Le 30 novembre 2017
est frisquet : la neige tombe sur Le Triton pendant les deux sets de la
soirée consacrée à Aldo Romano. Un manteau de quelques centimètres recouvre
bientôt Les Lilas... Ecrin de choix pour la musique du plus parisien des
batteurs italiens.
A l’occasion de la sortie de Mélodies en noir & blanc sur le label maison, Le Triton
consacre une soirée à Romano. Le batteur présente deux trios aux
esthétiques différentes : l’un propose une musique plutôt encadrée tandis
que l’autre s’inscrit dans une lignée free. Le premier trio – Mélodies en noir et blanc – se compose
du pianiste Dino Rubino et du
contrebassiste Michel Benita. Quant
au deuxième – Liberi Sumus –, il est
constitué de Vincent Lê Quang au
saxophone et Henri Texier à la
contrebasse.
Mélodies en noir & blanc
« Cela pourrait être le titre d’un polar des années 50.
Un peu de nostalgie du temps de ma jeunesse, bien sûr », c’est ainsi que
Romano présente son disque.
Les dix morceaux sont courts : la durée d’une chanson,
format qu’affectionne Romano. Le répertoire est composé de neufs thèmes signés
Romano et de « Il voyage en solitaire », chanson de Gérard Manset sortie en 1975. Les neuf
autres titres s’articulent autour de cinq reprises et de quatre inédits, tous
signés Romano : « On John’s Guitar » (Prosodie – 1995), « Song for Elis » (Corners – 2000), « Dreams And Waters » (éponyme – 1991) et « Inner
Smile » (Intervista – 1997) pour
les titres déjà enregistrés ; « Lontano »,
« Rosario », « L.A. 58 », « Webb » et
« Favela » pour les nouvelles compositions, sur disque.
Pendant le concert le trio joue quatre morceaux de Mélodies en noir & blanc et reprend « Il
Piacere » et « Il camino », deux titres phares de Romano, sortis
la première fois en 1979 sur Il Piacere.
En bis, Romano chante le tube de Bruno
Martino et Bruno Brighetti, « Estate »,
créé en 1960, et qu’il a déjà enregistré pour Chante, en 2006.
Les mélodies sont aux petits oignons (« Favela », « Lontano »…),
comme toujours avec Romano et, côté rythmes, le set est plutôt paisible :
le trio passe d’une ballade (« Dreams And Waters ») à un chabada -
walking be-bop (« L.A. 58 »), avec des incursions dans le funk (« Il
Piacere »). Même si sa condition physique ne lui permet plus les pirouettes
de sa jeunesse, notamment avec la charleston, Romano garde une écoute mélodique
hors pair (« Lontano »), un touché subtil (« Dreams And Waters »)
et un charisme intact (« Il piacere »). Benita joue dans Palatino
depuis les années quatre-vingts dix… Rien d’étonnant à ce que la connivence
avec Romano soir évidente : chorus chantants (« Lontano », « Dreams
and Waters »), lignes tantôt souples et légères (« Lontano »), tantôt
graves et fermes (« L.A. 58 »), et une imagination fertile (« Il
camino »). Rubino est aussi à l’aise dans des phrasés bop (« L.A. 58 »)
que dans des ambiances nostalgiques (« Favela »), folk (« Il
piacere »), romantiques (« Dreams and Waters »), voire des ballades
aux nuances orientales (« Lontano »).
Ce premier set est dans la lignée de la musique du quartet Palatino,
avec des thèmes envoutants et des développements mélodieux, portés par une
rythmique élégante.
Le disque
Mélodies en noir & blanc
Aldo Romano
Dino Rubino (p), Michel Benita (b) et Aldo Romano (d)
Le Triton – TRI17539
Sortie le 22 septembre 2017
Liste des morceaux
01. « Lontano » (4:26).
02. « Rosario » (3:19).
03. « L.A.
58 » (4:06).
04. « Song
for Elis » (4:25).
05. « Webb
» (3:17).
06. « On
John's Guitar » (4:57).
07. « Favela
» (2:19).
08. « Dreams
and Waters » (5:30).
09. « Inner
Smile » (3:17).
10. « Il voyage en solitaire », Manset (4:10).
Toutes les compositions sont signées Romano, sauf indication
contraire.
Liberi Sumus
Entendu lors d’une jam session en 2014, Lê Quang redonne
envie à Romano de jouer free. Il organise donc un concert au Triton avec Texier
dans un format complètement libre, sans partition. De cette séance
d’improvisation totale sort Liberi Sumus,
en 2016, toujours publié sur le label du Triton.
C’est la troisième fois que le trio se produit ensemble et
Romano de l’introduire : « nous partons à l’aventure sur l’Amazone,
sur une île ou dans un cosmos improbable… Liberi
Sumus… Nous sommes libres… ». Lê Quang, Texier et Romano jouent trois morceaux
ou, pour être exact, s’arrêtent entre trois séquences d’improvisation.
Dès les premières mesures, une succession de sauts d’intervalles
entrecoupés de motifs de basse soulignés par les pêches de la batterie, la
musique est évidente : les spectateurs ont affaire à trois orfèvres en
sons aux aguets, à la recherche de l’inouï. Le ténor, velouté, la contrebasse,
boisée et la batterie, subtile, échangent des propos intenses. Pendant que Lê
Quang rebondit d’intervalle en intervalle, Romano alterne chabada, roulements
et pêches, tandis que Texier répond par une walking ou des motifs tout en souplesse.
Le chorus particulièrement mélodieux de la contrebasse est un cas d’école qui débouche
sur un trilogue passionnant, avec un solo « tribal » de la batterie
sur les peaux, soutenu par les pédales de la contrebasse et du ténor. S’ensuit
un final entre fulgurances néo-bop et dérapages free contrôlés d’une densité
haletante.
Dans le deuxième échange, après un foisonnement rythmique,
Romano installe une cadence régulière sur les cymbales, appuyée par un ostinato
de la contrebasse. Sur cette rythmique carrée, le ténor expose un motif dans un
esprit coltranien avec moult variations à base de boucles, traits supersoniques,
volutes… C’est Texier qui conclut avec un chorus grave et plein de swing.
La troisième discussion s’engage sur un sujet bruitiste free :
frappes éparses sur les cymbales, notes isolées de la contrebasse et soprano fragile
et lointain. Technique étendue – le pavillon du soprano à moitié bouché sur la
jambe repliée de Lê Quang – splashs violents sur les cymbales et double-cordes qui
grondent… l’introduction est expressive ! Texier et Romano se lancent
ensuite dans un accompagnement bluesy et Lê Quang étire la mélodie avec une
pointe de mélancolie.
La liberté est éblouissante !
En bis Romano demande au premier trio de les rejoindre et
Rubino passe au bugle. Le quintet démarre abruptement dans une atmosphère
touffue de batterie qui en met partout, des soufflants qui fourmillent et des
deux contrebasses qui marient leurs lignes puissantes… Comme un retour au bon
vieux free des années soixante-dix ! Romano bifurque ensuite vers un
rythme régulier, pendant que Texier et Benita jouent des lignes groovy, sur
lesquels Lê Quang et Rubino, nonchalamment allongé dans un fauteuil, exposent « Tompkins
Square », qui se développe dans un climat hard-bop, prolongé par un second
rappel du même acabit.
Un double-concert captivant qui permet d’apprécier deux
facettes de Romano, finalement assez proches l‘une de l’autre : le romantisme et
la liberté…