12 octobre 2025

Or Mathilde – La Marmite Infernale

En 1978, le Marvelous Band et le Workshop de Lyon fusionnent et créent l’Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire, plus connue sous le nom d’ARFI. Son grand orchestre, La Marmite Infernale, et son label naissent dans la foulée. Depuis la fin des années soixante-dix, une soixantaine d’artistes ont sorti une trentaine de disques, de tendances esthétiques parfaitement hétéroclites. Depuis Moralité surprise, en 1983, La Marmite Infernale a enregistré onze albums. Or Mathilde, leur douzième opus, sort le 17 octobre 2025.

Pour Or Mathilde, La Marmite Infernale s’appuie sur un orchestre de quatorze musiciens plus une dizaine d’invités. Les onze morceaux au programme ont été composés par des musiciens de La Marmite Infernale : Félix Gibert, Clément Gibert, Thibaut Martin, Colin Delzant, Jean-Paul Autin et Olivier Bost. Le graphisme de la pochette, des formes découpées entourées de textes manuscrits, est signé Jérôme Lopez.

Les mélodies sont souvent burlesques (« Cagneux boiteux »), bouffonnes (« Marchand de poivre »), voire (faussement) enfantines (« Or Mathilde »), mais leur expressivité exacerbée (« Les moules à la plancha ») leur confère un aspect légèrement inquiétant (« Riffir »). Nous sommes davantage dans les slapsticks de Mack Sennett que des tartes à la crème de Laurel et Hardy. Dans Or Mathilde la voix est cruciale, non seulement comme instrument, mais aussi pour les paroles, à l’instar du texte scientifique qui décrit un insecte (« Le sillon du grillon »), du dialogue téléphonique qui aboutit à une recette de moules à la plancha (« Les moules à la plancha »), de discours dada (« La montagnarde du Gacard »), de poèmes décalés (« L’immaculée »), de petits airs en passant (« Manège ») ou de texte violent, révolté et cru (« Les dents de ma mère »). Fanfare déjantée (« Cagneux boiteux »), ensemble de musique contemporaine (« Le sillon du grillon »), orchestre lyrique (« Manège ») ou folklorique (« La montagnarde du Gacard ») et même médiéval free – un nouveau style en gestation – (« Marchand de poivre »), La Marmite Infernale passe aussi par un slam (« Réservoir ») avec « Summertime » (pas celui de George…) en filigrane. Le déroulé des morceaux se base fréquemment sur une montée crescendo de l’orchestre (« Marchand de poivre ») jusqu’à atteindre une intensité paroxysmique (« Riffir »). Les contre-chants touffus (« L’immaculée »), les voix superposées sur différents plans (« Le sillon du grillon »), les duos haut en couleur entre trombone – banjo (« Manège »), voix ou violoncelle – saxophone sopranino (« Riffir », « Or Mathilde ») ou voix – soubassophone (« La montagnarde du Gacard »), et les effets électro, vocoder (« Cagneux boiteux ») ou guitar hero (« La montagnarde du Gacard »), mettent en avant toutes les sonorités de cet ensemble singulier. Si La Marmite Infernale est évidemment marquée par les rythmes entraînants des Marching Band (« Cagneux boiteux ») et une batterie imposante (« Marchand de poivre »), l’orchestre s’appuie également sur des motifs dansants (« Manège »), des rythmes latino (« Les moules à la plancha »), des rondes entraînantes (« Marchand de poivre ») et autres riffs festifs (« La montagnarde du Gacard »).

La Marmite Infernale propose une musique expressionniste, spectaculaire et dramatique. Or Mathilde est une œuvre théâtrale dans une lignée expérimentale underground.

 

Le disque

Or Mathilde
La Marmite Infernale

Jean-Paul Autin (sos), Olivier Bost (tb), Colin Delzant (cello), Elsa Foucaud (voc), Christophe Gauvert (b), Clément Gibert (bcl, as), Félix Gibert (soubassophone), Damien Grange (voc), Pauline Laurendeau (voc), Thibaut Martin (d), Emmanuelle Saby (cl, voc), Alfred Spirli (percu), Laura Tejeda Martin (voc) et Elisa Trebouville (bj, voc), avec Asmãa Aloui, Isabelle Cavoit, Aurélia Delacroix, Diane Delzant, Pauline Laurendeau, Nicole Mersey Ortega, Emmanuelle Saby, Élisa Trebouville et Anaïs Vives
ARFI - AM079-2025
Sortie le 17 octobre 2025

Liste des morceaux

 

01. « Cagneux boiteux », Félix Gibert (4:33).
02. « Marchand de poivre », Clément Gibert (4:17).
03. « Les moules à la plancha », Félix Gibert (4:11).
04. « Riffir », Martin (3:09).
05. « L’immaculée » (2:22).
06. « Manège », Delzant (7:01).
07. « Or Mathilde », Martin (2:12).
08. « La montagnarde du Gacard », Clément Gibert (4:49).
09. « Le sillon du grillon », Autin (3:53).
10. « Réservoir », Delzant (6:39).
11. « Les dents de ma mère », Bost (8:42).


10 octobre 2025

La cité engloutie - Jean-Paul Daroux Project

Le Jean-Paul Daroux Project est né en 2016 avec Daroux au piano, Jean-Christophe Gautier à la contrebasse et Luca Scalambrino à la batterie. Le trio enregistre La légende des 7 sages en 2017 et Change or No Change en 2021. Leur troisième opus, La Cité engloutie, sort le 10 octobre 2025, toujours sur le label Plaza Mayor.

Titre du disque oblige, les huit morceaux composés par Daroux font référence à l'archéologie sous-marine : l'Atlantide, les sirènes, le sextant, le vent, le mistral… s'invitent au programme.

