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21 décembre 2019

Le Jour et la Nuit du Piano aux Bouffes du Nord

Du 14 au 20 novembre 2019 a lieu la première édition de Pianomania. Comme son nom l’indique, ce festival créé par Jean-Philippe Allard (Polydor, Universal, Impulse!…) et Reno di Matteo (Antéprima Productions) est dédié au piano jazz, mais pas que... 

Au menu, des têtes d’affiche – Herbie Hancock, Chilly Gonzales, Christophe Chassol, Kenny Barron et Jason Moran – à la salle Pleyel et à la Seine Musicale, de multiples concerts au Baiser Salé, Sunset – Sunside, Duc des Lombards et Pop-Up!, et un événement inédit : le Jour et la Nuit du Piano. La direction artistique de ce véritable marathon du piano – près de douze heures de musique – a été confiée à Baptiste Trotignon et les concerts se déroulent au théâtre des Bouffes du Nord.

Construit en 1876 par l’architecte Emile Leménil à la demande de Jules Chéret, le théâtre des Bouffes du Nord est tour à tour un café-concert, le « Théâtre Molière », un music-hall, une « salle de spectacles à succès », le « Théâtre des Carrefours »… puis finit par fermer ses portes en 1952. En 1969, Narcisse Zecchinel, un entrepreneur du bâtiment italien, rachète le théâtre et le sauve de la démolition. Il faut attendre 1974 pour que les Bouffes du Nord reprennent du service, sous l’impulsion de Peter Brook et Micheline Rozan. Depuis, pièces de théâtre, opéras et concerts se disputent cette salle de plus de cinq cents places à l’acoustique exceptionnelle et classée monument historique en 1993. 

Monsieur Loyal du spectacle, Trotignon a divisé le programme du Jour et de la Nuit du Piano en trois parties : Armel Dupas, Thomas Enhco, Sophia Domancich et Pierre Christophe de onze heures à treize heures trente, Edouard Ferlet, Alain Jean-Marie, Franco D’Andrea, Bojan Z, Fred Nardin et Juliette de quinze heures à dix-neuf heures, puis Philippe Cassard, Trotignon et des invités surprises – Avishai Cohen (le trompettiste), Minino Garay et Melody Gardot – de vingt-heures trente à vingt-trois heures.


Baptiste Trotignon - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Tout au long du marathon, les musiciens alternent entre les deux Steinway modèle D, placés tête-bêche sur la scène : près de trois mètres de long et une demi-tonne de bois et de fer prêts à en découdre avec les douze pianistes !




Armel Dupas

Après le Conservatoire de Nantes et le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, Dupas joue, entre autres, avec Georges Paczynski, Fiona Monbet, Sandra Nkaké, Henri Texier, David Linx… compose abondamment pour le cinéma (Arnaud Desplechin, Christophe Honoré, Michel Gondry...), monte WaterBabies avec Corentin Rio (Inner Island – 2013), un quartet avec Chloé Cailleton, Lisa Cat-Berro et Mathieu Penot (Upriver – 2015), un trio à tendance jazz rock progressif avec Penot et Kenny Ruby (A Night Walk – 2017) et des projets en solo (Broderies et Laugère Song(s) – 2019 )… 


Armel Dupas - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Malgré le froid de canard, Dupas arrive pieds nus et entame le concert avec « Laugère Song », tiré du disque éponyme. Cette musique, jouée à l’origine pour des particuliers chez eux, est évidemment intimiste : des ostinatos et autres boucles soulignent de longues phrases legato, entre romantisme et musique classique du XXe. Les lignes sinueuses et élégantes évoquent également le cinéma, comme dans la « Petite improvisation moscovite », ville où Dupas est installé en ce moment. Après avoir remercié la concentration du public qui est palpable et, comme l’indique le pianiste, est un élément clé dans l’exercice du solo, il change de piano pour « The Happiest Moments of My Life », également au menu de Laugère Song(s). Après un passage avec Claude Debussy en filigrane, le morceau monte en tension sur un riff tendu. Dupas conclut avec « Free Man In Paris », la chanson de Joni Mitchell, interprétée avec des accents pop et une densité très « jarrettienne ». 


Sur les traces de Keith Jarrett, Brad Mehldau… la musique de Dupas s’inscrit dans une veine lyrique moderne, vive et subtile. 



Thomas Enhco

Formé au Centre des Musiques Didier Lockwood et par Gisèle Magnan, Enhco enregistre son premier disque, Esquisse, à quinze ans : sa carrière est lancée. Après un séjour au Japon en 2008 et à New-York en 2012, le pianiste enchaîne les disques et les tournées aussi bien dans des contextes jazz que classiques, en passant de George Gershwin à Maurice Ravel ou Philip Glass, du Triple Concerto en do majeur, opus 56, de Ludwig van Beethoven ou d’Eros Piano de John Adams à son propre concerto pour piano et orchestre. 


