29 septembre 2024

Vorticity – Arshid Azarine

Médecin radiologue spécialisé en imagerie cardiovasculaire, Arshid Azarine est également pianiste de jazz. Comme quoi le cœur mène à tout ! Arrivé en France en 1980, il y découvre le jazz, mais joue déjà du piano depuis son enfance à Téhéran. Au début des années quatre-vingt dix Azarine monte un sextet avec des amis médecins-musiciens qui débouche sur Azarine 6 en 2000. Le pianiste forme ensuite MAH en 2009, un trio avec Habib Meftah aux percussions et Marcos Ariette à la guitare et au chant. C’est en solo qu’Azarine enregistre son premier album, Persian Sketches, en 2013. Suit 7 Djan, en 2015, avec un nouveau trio de jazz-persan, en compagnie d’Hervé de Ratuld à la contrebasse et de Meftah. Après un nouvel enregistrement en solo, Haft Djân (2017), Azarine présente un projet autour d’une quinzaine de musiciens qui aboutit, en 2019, à Sing Me a Song. Dernier opus en date d’Azarine, avec de Ratuld et Meftah, Vorticity sort le 12 avril 2024 chez Ohrwurm Records.

Cinq des neuf morceaux sont des compositions collectives et les quatre autres sont signés Azarine. « Vorticity » et « Helix of Life » évoquent évidemment les recherches médicales du Docteur Azarine... Il en va de même pour « 75.2 bpm », dédié aux cent soixante seize victimes du vol d’Ukraine Airline International PS752 entre Téhéran et Kiev, abattu par erreur par la défense anti-aérienne iranienne le 8 janvier 2020. « Song To Jina », tirée de la chanson traditionnelle kurde « Lay Lay » du chanteur Mazhar Khaleghi est un hommage à Jina Masha Amini, l’étudiante kurde battue à mort par la police des mœurs iranienne en 2022. « One for Unicity / Hameh miporsand » est inspiré d’un poème de Fereydoun Moshiri. « Abann » est un clin d’œil au fils d’Azarine. « Baharoun », « Zomorod » et « Erevan, Tabriz, Tehran » rappellent les origines persanes d’Azarine.

Des mélodies délicates aux consonances moyen-orientales (« 75.2 bpm ») côtoient des thème-riffs vigoureux (« Baharoun »). « Zomorod », joué en solo par Azarine, se pare de mélancolie, renforcée par le texte déclamé sobrement par Golshifteh Farahani. Il en va de même pour « Hameh miporsand », récité avec élégance par Moki Azarine, la mère du pianiste. Quant à « Song to Jina », également interprétée par le piano a capella, c’est une comptine aux accents tristes. Avec ses nombreux ostinatos (« Abann »), ses phrasés syncopés (« Erevan, Tabriz, Tehran ») et autres ses motifs entraînants (« Baharoun »), le piano d’Azarine fait la part belle aux rythmes. De Ratuld passe d’un riff profond à l’unisson du piano (« Vorticity ») à des lignes chantantes (« 75.2 bpm ») ou minimalistes (« Abann »), et prend de courts chorus plein d’entrain (« Baharoun »). Les percussions de Meftah fourmillent de boucles (« Vorticity ») et poly-rythmes (« Abann »), ponctués de frappes puissantes (« 75.2 bpm »), voire binaires (« One For Unicity »). Les développements se caractérisent par des circonvolutions autour des cellules rythmiques (« 75.2 bpm »), des ambiances cinégéniques avec, par exemple, la voix de Bahar Zadi en arrière-plan à l’unisson du piano dans « Abann », une atmosphère quasiment pop (« Helix of Life ») portée par un piano électrique cristallin et aérien et une rythmique expressive, ou un air dansant avec une basse réverbérée, des effets de claviers, des percussions énergiques et une ligne claire au piano (« One For Unicity »). 

Dans Vorticity, qui s’inscrit dans une lignée jazz-fusion-persan, Azarine propose une musique chatoyante et chaloupée !


Le disque

Vorticity

Arshid Azarine

Arshid Azarine (p, kbd), Hervé de Ratuld (b) et Habib Meftah (perc), avec Golshifteh Farahani (voc), Bahar Azadi (voc) et Moki Azarine (voc).
Ohrwurm Records – OHR007
Sortie le 12 avril 2024

Liste des morceaux

01. « 75.2 bpm » (05:33).
02. « Vorticity », Azarine (06:07).
03. « Erevan, Tabriz, Tehran » (05:44).
04. « Zomorod », Azarine (03:44).
05. « Baharoun » (05:23).
06. « Abann » (03:08).
07. « Helix of Life » (05:30).
08. « Song To Jina », Azarine (02:37).
09. « One for Unicity / Hameh miporsand » », Azarine (07:16).

Tous les morceaux sont signés du trio sauf indication contraire.