Daroux façonne des airs courts et efficaces, comme autant de chansons, (« La cité engloutie »), ballades lyriques ( « Mistral sur le levant »), bandes-son (« Le dernier chant venu de l'Atlantide ») ou comptines (« Dans l'œil du Sextant »), mais aussi des thèmes dansants aux couleurs latines (« Embarquement pour l'illusion ») ou andalouses (« Le récif des sirènes »). La plupart des morceaux foisonnent ( « Vents contraires ») ou se déroulent dans une veine néo-bop fluide (« Embarquement pour l'illusion »), avec des envolées noisy (« Le dernier chant venu de l'Atlantide »), aux allures de rock progressif ( « Mistral sur le levant »), aux consonances baroques (« Le dernier chant venu de l'Atlantide ») ou teintées de Moyen-Orient (« Mistral sur le levant »). Il y a aussi des passages mélodieux, accentués par la contrebasse jouée à l’archet (« Rue Carpeaux »). Les riffs graves et profonds de Daroux (« La cité engloutie ») sont soulignés par les lignes vrombissantes de Gautier (« Embarquement pour l'illusion ») et la batterie puissante de Scalambrino (« Vents contraires »). La contrebasse et la batterie sont tour à tour tranquilles (« Le dernier chant venu de l'Atlantide ») ou entraînantes (« Rue Carpeaux »), voire be-bop, avec une walking et un chabada, entrecoupés de rim shop (« Embarquement pour l'illusion »). Si la batterie se montre volontiers exubérante (« Dans l'œil du Sextant ») et vive (« Rue Carpeaux »), la contrebasse est plus économe (« Vents contraires »), tout en maintenant une carrure solide (« Le récif des sirènes »). Le trio joue également sur les contrastes sonores entre effets électro, piano cristallin, et contrebasse sombre.

Dans La cité engloutie, Daroux poursuit son bonhomme de chemin entre jazz et rock, avec une musique fringante et dansante. 

Le disque

La cité engloutie

Jean-Paul Daroux Project

Jean-Paul Daroux (p), Jean-Christophe Gautier (b) et Luca Scalambrino (d).
Plaza Mayor - SERG408
Sortie le 10 octobre 2025

Liste des morceaux

01. « La cité engloutie » (5:32).
02. « Le dernier chant venu de l'Atlantide » (6:02).
03. « Le récif des sirènes » (5:06).
04. « Embarquement pour l'illusion » (5:26).
05. « Dans l'œil du Sextant » (5:30).
06. « Vents contraires » (5:15).
07. « Mistral sur le levant » (6:51).
08. « Rue Carpeaux » (5:48).

Tous les morceaux sont signés Daroux.

06 octobre 2025

Hémisphères – Guillaume Latil & Matheus Donato

Un duo violoncelle – cavaquinho, voilà qui est inédit ! C’est ce que proposent Guillaume Latil et Matheus Donato dans Hémisphères, qui sort le 15 septembre 2025 chez Matrisse Productions.


Le cavaquinho n’est pas un instrument si fréquent dans l’hémisphère nord, pourtant il est né au Portugal, mais il est rapidement devenu une institution au Brésil. Cette petite guitare à quatre cordes est également l’ancêtre de l’ukulélé hawaïen, du cuarto vénézuélien, du kroncong indonésien… Le carvaquinho de Donato n’a pas les quatre cordes traditionnelles, mais six, comme une guitare.

Au programme d’Hémisphères, cinq morceaux signés Latil, trois de Donato, « Yâo », composé en 1938 par Pixinguinha et Gastão Viana, « Träumerei », la « Rêverie » de Robert Schumann, tirée des Scènes d’enfants (ou Kinderszenen) écrites en 1838, et « Milonga Gris » au répertoire de Caminos, album de Carlos Aguirre paru en 2006.

Des thèmes délicats (« Palais Longchamp ») au lyrisme dansant (« Milonga Gris ») à des comptines mélancoliques (« Oriente »), voire romantiques (« Träumerei »), teintées de tradition africaine (« Prière en Bambara ») ou brésilienne (« Yâo »), en passant par une ambiance solennelle baroque (« Urban Poem - Prélude »), des accents andalous (« Urban Poem »), des climats folkloriques touffus (« Horochoroforró ») ou minimalistes (« Et Si… »), Hémisphères propose une variété mélodique séduisante. Dans les développements, Latil et Donato alternent des contre-chants élégants (« Urban Poem ») et des échanges raffinés (« Hémisphères ») avec des envolées véloces (« Palais Longchamp »), des dialogues entraînants (« Aos Meus Amigos ») et des contrepoints foisonnants (« Horochoroforró »). Ici les phrases sinueuses du cavaquinho se mêlent aux volutes tortueuses du violoncelle (« Milonga Gris »), et là, les lignes douces de Donato se marient aux rubatos de Latil (« Anne-Élise »), avec un sens dramatique évident (« Oriente »). Latil et Donato utilisent également toutes les possibilités de leurs instruments pour maintenir une pulsation contagieuse : pizzicatos dansants (« Milonga Gris »), riffs puissants (« Yâo »), pompe quasiment manouche (« Aos Meus Amigos »), ostinatos enlevés (« Prière en Bambara »), boucles arpégées (« Hémisphères »), suites d’accords vifs (« Prière en Bambara »), table d’harmonie comme percussion (« Oriente »), changements rythmiques énergiques (« Horochoroforró »)…  

World Music, musique de chambre, jazz ou quoique ce soit d’autre, peu importe, Latil et Donato proposent une musique féerique et Hémisphères est un disque à mettre entre toutes les oreilles !

Le disque

Hémisphères

Guillaume Latil & Matheus Donato

Guillaume Latil (cello) et Matheus Donato (cavaquinho)
Matrisse Productions - HLD001
Sortie le 19 septembre 2025

Liste des morceaux

01. « Palais Longchamp », Latil (4:18).
02. « Prière en Bambara », Latil (5:59).
03. « Urban Poem - Prélude », Latil (2:09).
04. « Urban Poem », Latil (5:41).
05. « Hémisphères », Latil (1:12)
06. « Aos Meus Amigos », Donato (3:57).
07. « Yâo », Pixinguinha & Gastao Viana (4:38).
08. « Träumerei », Robert Schumann (2:10).
09. « Et Si… », Latil (2:02).
10. « Milonga Gris », Carlos Aguirre (6:20)
11. « Horochoroforró », Latil (3:28)
12. « Oriente », Donato (4:06).
13. « Anne-Élise », Donato (2:56).

04 octobre 2025

The Straight Horn – François Jeanneau & Emile Spányi

The Straight Horn c’est « le biniou droit » ou saxophone soprano dans le jargon du jazz, mais aussi un clin d’œil à Strayhorn, Billy de son prénom et alter ego de Duke Ellington de 1939 à 1967. François Jeanneau et Emile Spányi rendent donc hommage au pianiste compositeur dans The Straight Horn, qui sort le 10 octobre 2025 chez Parallel Records.

Les duos saxophone – piano ne courent certes pas les rues, mais ne sont pas non plus complètement absents des discothèques, comme le prouvent Archie Shepp et Horace Parlan, Steve Lacy et Mal Waldron, Dave Liebman et Richie Beirach, Joshua Redman et Brad Mehldau… pour n’en citer que quelques uns (avec des saxophonistes soprano – et ténor).