Thomas Enhco - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Enhco entame le set par un hommage à Didier Lockwood – son beau-père, disparu le 18 février 2018 – qui lui disait « arrête de jouer ce que tu sais, joue pour les anges ». Un touché puissant et un développement touffu caractérisent « Joue pour les anges », morceau très impressionniste. Après une introduction heurtée, « jarrettienne » s’il en est, « All The Things You Are » décolle, sur un balancement rythmique vigoureux et des variations qui naviguent entre tradition et modernité. La ballade nostalgique « Looking Back » pourrait être une bande originale de Michael Nyman. Enhco s’amuse ensuite sur le Clavier bien tempéré, pris à toute allure et exploité avec caractère. Trotignon le rejoint pour un duo intense et entraînant sur « Owl And Tiger », une composition signée Enhco.


Enhco monte des pièces musicales séduisantes, avec une assurance mélodique et rythmique remarquable. 



Sophia Domancich

Des bancs du CNSMDP et des grands orchestres – Big Band Lumière de Laurent Cugny, Quoi de neuf docteur ? de Serge Adam, l’ONJ de Didier Levallet… – à Equipe Out et autres formations avec des musiciens issus de l’école de Canterbury, en passant par le quintet Pentacle, le trio DAG… et de multiples collaborations avec l’avant-garde américaine, Domancich est une pianiste incontournable du monde des musiques improvisées depuis près de quarante ans.


Sophia Domancich - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Des cellules minimalistes énergiques, parsemées d’esquisses mélodiques et entrecoupées de motifs rythmiques, brossent un paysage contemporain tendu. Domancich se rapproche petit à petit de « Lonely Woman » (elle est d’ailleurs la seule pianiste de jazz au programme…), qu’elle interprète avec un intensité dramatique et une élégance rares. Le deuxième morceau continue dans une veine contemporaine avec des lignes mélodico-rythmiques modernes, interrompues par des éclats sonores violents. En conclusion la pianiste joue une comptine, qui pourrait sortir de l’école d’Arcueil, mais qu’elle pimente d’ingrédients rythmiques, bien hérités du jazz… 


Derrière son lyrisme complexe, rythmé et touchant, Domancich réussit à faire entendre le piano plutôt que du piano. Et ce n’est pas donné à tout le monde ! 



Pierre Christophe

Après le Conservatoire de Marseille et la Manhattan School of Music, Christophe étudie avec Jacki Byard, à qui il consacrera trois disques au début des années 2000. En dehors de son quartet, Gérard Badini, Michel Pastre, Jérôme Etcheberry, Stan Laferriere… s’appuient régulièrement sur ses qualités de swingman.

Pierre Christophe - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Christophe a choisi sept standards : « I Cover The Waterfront » (Johnny Green et Edward Heyman – 1933), « The Duke » (Dave Brubeck – 1955), « Ask Me Now » (Thelonious Monk – 1951), « Moon Song » (Arthur Johnston et Sam Coslow – 1932), « A Flower Is A Lovesome Thing » (Billy Strayhorn – 1965), « That Old Feeling » (Sammy Fain et Lew Brown – 1937) et « Memories of You » (Eubie Blake et Andy Razaf – 1930). Il les interprète dans un style mainstream, qu’il maîtrise à la perfection : pompes (« The Duke »), montées arpégées véloces (« A Flower Is A Lovesome Thing »), lignes de walking (« That old Feeling »), mélodie legato (« I Cover The Waterfront »), swing (« Ask Me Now »)...


Avec Christophe, Pianomania remonte dans l’histoire du jazz à l’époque des pianistes stride et de la Swing Era. 




Edouard Ferlet

C’est au Berklee College of Music, à Boston, que Ferlet se forme au jazz. De retour en France, le pianiste compose pour la télévision, monte plusieurs groupes, enregistre ses premiers albums en leader (Escale – 1996, Zazimut – 1999)… En 2001 il cofonde le Trio Viret avec Jean-Philippe Viret à la contrebasse et Antoine Banville à la batterie, remplacé en 2008 par Fabrice Moreau. En parallèle Ferlet arrange pour Julia Migenes, Lambert Wilson… continue d’enregistrer en solo (Par tous les temps – 2004, Think Bach – 2012 & 2017), crée sa société de production, Mélisse, en 2005… 


Edouard Ferlet - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Le programme de la séance est construit autour de morceaux tirés de Think Bach Op. 2. « Mind The Gap », interprétation libre du « Prélude en ut dièse majeur » (BWV 872) de Johann Sebastian Bach, démarre par un jeu contemporain et, après l’exposé du thème, part dans un développement harmonieux, sur une ligne de basse sobre. Changement de décor pour « Et si », derrière lequel se cache l’adagio (ma non tanto) de la « Sonate pour violon et clavecin n°3 en mi majeur » (BWV 1016) : à grand renfort de jeux rythmiques parsemés d’accents moyen-orientaux et d’envolées pop, Ferlet s’approprie vraiment la musique de Bach. Sur l’amusant « Crazy B », c’est la variation n°1 des « Variations Goldberg » (BWV 988) que le pianiste passe à la moulinette de ses arpèges puissants, accords fortissimo et autres brisures rythmiques. Pour terminer, après la majestueuse introduction de « Miss Magdalena », alias le « Prélude en ut majeur » (BWV 846) du Clavier bien tempéré, Ferlet propose un cocktail de cliquetis, de lyrisme et de baroque… tout en sifflant à l’unisson.