21 septembre 2024

D-Day – Monty Alexander

Le 6 juin 1944 le Maréchal Bernard Law Montgomery débarque en Normandie avec les Alliés. Le même jour, à Kingston, en Jamaïque, la famille Alexander s’agrandit avec la venue au monde de Monty (diminutif du Maréchal, évidemment)... Le pianiste célèbre comme il se doit les quatre-vingt ans de son D-Day avec un disque éponyme qui sort le 29 mars chez PeeWee!.

Ce pourrait être aussi le soixantième anniversaire de sa discographie en leader, démarrée avec Alexander, The Great, enregistré pour Pacific en 1964… De l’eau a coulé sous les ponts et Alexander compte désormais près de quatre-vingt (décidément, ce nombre lui va comme un gant) disques sous son nom. A l’image de ses sources d’inspiration, Oscar Peterson, Art Tatum et Ahmad Jamal, Alexander n’a que peu enregistré en sideman, juste quelques disques avec Milt Jackson et Dizzy Gillespie, ou des échanges de bons procédés avec son compatriote guitariste Ernest Ranglin.
 
Comme ses ainés, Alexander est un grand adepte du solo et du trio. Si au départ il n’a pas vraiment d’accompagnateurs attitrés, dans les années quatre-vingt (encore !) Alexander se partage souvent entre deux compagnons de route de Peterson – le guitariste Herb Ellis et le contrebassiste Ray Brown – et son trio avec John Clayton (contrebasse) et Jeff Hamilton (batterie). Dans la décennie suivante Alexander monte des groupes à géométrie variable qui incluent des percussions, des claviers, des guitares électriques, le mélodica… et il ajoute une palette reggae à son jazz. Dans les années 2000 il poursuit dans cette voie, en alternant avec des trios, notamment pour rendre hommage à Nat King Cole et Tony Bennett, et des petites formations dans lesquels Hassan Shakur tient la plupart du temps la basse, tandis qu’Obed Calvaire ou Jason Brown sont souvent derrière les fûts. Pour D-Day Alexander revient à la formule du trio acoustique qu’il affectionne, avec Luke Sellick à la contrebasse et Brown à la batterie.

D-Day est construit autour d’une courte introduction sous forme d’extraits de discours de juin 1944, suivi de onze morceaux. Alexander joue deux standards : « I’ll Never Smile Again », composé en 1939 par Ruth Lowe et devenu un tube de Tommy Dorsey et Franck Sinatra, et « Smile », le thème des Temps Modernes (1936) de Charlie Chaplin, un classique du répertoire d’Alexander. Il réinterprète également trois compositions tirées de The River (1985) qu’il renomme pour l’occasion : « The Serpent » devient « Aggression », « The River » se transforme en « River of Peace » et « Renewal » en « Restoration ». « Oh Why » est une reprise de « That’s Why », du disque Reunion In Europe (1984) avec Clayton et Hamilton. Quant à « You Can See », il figure au programme de Jamboree (1988). Deux inédits complètent la liste : « June 6 » et « V.E. Swing ». D-Day se conclut sur le joyeux « Day-O », alias « The Banana Boat Song », un mento folklorique traditionnel de la Jamaïque rendu célèbre en 1956 par Harry Belafonte, et qu’Alexander reprend au mélodica  avec le public.

Égal à lui-même Alexander varie les ambiances, mais place toujours le swing au centre de sa musique. D’airs aux touches bluesy (« I’ll Never Smile Again ») ou latino (« You can see ») à un blues pur souche (« June 6 »), d’une pulsation entre boogie et stride (« Aggression [The Serpent] ») à un chant romantique (« Oh Why [That’s Why] »), d’un thèmes-riffs dynamiques (« Restoration [Renewal] ») à une une ballade apaisée (« River of Peace [The River] »), les morceaux bouillonnent (« Smile ») et font irrémédiablement dodeliner de la tête (« V.E. Swing »). Il faut dire que la section rythmique y met du sien. Les motifs athlétiques émaillés de shuffle (« I’ll Never Smile Again »), les riffs profonds (« Restoration [Renewal] »), les lignes arpégées (« Aggression [The Serpent] ») et la walking vigoureuse (« June 6 ») de Sellick, alliés aux chabada robustes (« V.E. Swing »), ponctués de pêches (« Aggression [The Serpent] ») et rim shot (« You can see »), les frappes lourdes (« D-Day Voices ») et les roulements serrés de Brown assurent une pulsation de tous les instants. Les morceaux se conforment le plus souvent à la structure thème – solos – thème chère au bop. Ce qui permet d’apprécier les variations sinueuses et mélodieuses de Sellick (« Smile ») et les stop-chorus musclés de Brown (« Aggression [The Serpent] »). Alexander s’est forgé un style tout à fait personnel construit sur un phrasé syncopé (« I’ll Never Smile Again ») particulièrement dansant (« Smile »), un foisonnement rythmique percé de fulgurances mélodiques (« Restoration [Renewal] »), une alternance de lyrisme et d’accords plaqués (« Aggression [The Serpent] »), un discours luxuriant et truffé de citations (à l’instar de « Jésus que ma joie demeure » au milieu de « You can see »).