Jeanneau et Spányi ont inscrit trois pièces d'Ellington au programme et onze de Strayhorn. Ils commencent leur hommage par une mélodie mélancolique, « Come Sunday », composée par Ellington en 1943 pour la suite Black, Brown and Beige, et développée par le saxophone soprano avec délicatesse sur les lignes arpégées du piano. Ecrit par Strayhorn en 1939 et d'abord enregistré en 1940 par Johnny Hodges et son orchestre, « Day Dream » glisse élégamment, porté par le rubato du piano. Spányi passe au Fender pour « A Flower Is A Lovesome Thing », alternance d'échanges heurtés et de contrepoints subtils. Ce morceau, au répertoire de A Peaceful Side, album publié en 1963 par Strayhorn sous son nom, mais  enregistré en 1961 avec Michel Gaudry à la contrebasse et le Quatuor de Paris, reflète le goût de Strayhorn pour la musique impressionniste française du début XXe. La Far East Suite, sortie en 1967, est un incontournable dans l'œuvre d'Ellington et « Isfahan » l'un de ses mouvements-phare, que Jeanneau et Spányi abordent avec tranquillité, dans une ambiance relax, presque bluesy. Le duo interprète dans une veine West Coast raffinée « Johnny Come Lately », qui fait partie d'une série de thèmes composés en 1941, année pendant laquelle les musiciens membres de l'ASCAP, dont Ellington, ont été boycottés par les radios. « Blood Count » est la dernière œuvre de Strayhorn, terminée peu avant sa mort, en 1967, qu'Ellington a enregistrée dans son célèbre disque-hommage : And His Mother Called Him Bill. Jeanneau et Spányi respectent la solennité du morceau et les nappes de sons du synthétiseur apportent une touche lugubre. Le duo reprend ensuite « Lush Life » comme s'ils discutaient paisiblement et intimement au coin du feu. Ce tube, travaillé entre 1933 et 1936, est enregistré pour la première fois en 1948 au Carnegie Hall avec la chanteuse Kay Davis, Strayhorn au piano, et l'orchestre d'Ellington. Dans un décor bluesy, le saxophone soprano et le piano lancent de belles envolées animées à partir de « My Little Brown Book », thème moins connu qui remonte à 1935, mais n'a été enregistré par Ellington qu'en 1942. Spányi utilise le Fender et des effets pour créer une atmosphère vaporeuse dans laquelle flottent les volutes du saxophone soprano qui vont comme un gant à « Chelsea Bridge », autre classique de Strayhorn sorti en 1941. Dans « Raincheck » - lui aussi de 1941 - Jeanneau et Spányi accélèrent le tempo, tendent leurs dialogues et débrident leurs notes. Indicatif musical d'Ellington composé en 1939 par Strayhorn, « Take The A Train » est joué en suspension par le saxophone soprano sur les crépitements et arpèges du piano. Jeanneau et Spányi expriment à merveille la sensibilité de « Lotus Blossom », que Strayhorn a forgé en 1947, mais nommé qu’en 1959, avant qu’il ne devienne le morceau de clôture des concerts d'Ellington. « The Star-Crossed Lovers », écrit en 1956 pour Such Sweet Thunder, reste dans un environnement placide et mélodieux. Des questions-réponses dynamiques du saxophone soprano et du piano illustrent  « U.M.M.G. » (Upper Manhattan Medical Group), composé en 1956 à l'occasion des enregistrements d'Ellington pour Bethlehem Records. The Straight Horn s'achève sur « A Christmas Surprise », ode ou comptine solennelle que Lena Horne et Strayhorn ont interprété en duo en 1965.

Fidèles à l’esprit du couple Ellington – Strayhorn, Jeanneau et Spányi conversent en toute quiétude, avec un tact et une finesse qui caressent l’oreille.


Le disque


The Straight Horn 
François Jeanneau &  Emil Spányi
François Jeanneau (ss, lyricon) et Emil Spányi (p, kbd)
Parallel Records - PR026
Sortie le 10 octobre 2025

 

Liste des morceaux


01. « Come Sunday », Ellington (3:40).
02. « Day Dream », Strayhorn (4:18).
03. « A Flower Is A Lovesome Thing », Strayhorn (6:27
04. « Isfahan », Ellington (3:56).
05. « Johnny Come Lately », Strayhorn (4:35).
06. « Blood Count », Strayhorn (4:10).
07. « Lush life », Strayhorn (4:26).
08. « My Little Brown Book », Strayhorn (3:26).
09. « Chelsea Bridge », Strayhorn (4:53).
10. « Raincheck », Strayhorn (4:58).
11. « Take The A Train », Strayhorn (2:57).
12. « Lotus Blossom », Strayhorn (6:09).
13. « The Star-Crossed Lovers », Ellington (2:51).
14. « U.M.M.G. », Strayhorn (3:56).
15. « A Christmas Surprise », Strayhorn (3:12).


01 octobre 2025

Letter To Bill - Robin Nicaise & Alain Soler

Pendant cinquante ans, de 1929 à 1980, Bill Evans a traversé la galaxie du jazz comme une comète : ni bopper, ni west-coaster, ni free jazzmen, ni jazz-rocker, le pianiste s’est créé son propre univers, intime et sophistiqué. Le saxophoniste ténor Robin Nicaise et le guitariste Alain Soler lui rendent hommage avec Letter to Bill, qui sort sur le label Durance le 25 septembre 2025. 

Letter to Bill est évidemment un clin d’œil à Letter to Evan, album d’Evans dédié à son fils Evan Evans et enregistré en 1980 au Ronnie Scott’s Jazz Club, en trio avec Marc Johnson et Joe LaBarbera. L'illustration de la pochette est une peinture signée Marylène Mischo, inspirée par les clichés d'Evans que Chuck Stewart avait pris pour Portrait In Jazz.

