepoints élégants – et développer
des ambiances solennelles : ouverture grave (« Dark Wave »),
ballade majestueuse (« Silent Storm »), morceau épique (« The
Black Night », hommage à la légende du surf Miki Dora), hymne dramatique
(« Love And Death »)… Ces climats sombres laissent souvent place à des
passages énergiques portés par des valses (« Dark Wave »), rock
(« Love And Death »), funk (« Transmission ») et autres
envolées foisonnantes (« Désillusion »). Haudrechy met du pathos dans
ses mélodies, soigne la structure des voix et s’appuie sur une base rythmique carrée
et efficace, d’autant plus dansante que les percussions s’intercalent habilement
entre les motifs de la batterie et les riffs de la basse. Le côté symphonique
de la musique d’Initiative H évoque également le cinéma (Enio Morricone dans « Dark Wave », Eric Serra dans « Lost In Paradise »…), même si Haudrechy
aménage quelques plages pour la trompette lumineuse de Gardel (« Silent
Storm »), le ténor trapu de Doumerc (« Transmission »), le piano
contemporain de Faye (« The Black Knoght ») ou la guitare lyrique d’Hortal
(« Love And Death »). Outre ses nombreuses interventions vocales qui
tombent toujours à bon escient, Collignon prend, notamment dans « Blackout »,
un chorus splendide au bugle, inventif et captivant. Quant au soprano de
Parisien, il reste une référence en matière de développement mélodique :
les thèmes décollent progressivement, dans un suspens palpable, pour aboutir à des
lignes free qui ne perdent jamais de leur musicalité.
Le jazz selon Initiative H va droit au plaisir de jouer.
Haudrechy et ses compagnons parviennent à une musique populaire parsemée d’ingrédients
complexes.
Jazz, The Sound Of New York
Philippe Lévy-Stab
Voilà plus de trente ans que Lévy-Stab photographie des
musiciens de jazz. Il a installé sa galerie rue Leneveux, dans le quatorzième
arrondissement de Paris, mais se retrouve fréquemment à New York où son
Hasselblad saisit aussi bien les jazzmen que la ville.
Jazz, The Sound Of
New-York propose essentiellement des portraits de musiciens, mais aussi
quelques vues de New-York. Les photos exclusivement en noir et blanc, les tirages
gélatino-argentiques sur papier baryté (le plus classe), les encadrements sobres
et distingués, les éditions tamponnés et signés et l’accrochage minutieux viennent
confirmer le slogan de Lévy-Stab : « Fine Art Jazz Photography ».
Jeux de lumières et ombres géométriques, New York est
représentée surtout de nuit, à travers ses ponts, ses rues et ses gratte-ciels.
Quant aux musiciens, Lévy-Stab les prends plutôt hors scène, quand ils ne
jouent pas, dans des poses paisibles ou d’attente : Jeremy Pelt au bar, Hank
Jones dans les escaliers du Birdland, Roy
Hargrove contre un pilier, Wayne
Escoffery allongé…
Photographe esthète dans la lignée d’Herman Leonard ou de Jean-Pierre
Leloir, Lévy-Stab met en valeur avec beaucoup d’élégance les jazzmen… et
New York.
A noter au passage que dans les coursives de l’Espace
Sorano, hors festival, Fabrice Journo
expose également ses photographies. Lui aussi propose des clichés en noir et
blanc, mais imprimés à l’encre et encartonnés. L’approche de Journo relève
davantage du photojournalisme : les musiciens sont tous pris sur le vif d’un
concert. Avec leurs cadrages dynamiques et des artistes dans le feu de l’action,
les photos de Journo sont pleines de vie.