Influencé par le bop – à tendance hard – le trio d’Alexander fonde avant tout sa musique sur des interactions rythmiques et des mélodies séduisantes. Il faut que ça bouge ! Enjoué et énergique du début à la fin, D-Day confirme la règle.

Le disque

D-Day

Monty Alexander

Monty Alexander (mélodica, p), Luke Sellick (b) et Jason Brown (d).
PeeWee! - PW1013
Sortie le 29 mars 2024

Liste des morceaux

01. « Introduction » (00:16).
02. « I’ll Never Smile Again », Ruth Lowe (04:18).
03. « Aggression [The Serpent] » (06:03).
04. « Oh Why [That’s Why] » (06:39).
05. « Restoration [Renewal] » (06:35).
06. « June 6 » (06:15).
07. « River of Peace [The River] », Monty Alexander & Frank Severino (05:49).
08. « Smile », Charlie Chaplin (06:30).
09. « V.E. Swing » (04:24).
10. « You can see » (05:35).
11. « D-Day Voices » (04:28).
12. « Day-O », Traditional (02:52).

Tous les morceaux sont signés Monty Alexander sauf indication contraire.
 

16 septembre 2024

Bond – Fur

En 2017 Hélène Duret monte Synestet avec Sylvain Debaisieux au saxophone, Benjamin Sauzereau à la guitare, Fil Caporali à la contrebasse et Maxime Rouayroux à la batterie. Le quintet sort deux albums remarqués : Les usures (2019) et Rôles (2022). Comme le raconte la clarinettiste, Jazz à Porquerolles souhaite inviter Synestet pour l’édition 2019, mais, prévenue tardivement, elle ne peut proposer qu’un trio, avec Sauzereau et Rouayroux. Cette expérience avec une instrumentation en trio quasiment inédite - peut-être que Jimmy Giuffre aurait pu s’y lancer (mais c’est plutôt la batterie qu’il écartait…) - s’avère fructueuse : le Sysnestet Trio est né. Pour se distinguer du quintet, il est renommé Fur. Boîte noire, premier opus auto-produit du trio, est publié en 2021. Quant à Bond, dans les bacs le 26 avril 2024, il a été produit par Budapest Music Center Records en association avec Tricollectif.

Au programme de Bond, onze compositions signées pour moitié par Duret et Sauzereau, plus un titre de Rouayroux. Les morceaux, plutôt courts, sont construits comme des chansons finement ciselées (« Travers »), des ritournelles (« Barely Spreng ») ou des boucles minimalistes (« Minuscule »), un peu dans un esprit musique de chambre (« Entrer sortir »). Les mélodies plutôt douces (« La maison préfabriquée ») et les airs élégants (« Fils de trader »), parfois teintés de folk (« Rozenn »), sont habilement écrits (« En attendant ») et servent de socle à des développements passionnants souvent structurés en plusieurs tableaux (« Barely Spreng ») faits de motifs intercalés (« Tout tombe »), lignes superposées (« Fils de trader »), dialogues subtils (« En attendant ») et autres alternances de contre-chants et d’unissons (« Travers »). L’interaction est le maître mot de Fur dont la sonorité reste naturelle et proche de l’acoustique, même si des effets électro donnent un caractère psychédélique à « Minuscule » ou de musique concrète à « Trouble », et des vocalises aériennes plongent « Rozenn » dans une ambiance éthérée. Côté rythmique, si Rouayroux joue évidemment un rôle primordial, Duret et Sauzereaux contribuent largement au swing qui emballe tous les morceaux, d’abord avec un phrasé toujours entrainant, mais aussi avec des ostinatos (la guitare dans « Travers », la clarinette dans « Minuscule »), des phrases de basse profondes (« La maison préfabriquée »), des traits cristallins (« Faiblesse »)… Pendant ce temps, la batterie foisonne sans jamais s’imposer (« En attendant »), souligne les propos de la clarinette et de la guitare à l’aide de splash et cliquetis adroits (« La maison préfabriquée »), de frappes légères et dansantes (« Faiblesse ») ou de balais frémissants (« Fils de trader »), sans négliger des passages puissants (« Entrer sortir ») parsemés de roulements énergiques (« Tout tombe »).

Fur réussit le tour de force de proposer une musique très personnelle, mais immédiatement familière, à la fois intime et festive, raffinée et accessible. Bond est juste impressionnant !

Le disque

Bond

Fur

Hélène Duret (cl, bcl, voc), Benjamin Sauzereau (eg) et Maxime Rouayroux (perc, d).
Budapest Music Center Records – BMC CD 339
Sortie le 26 avril 2024

Liste des morceaux

01. « La maison préfabriquée », Sauzereau (05:07).
02. « En attendant », Duret (04:19).
03. « Rozenn », Duret (04:01).
04. « Minuscule », Duret (05:26).
05. « Entrer sortir », Duret (03:57).
06. « Faiblesse », Sauzereau (03:01).
07. « Trouble », Sauzereau (03:25).
08. « Tout tombe », Rouayroux (02:43).
09. « Fils de trader », Duret (04:44).
10. « Barely Spreng », Sauzereau (05:53).
11. « Travers », Sauzereau (02:28).