Nicaise et Soler rendent hommage à Evans avec onze morceaux extraits du répertoire habituel du pianiste. Sept compositions sont signées Evans : « Funkallero », composé en 1956 pour Tenderly: An Informal Session avec Don Elliott ; « Very Early », un morceau de 1962 pour Moon Beams, avec Chuck Israels et Paul Motian ; « Time Remembered » du disque éponyme de 1963, enregistré en concert au Shelly Manne's Club, avec Israels et Larry Bunker ; « Show-Type Tune » et « Walking Up » au programme de How My Heart Sings, album de 1964 avec Israels et Motian ; « Re: Person I Knew », morceau-titre d'un disque de 1974 avec Eddie Gomez et Marty Morell ; « Turn Out The Stars », morceau-titre d'un autre album tiré des concerts de 1980 au Ronnie Scott's Jazz Club en compagnie de Johnson et LaBarbera. Quant aux quatre autres morceaux, il s'agit de : « Nardis », écrit par Miles Davis (ou Evans ?) en 1958 pour Portrait of Cannonball, mais devenu un standard incontournable d'Evans ; « Days Of Wine And Roses » qu'Henry Mancini et Johnny Mercer ont composé en 1962 et qu'Evans a repris en 1975 en duo avec Tony Bennett ; « Emily », tube de 1964 signé Johnny Mandel et Mercer, enregistré en 1967 par Evans pour Further Conversations with Myself ; « Sometime Ago » du pianiste argentin Sergio Mihanovich, enregistré par Evans en 1977 dans You Must Believe In Spring avec Gomez et Eliot Zigmund.

En dehors de « Funkallero », « Show Type Tune », « Days Of Wine And Roses » et « Walking Up », les huit autres morceaux sont des ballades tranquilles (« Time Remembered ») interprétées avec cet esprit impressionniste (« Turn Out The Stars ») teinté de mélancolie (« Very Early ») si cher à Evans. Il revient souvent au saxophone ténor d'exposer la mélodie (« Sometime Ago »), soutenu par les lignes d'accords élégantes (« Time Remembered ») ou les riffs soyeux (« Re: Person I Knew ) de la guitare. Soler souligne le discours du ténor à l'aide de walking parsemées de shuffle (« Show Type Tune ») ou de contre-chants limpides (« Sometime Ago »), mais aussi d'ostinato mêlés d'échos (« Re: Person I Knew »). Ses développements délicats (« Time Remembered ») se teintent de blues (« Re: Person I Knew »), mais laissent aussi place à des envolées véloces (« Funkallero »), des boucles entraînantes (« Emily ») ou des phrases heurtées (« Very Early »). Sa sonorité cristalline (« Show Type Tune »), voire métallique (« Nardis ») crépite (« Walking Up ») et contraste avec celle du saxophone ténor. Nicaise joue détendu (« Turn Out The Stars ») des traits fluides (« Nardis ») et enjoués (« Funkallero »), portés par un son rond et chaleureux (« Show Type Tune »), et un velouté qui n'est pas sans évoquer la West Coast (« Very Early »). Nicaise et Soler conversent en toute intimité (« Emily ») à travers des dialogues raffinés (« Funkallero »), des questions-réponses subtiles (« Days Of Wine And Roses ») ou des alternances adroites d'unissons et de contrepoints (« Re: Person I Knew »). 

Il y a fort à parier qu'Evans aurait apprécié Letter to Bill : tout en conservant la sensibilité du pianiste, Nicaise et Soler ajoutent leur pâte personnelle, mélange de raffinement et d'échanges plein d'astuces. 

 

Le disque 

Letter to Bill
Robin Nicaise & Alain Soler
Robin Nicaise (ts) et Alain Soler (g)
Label Durance – Durance NS052025
Sortie le 25 septembre 2025

Liste des morceaux

01. « Time Remembered » (3.58).
02. « Show Type Tune » (5.24).
03. « Sometime Ago », Sergio Mihanovich (4.19).
04. « Nardis », Bill Evans & Alain Soler (1.02).
05. « Re: Person I Knew » (4.37).
06. « Walking Up » (4.10).
07. « Turn Out The Stars » (6.17).
08. « Emily », Johnny Mandel & Johnny Mercer (5.12).
09. « Nardis », Bill Evans & Robin Nicaise (1.41).
10. « Funkallero » (4.12).
11. « Very Early » (4.37).
12. « Days Of Wine And Roses », Henry Mancini & Johnny Mercer (4.24).

Tous les morceaux sont signés Evans sauf indication contraire.




31 août 2025

Piano Music 3 - Alessandro Sgobbio

Alessandro Sgobbio, découvert avec Pericopes + 1 via les albums These Human Beings (2015) et Up (2020), sort un premier disque en solo en 2022, Piano Music, bientôt suivi d’un deuxième opus, en 2023 (Piano Music 2). En mai 2025, Sgobbio est de retour avec Piano Music 3, toujours enregistré sur le Fazioli F278 Grand Piano des studios Artesuono Recordings, dans la province italienne d’Udine.

Comme les deux précédents albums Piano Music 3 sort sur le label norvégien AMP Music & Records. Sgobbio dédie son disque au pianiste ukraino-norvégien Misha Alperin, décédé en 2018. Au programme, sept morceaux signés Sgobbio et « Forte Rocca », choral composé par Martin Luther autour de 1528. En dehors de « Veils » qui dure une douzaine de minutes, les autres morceaux tournent autour des trois minutes.

La musique de Piano Music 3 est intensément marquée par le conflit israélo-palestinien et, plus particulièrement, par les atrocités commises à Gaza : « Echoes » est un hommage à Razan Al-Najjar, infirmière tuée par l’armée israélienne en 2018, Mahasen Al-Khatib, illustratrice décédée lors d’une attaque israélienne à Jabalia en 2024, et Sha’ban Al-Dalou, brûlé vif lors du bombardement de l’hôpital Al-Aqsa en octobre 2024 ; « Red Gold » se réfère à la variété de fraises cultivées à Gaza, dont les fermes sont pour la plupart désormais anéanties ; « Dawns » évoque la ville libanaise de Tyr, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1984, mais largement détruite par l’armée israélienne en novembre 2024. Sgobbio évoque également « Alang », le plus grand chantier de démantèlement de navires du monde, parfaite illustration de l’asservissement humain et de la débâcle écologique.

Piano Music 3 alterne des pièces d’ambiance (« De Dei Dono ») et des miniatures mélodiques (« Red Gold »). Un motif minimaliste (« Echoes »), souvent lyrique (« Dawns »), voire intimiste (« Red Gold ») et dramatique (« Veils »), empreint de douceur (« Dogs On 5th Avenue ») ou de mélancolie (« Alang ») évolue au milieu de nappes de sons continues (« Dogs On 5th Avenue »), d’échos aériens (« De Dei Dono ») ou de vrombissements aux allures de ballets d’hélicoptères (« Veils »). Des climats solennels (« De Dei Dono »), parfois lugubres (« Veils »), soulignés par des effets emphatiques (« Dogs On 5th Avenue ») très cinégéniques, comme la bande-originale d’un documentaire (« Echoes ») ou d’un film de science-fiction (« Veils »), côtoient des boucles évolutives (« Dawns »), qui ne sont pas sans rappeler le Third-Stream (« Forte Rocca »). Entre réalisme – les effets électro sourds, reflets d’un monde laborieux lointain – et romantisme – la ligne acoustique ténébreuse du piano, le jeu dans les cordes et sur la table d’harmonie – « Alang » donne un bon aperçu de l’esprit de Piano Music 3. Côté rythme, Piano Music 3 reste dans des eaux plutôt calmes (« Dogs On 5th Avenue »), privilégie les ostinatos (« Veils »), pédales (« De Dei Dono ») et autres riffs, dans la lignée de la musique répétitive.  

Sgobbio continue de forger son univers musical, alliage d’acoustique et d’électro, de rêve et de réalité, de minimalisme et d’émotion : la personnalité de Piano Music 3 ne peut pas laisser insensible.

Le disque

Piano Music 3

Alessandro Sgobbio

Alessandro Sgobbio (p, electro)
AMP Music & Records – AT 0175
Sortie le 23 mai 2025

Liste des morceaux

01. « De Dei Dono » (3:41).
02. « Red Gold » (2:44).
03. « Echoes » (3:30).
04. « Dogs On 5th Avenue » (3:35).
05. « Dawns » (1:52).
06. « Veils » (12:08).
07. « Forte Rocca », Martin Luther (4:12).
08. « Alang » (3:22).

Tous les morceaux sont signés Sgobbio, sauf indication contraire.

06 juillet 2025

A bâtons rompus avec Jacques Schwarz-Bart

Le 28 juin 2025, après la balance et avant son concert à l’Assemblière dans le cadre de l’Avignon Jazz Festival, Jacques Schwarz-Bart et son quartet répondent à quelques questions autour de The Harlem Suite, avant-dernier album du saxophoniste, sorti chez Ropeadope en 2023.

Commençons par un tour de table pour que chacun se présente.

RG : Je suis Reggie Washington et je joue de la contrebasse dans le Jacques Schwarz-Bart Harlem Suite quartet...

AD : Je m’appelle Arnaud Dolmen, batteur... Et musicien qui accompagne Jacques Schwarz-Bart ce soir et dans différents projets !

GG : Georges Granville, je suis au piano avec ce merveilleux quartet. C’est la première fois avec Reggie Washington, mais j’ai joué la semaine dernière en Guadeloupe avec Jacques au festival Première rencontre autour du piano… Je suis un peu le rookie du band !

JSB : Jacques Schwarz-Bart, saxophone ténor, composition...

Comment s’est formé le quartet ?

JSB : Je joue avec Reggie depuis vingt-cinq ans et avec Arnaud depuis une vingtaine d’années. Et j’ai vu Georges Granville ici à Avignon avec son trio l’an dernier… Avec Arnaud et Michel Alibo dans la section rythmique, et j’ai trouvé ça fantastique. On est donc resté en contact et on s’est revu providentiellement deux mois après…

GG : Même pas, c’était quinze jours après !

JSB : Ah oui !… Au La Creole Jazz Festival. Bien que nous n’ayons pas joué ensemble à cette occasion, je l’ai écouté et il est venu aussi écouter mon groupe... Cette formation est donc une petite communauté de musiciens qui s’écoutent et qui jouent ensemble dans différentes configurations depuis un moment. A part avec Georges, qui est le rookie, on a fait des milliers de tournées ensemble… 

Avec Reggie, en fait, on jouait ensemble dès la fin des années quatre-vingt dix à New-York dans le groupe de Jason Lindner… Impossible de m'en rappeler, mais dans combien de groupes jouions-nous tous les deux ensemble ?

RW : Celui de Jason, oui, mais aussi les tiens : tu démarrais le premier Brother Jacques Project. Il y avait aussi Me’shell N’degeocello
 
JSB : Il y avait donc notamment ces trois groupes, mais nous devons sans doute en oublier quelques autres...
 

Jacques Schwarz-Bart – 28 juin 2025 © PLM


Vous n’avez pas joué ensemble chez Roy Hargrove ?
 
JSB : Ah si ! Mais c’est venu après… Je jouais avec Roy depuis 1998, et j’ai fait parti du groupe RH Factor, dont Reggie était le bassiste… D’ailleurs, tout à l’heure, avec Gilles [Louis-Eloi, directeur de l’Avignon Jazz Festival] je faisais le compte du nombre de groupes avec lesquels j’ai joué impliquant Roy Hargrove… J’en suis à huit !… Sur une dizaine d’années, entre 1998 et 2004, j’ai énormément joué avec Roy...
 
Quelle est la genèse de The Harlem Suite ?
 
JSB : La genèse, c’est un Guadeloupéen à New York, quoi !… Dans mon cas, ça a été à la fois époustouflant pour mes progrès, mais en même temps plein de challenges et d’obstacles. Mais voilà ce qui m’est arrivé quinze jours après avoir atterri à New York. C’est comme ça que j’ai rencontré Roy Hargrove. Je sortais d’une jam session avec mon bon ami Bruce Flowers qui, à l’époque, jouait avec Betty Carter. Nous sommes allés dans un club qui s’appelait Bradley’s, à Greenwich Village. Il y avait là une espèce de sextet enflammé avec Roy Hargrove et Chucho Valdés. J’ai commencé à assembler mon saxophone et mon copain Bruce m’a dit « mais qu’est ce que tu fais ? Tu vas te faire blacklister tout de suite… Tu viens d’arriver à New-York et tu vas te faire blacklister… On ne fait pas ce genre de choses ! Il faudra que tu attendes des années pour rencontrer des gens et te faire inviter ... » J’avais encore ma force de judoka à l’époque [Rires] : je l’ai repoussé de façon ferme et il n’a pas insisté ! Et j’ai fini de monter mon saxophone. Roy m’a pris pour un cubain, ami de Chucho, et Chucho m’a pris pour un New-Yorkais, ami de Roy... A la fin de son solo, Roy m’a fait signe de jouer après lui et j’ai joué comme si ma vie en dépendait. Quinze jours après j’étais en tournée avec Roy ! Lorsque son manager m’a appelé deux jours après, je croyais que c’était une blague…
 
Et ça, juste quinze jours après ton arrivée !
 
JSB : Exactement ! Je venais d’arriver à New-York et j’ai eu cette envie irrépressible de rejoindre cette fête musicale qui se déroulait au Bradley’s… Je me suis dit que j’étais venu à New-York pour ça, pour rencontrer ces gens que j’écoutais depuis des années. Je n’allais pas rester sur le banc de touche… Je voulais être impliqué dans ces conversations musicales.
 
Apparemment il y a quelque chose qui a plu à Roy, mais aussi à différentes personnes qui étaient là et qui ont pris mon numéro… C’est le début de la Harlem Suite !
 
Par la suite j’ai joué avec beaucoup de musiciens différents à New-York et monté plusieurs groupes et projets. C’est aussi à New-York que j’ai enregistré mes six premiers disques en tant que leader. C’est également à cette époque que je suis parti dans des tournées mémorables et historiques avec toutes sortes de talents formidables comme Ari Hoenig, Me’shell N’degeocello, John Legend… et, bien sûr, Roy. 
 

Jacques Schwarz-Bart – 28 juin 2025 © PLM

 
Comment est la vie à New-York pour un musicien ?
 
JSB : Il y a cette espèce de schizophrénie urbaine, mélangée à ces hauts et ces bas de la vie de musicien freelance. Tu es en tournée pendant deux mois et tu gagnes bien ta vie, mais ensuite, pendant un mois et demi, il n’y a rien ou des gigs à cinquante dollars… alors que le loyer reste le même ! C’est une vie pleine de hauts et de bas… Jusqu’à ce qu’on te confirme des choses par écrit, mais souvent on te dit « Oui, viens tu va jouer avec nous... » mais tu attends la confirmation et, souvent, elle ne vient pas… Il y a beaucoup d’incertitudes dans cette vie, d’autant qu’il n’y a pas de statut d’intermittent du spectacle. C’est beaucoup de risques, mais, en même temps, quand je disais que c’est l’histoire d’un Guadeloupéen à New-York, c’est que, tant comme leader, que comme saxophoniste, c’est vraiment ce que j’ai hérité du Gwoka dans mon jeu qui m'a permis de me distinguer un petit peu du lot.
 
Il n’y a donc pas de Gwoka à Harlem ?
 
JSB : Non, ça n’existe pas. Dans le monde, d’ailleurs, il n’y a pas vraiment de saxophoniste sur la scène internationale qui comprenne le langage du Gwoka. Il y a quelques saxophonistes de renom qui ont intégré des rythmes de Gwoka dans leurs projets, mais sans vraiment en comprendre les rythmes. Je ne nommerais personne, mais ça prend un moment pour acquérir le vocabulaire du Gwoka. Et c’est ça qui a fait ma différence.
 
Quid du rêve américain Arnaud et Georges ?

AD : Ça l’a été… Mais pour vivre à New-York ou aux Etats-Unis, je pense qu’il faut être courageux ! J’ai déjà eu la chance de pouvoir y tourner avec Jacques, puis avec Jean-Christophe Maillard... J’ai vu comment ça se passait ! Bon ! [Eclats de rire] Il faut être courageux ! 

GG : Non... En fait, je pense qu’on idéalise le jazz aux Etats-Unis. Mais dans mon cas, c’est que, une fois sortie de la Bill Evans Academy à Paris, j’ai eu mon fils ! Je serais peut-être parti pour expérimenter, mais là ce n’était plus possible...

JSB : Et puis, il faut dire une chose, aujourd’hui ça fait moins de sens qu’à l’époque. A l’époque il y avait bien sûr de très bons musiciens de jazz en France, mais c’était des musiciens qui étaient soit vraiment ancrés dans la tradition des années 50 et 60, soit dans une sorte d’avant-garde, mais pour tout ce qui est post-bop, en fait, il n’y avait qu’à New-York que ça se passait. Alors qu’aujourd’hui il y a vraiment un nombre énorme de musiciens qui jouent terrible en France, mais aussi d’Antillais qui créent un jazz qui leur est propre. Donc si j’étais jeune aujourd’hui à Paris je n’aurais pas eu la même motivation pour partir.

Pour revenir à The Harlem Suite, tu retraces des moments de ton histoire aux Etats-Unis ?

JSB : Oui, c’est ça. L’un des moments forts, par exemple, c’est mon premier coup de fil pour partir en tournée avec D’Angelo. Ça 
m’a inspiré « Sun Salutation ». « Equivox » correspond plus à ma première rencontre avec Roy et ce mélange avec toutes sortes de musiciens. « Look No Further » représente cette philosophie que je me suis forgée, d’apprécier dans l’instant toute chose à travers la musique. « Central Park North » est la description du contraste assez triste entre la partie opulente de New York et Harlem, avec tout ce que ça implique de politique raciale. Je ne vais pas décliner tout l’album… Mais « From Gorée to Harlem » est un hommage à tous ceux qui ont fait la traversée de l’Atlantique, mais aussi à tous ceux qui ont été dans les différentes plantations en Amérique Latine, dans les Caraïbes ou dans différentes parties des Etats-Unis, pour finalement se retrouver à Harlem, où ils se côtoient et créent une vie en communautés. Elles sont souvent séparées, mais se mélangent quand même. La diaspora africaine se retrouve à Harlem. Comme je l'ai dit à ma mère, chaque morceau de The Harlem Suite est un éclat de vie. 

The Harlem Suite est sorti en 2023, les morceaux ont-ils été composés pendant le Covid ?

JSB : Non, les morceaux ont été composés sur une vingtaine d’années, à différentes périodes. Lorsque je m’apprêtais à quitter New-York pour déménager à Boston, j’ai parcouru mes cahiers et j’ai vu qu’il y avait une cohérence entre tous ces morceaux que j’avais écrits à Harlem, sur Harlem en fait. C’est comme ça que j’ai perçu le fil conducteur. C'est à partir de là que j'ai vraiment voulu peaufiner et finaliser ces compositions pour enregistrer un disque.
 

Georges Granville, Reggie Washington, Jacques Schwarz-Bart & Arnaud Dolmen – 28 juin 2025 © PLM


Tu fais tourner The Harlem Suite aux Etats-Unis et en France ?

JSB : Nous avons pas mal tourné aux Etats-Unis et au Canada. J’ai plusieurs groupes. Pour l’Amérique du nord, les musiciens sont basés entre Boston et New-York avec Obed Calvaire à la batterie, Matt Penman ou Ian Quinton Banno à la contrebasse, et Domas Zeromskas ou Victor Gould au piano. Pour l’Europe et les Antilles, c’est Grégory, Reggie et Arnaud.  

Il y a une différence entre jouer en Amérique et en Europe ?

JSB : Pour moi, c’est le même monde. A n’importe quel moment, que ce soit au Canada ou à New-York, aux Antilles ou en Europe, s’il y a une connexion entre le public et les musiciens, il peut y avoir des moments de magie. On ne sait jamais où, quand ni comment ça va se faire...

Où en êtes-vous de la tournée ?

JSB : C’est la dernière date. J’ai fait trois concerts aux Antilles, deux séances d’enregistrement à Paris et là, c’est ce qui conclut ma petite quinzaine sur les routes. 

Si tu habites toujours à Harlem, pouvons-nous s’attendre à une deuxième Harlem Suite, et quels sont tes projets ?


JSB : J’habite maintenant à Boston, où je me suis installé il y a huit ans pour enseigner à la Berklee School of Music. Mais il y aura peut-être une suite à The Harlem Suite... Enfin, pour l’instant, je voudrais revenir un petit peu à mes racines guadeloupéennes ou antillaises et monter un projet en quartet, voire en quintet qui soit imprimé de nos rythmes. 

Sinon, je viens de sortir mon tout dernier disque il y a un mois et demi avec Grégory Privat.

Et toi, Georges, quels sont tes projets ?

GG : Il y a deux ans j’ai sorti mon premier album en tant que leader avec Arnaud à la batterie et Michel Alibo à la contrebasse. C’est une sorte de retour au jazz, parce que j’ai eu un parcours atypique. En sortant de la Bill Evans Academy, j’ai été happé par tout ce qui est musique de variété, populaire, que ce soit hip-hop, R’n’B, soul, musique traditionnelle des Antilles – biguines et mazurkas. Et, finalement, j’ai joué très peu de jazz et pas de projet perso jusqu’en 2020, cette fameuse année Covid. J’ai tout remis à plat. Je me suis interrogé sur comment j’avais envie de redémarrer après cette période de confinement. J’ai commencé à composer et me suis dit que ce serait bien d’aller au bout. Perspectives est sorti en 2023. La semaine dernière, je viens de sortir un maxi single de trois titres, qui est une sorte d’extension de l’album, avec contrebasse, batterie et une voix. Mais c’est en attendant le prochain bébé.
 

Georges Granville – 28 juin 2025 © PLM


Tu incorpores également des éléments Gwoka ?

GG : Comme je suis de la Martinique, c’est plutôt le Bèlè. Sur mon premier album, deux morceaux viennent directement du Bèlè. La Biguine et la Mazurka sont les plus connues et les plus jouées, mais moi j’ai vraiment un faible pour le Bèlè. Même si sur ce que j’ai sorti récemment, c’est plus inhabituel… Je recherche, j’expérimente… Les racines sont toujours là, mais on fait avancer !

Au tour d’Arnaud ?

Arnaud Dolmen – 28 juin 2025 © PLM

AD : J’ai mon quartet… Jazz contemporain, Gwoka… avec, comme j’aime dire, mes influences parisiennes aussi ! A Paris, on voyage sans bouger. Il y a tellement de sons et d’excellents musiciens, que j’ai la chance d’accompagner. Tout m’influence en fait. J’ai aussi un duo piano – batterie avec Leonardo Montana. Je fais beaucoup de créations. Je viens par exemple de sortir un album avec Michel Alibo, Jowee Omicil et la harpiste Sophye Soliveau. Un nouveau disque va sortir au mois d’octobre avec Grégory Privat et Laurent Coulondre. Mes projets perso qui tournent vraiment sont le quartet et le duo, mais aussi un groupe électrique que j’ai, mais qui n’est pas encore prêt pour enregistrer... C’est un groupe qui s’appelle VityGroove, une sortie de résidence… La musique a plu ! Du coup il y a des dates qui tombent, mais franchement je ne suis pas encore prêt à enregistrer parce que le projet n’est pas fini dans ma tête et les morceaux ne sont pas encore aboutis non plus. Ça prendra un peu de temps…


Et toi, Reggie, quels sont tes projets à venir ?

RW : Devenir fou ! [Rires] Avec Black Live Collective, qui est devenu un groupe, nous continuons notre chemin. J’ai finalement réussi à avoir quatre musiciens en même temps au même endroit… avec moi, Gene Lake, David Gilmore et Ravi Coltrane. Nous avons une date en décembre pour enregistrer...
 

Reggie Washington – 28 juin 2025 © PLM


Tu partages ton temps entre les Etats-Unis et l’Europe ?

RW : Non, non. Je vis à Bruxelles. J’ai trois filles. C’est ça mon vrai boulot ! Aujourd’hui je suis en vacances ! [Rires] Mais c’est un plaisir de sortir et de jouer avec les vieux copains… ou de jeunes nouveaux copains ! [Rires]

Le mot de la fin : jouer avec cette chaleur ? 


Collectivement : Ne parlons pas de ça ! [Rires]

JSB : Par contre, Avignon, moi j’adore… Lorsqu’on me parle de la France et que je fantasme un petit peu sur les bons côtés de ce pays, je ne pense jamais à Paris, mais je pense à Avignon, Montpellier, Toulouse, Bordeaux… mais je ne pense jamais, mais alors jamais, à Paris ! Pour moi, toute cette région c’est le meilleur que la France ait à offrir !


The Harlem Suite à L’Assemblière


Le 28 juin 2025, à une encablure du centre de Tavel, dans un décor idyllique de vignes et de collines doré par le soleil couchant, l’Assemblière, chai du vignoble Dauvergne Ranvier, accueille Jacques Schwarz-Bart (à lire aussi) et son quartet dans le cadre de l’Avignon Jazz Festival.

Après que les spectateurs se soient régalés de planchas de charcuteries ou de fromages, de fougasses ou de quiches, le tout arrosé des vins de la maison, la soirée peut commencer. François Dauvergne commence par remercier les équipes qui contribuent à la bonne marche du festival, puis souligne que la formation du jour « est véritablement au niveau d’un grand cru… ». Gilles Louis-Eloi, directeur de l’Avignon Jazz Festival, présente ensuite brièvement le quartet qui investit la terrasse de l’Assemblière pour une heure et demie de musique intense. 

François Dauvergne – 28 Juin 2025 © PLM


Même si Schwarz-Bart constate qu’« il faut vraiment vouloir écouter du jazz pour ne pas être en ce moment en train de siroter une boisson fraîche dans l’air conditionné » car la journée a été suffocante, la légère brise qui balaie la pelouse de l’Assemblière rend ce début de soirée singulièrement agréable. Le programme du concert reprend des morceaux des deux avant-derniers disques du saxophoniste, The Harlem Suite (2023) et Soné ka-la 2, Odyssey (2020). Tous les thèmes ont été composés par le leader. Schwarz-Bart est entouré de Reggie Washington à la contrebasse et Arnaud Dolmen à la batterie, deux piliers de son quartet européen. Le troisième compère habituel, Grégory Privat, n’étant pas disponible, c’est donc Georges Granville qui fera vibrer le Yamaha C3.

Georges Granville, Reggie Washington, Jacques Schwarz-Bart & Arnaud Dolmen – 28 Juin 2025 © PLM


Le concert démarre avec « Jacques – Pa Gadé », également morceau d’ouverture de Soné ka-la 2. Dès les premières mesures l’ambiance est donnée : le saxophone ténor expose tranquillement le thème-riff sur un ostinato chaloupé, construit à partir d’un leitmotiv dansant de la batterie, une ligne solide de la contrebasse et des accords plaqués du piano. Dolmen en met partout avec joie et légèreté pendant que Granville prend un solo simple et efficace, puis Schwarz-Bart et Washington dialoguent avec intelligence. Une alternance de traits virtuoses, entrecoupés de motifs sautillants et de sauts d’intervalles caractérisent le chorus du saxophone. La musique circule en souplesse entre les quatre complices. Mention spéciale à l’ingénieur du son pour le bel équilibre les voix, souvent une gageure en extérieur avec, qui plus est, du vent. 

Georges Granville, Reggie Washington, Jacques Schwarz-Bart & Arnaud Dolmen – 28 Juin 2025 © PLM

Suivent cinq morceaux de The Harlem Suite. Schwarz-Bart présente « Time Travel » comme un « syncrétisme de tous les rythmes modernes que m’a inspiré cette scène post-bop des années 90 et 2000 à New York ». Là encore, le thème, court et vif, fait la part belle aux poly-rythmes de la batterie et à la carrure inaltérable de la contrebasse. Le piano profite de cette pulsation contagieuse pour se lancer dans un solo où les phrases dynamiques laissent place à des blockchords aux consonances caribéennes. Le ténor prend la suite avec un discours bigarré et bien construit autour de phrases rapides et brèves, de ruptures brutales, d’envolées dans les aiguës, d’arpèges véloces… dans un style néo-bop relevé. « Equivox » s’appuie d’abord sur des rythmes enchevêtrés, puis Granville s’évade dans des variations bop vigoureuses, soutenu par une walking et un chabada parfaits. Le saxophone revient à un discours post-bop tendu sur une contrebasse qui vrombit, une batterie foisonnante et un piano puissant. La ballade « From Gorée to Harlem » fait évidemment référence à l’île éponyme au large de Dakar, triste symbole de la déportation des esclaves vers les Amériques, où ils donneront naissance au jazz. Quant à Harlem, c’est le quartier de New York qui devient le centre névralgique du monde afro-américain à partir des années 30. Entre pédales et contre-chants, le piano souligne habilement la mélodie douce et nostalgique jouée par le ténor, tandis que les balais caressent la batterie et que la contrebasse, minimaliste, égrène ses notes. Ce calme précède une tempête funky sur laquelle Granville surfe élégamment. Schwarz-Bart ramène de la placidité, et, sous une apparente nonchalance, prend un chorus plein de relief, toujours porté par une rythmique nerveuse. « Twisted » s’inscrit dans la lignée hard-bop : thème-riff fougueux exposé par le ténor en alternance avec la rythmique à l’unisson, suivi d’une walking athlétique de la contrebasse, des chabadas musclés de la batterie et des progressions d’accords trapus du piano. Dans cette atmosphère imposante, le ténor virevolte avec un mélange de fluidité et de swing. Le piano continue dans la même veine. Quand le tempo se dédouble, grâce à une mise en place aux petits oignons, le quartet s’amuse toujours avec la même aisance !  « Dreaming of Freedom » a une histoire : « je jouais une série de concerts à New York et, tous les jours, il y avait un homme d’un certain âge qui s’asseyait au premier rang, très vocal dans ses applaudissements et sa façon de réagir à la musique, mais qui ne disait jamais rien, ni à moi, ni à personne d’autre… comme une sorte d’âme solitaire. Et un jour, après l’avoir vu, revu et revu dans mes concerts, je lui dis « c’est un plaisir de te rencontrer. Comment se fait-il que tu ne parles jamais à quiconque ? »... Nous sommes devenus amis et, de fil en aiguille, il m’a expliqué qu’il avait passé une trentaine d’années en prison pour un crime qu’il n’avait pas commis, à cause de la couleur de sa peau ». Retours aux balais pour Dolmen et à la parcimonie pour Washington, qui installent une rythmique soyeuse et légère. Grave, Schwarz-Bart enchaîne des propos mélodieux aérés, alors que Granville le double à l’unisson ou en contrepoint.

Les trois derniers morceaux du concert sont tirés de  Soné ka-la 2, Odyssey. Basé sur le rythme léwoz (deux temps et un arrêt) du Gwoka, « Konk a Lambi », est implacablement dansant : des roulements et une syncope sur les fûts s’intercalent entre les deux temps marqués par la charleston. Le solo de contrebasse est à la fois musical et entraînant. Le piano et le ténor s’aventurent en terrain néo-bop, poussés par une batterie qui se déchaîne petit à petit et fait monter la pression. « New Padjanbel » s’appuie sur un autre rythme du Gwoka : le padjanbèl, à trois temps. Après une entame abrupte du ténor sur une batterie imposante et une contrebasse profonde, le piano et le saxophone partent de concert. Les développements fiévreux de Granville et Schwarz-Bart sont aiguillonnés par les coups de butoir de Dolmen, qui passe en binaire, et le jeu funky de Washington. Une accélération du tempo emballe le quartet qui rugit furieusement ! En bis, Schwarz-Bart et ses compagnons interprètent « Mendé », autre rythme du Gwoka, à quatre temps. Le saxophoniste invite le public à taper dans les mains et à danser, puis attaque un scat guttural rythmique. « Mendé » prend une tournure fanfare des îles. Les roulés pétillants de la batterie, les motifs alertes de la contrebasse, les boucles frétillantes du ténor et les lignes pimpantes du piano invitent irrésistiblement à se déhancher… 

Du début à la fin du concert le public reste concentré, écoute attentivement les propos du quartet et sa connexion avec la musique est palpable. Il faut dire que Schwartz-Bart, Granville, Washington et Dolmen maintiennent un suspens de tous les instants par des constructions mélodico-rythmiques particulièrement variées, des mouvements complexes, mais toujours avec la danse en filigrane, et, surtout, un plaisir de jouer communicatif !

Georges Granville, Reggie Washington, Jacques Schwarz-Bart & Arnaud Dolmen – 28 Juin 2025 © PLM