Ferlet ne se contente pas de jazzifier Bach, mais traite les thèmes du « Cinquième évangéliste » (Albert Einstein dixit) comme des standards sur lesquels il joue au chat et à la souris avec une délectation communicative...



Alain Jean-Marie

Des bals de la Guadeloupe dans les années soixante, avec l’orchestre de Robert Mavounzy, à Pensativa, sorti en 2019, avec Darryl Hall et Lukmil Perez, voilà presque soixante ans que Jean-Marie écume les scènes du jazz… Depuis qu’il s’est installé à Paris – en 1973 – Jean-Marie a accompagné le gotha des artistes, d’Art Farmer à Benny Golson et passant par Chet Baker, Sonny Stitt, Lee Konitz, Johnny Griffin, Dee Dee Bridgewater, Abbey Lincoln… Le pianiste joue aussi bien dans des contextes jazz qu’antillais et ses Biguines Reflections ont désormais fait le tour du monde.


Alain Jean-Marie - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Ballade dans un esprit be-bop, soutenue par une walking entraînante, « Some Other Spring » (1939) de Billie Holiday ouvre le bal. Jean-Marie poursuit avec « A Fine Romance » (1936) de Jerome Kern et Dorothy Fields : des phrases délicates soutenues pas une rythmique chaloupée, qui doit autant au bop qu’aux îles. Des lignes en zig-zag, un jeu saccadé et des rythmes ondoyants illuminent  « Love Me or Leave Me » (1928), signé Walter Donaldson et Gus Kahn. Pour « Straight Ahead », une ballade de Mal Waldron (1961), chantée par Abbey Lincoln, Jean-Marie joue sur des questions-réponses et des discontinuités dans un esprit « monkien ». Un quatre mains pétillant de swing, avec Jean-Marie et Trotignon, développe « The Man I Love », le tube de George et Ira Gershwin (1924).



Alain Jean-Marie & Baptiste Trotignon - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Marquée par le be-bop et les Antilles, la musique de Jean-Marie est un long fleuve pas si tranquille que ça... 




Franco D’Andrea

Au sortir de l’adolescence, D’Andrea décide de troquer sa trompette et son saxophone soprano pour le piano et commence sa carrière professionnelle au début des années soixante. Il alterne ses formations, dont le Modern Art Trio avec Bruno Tommaso et Nunzio Rotonde, les groupes des musiciens américains de passage, à l’instar de Konitz, Phil Woods, Dave Liebman, Griffin, Pepper Adams… et l’enseignement.


Franco D'Andrea - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

D’Andrea joue quatre morceaux dynamiques dans lesquels les idées fusent : lignes sinueuses ponctuées d’accords plaqués, de clusters, d’ostinatos… Mais aussi des passages stride et des traits bluesy qui viennent s’immiscer au milieu des phrases malicieuses du pianiste. D’Andrea s’appuie sur des articulations main gauche – main droite astucieuses qui rappellent le jeu de Thelonious Monk.


A l’instar de Martial Solal en France, D’Andrea crée un univers musical personnel, entre tradition jazz et musique classique moderne, d’une ingéniosité virtuose et parfaitement libre ! 



Bojan Z

Zulfikarpašić a commencé son apprentissage avec le folklore yougoslave, la musique classique et la pop. Après des cours en Yougoslavie puis à New-York, avec Clare Fischer, il poursuit au CIM, à Paris. Dans les années quatre-vingt dix, le pianiste prend son envol aux côtés de Michel Portal, Henri Texier, Nguyên Lê, Noël Akchoté, Julien LourauBojan Z Quartet (1993), Yopla ! (1995), Koreni (1999), Solobsession (2001), Transpacifik (2003), Xenophonia (2006), Humus (2009), Live, Bozilo (2009), Soul Shelter (2012), Tsscht (2013), Duo (2014) et Housewarming (2016) sont autant de jalons dans une carrière passionnante et sans concession. 


Bojan Z - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Même s’il n’est pas sur son Fazioli habituel, à la sonorité légèrement plus nette et brillante que le Steinway, le jeu de Bojan Z reste caractéristique : un jeu physique, des mélodies enchanteresses, des harmonies et des rythmes aux parfums des Balkans. « Zoli morceau » commence comme un piano mécanique, puis le thème se développe petit à petit au milieu du crépitements des notes. Plutôt nostalgique, « Nedyako’s Eleven » (Soul Shelter) se déroule d’abord dans un climat intimiste avant de s’emballer. « Rhythmonesia » (?) passe d’une ode dissonante à une ambiance luxuriante. Bojan Z tient l’auditeur en haleine en insérant le motif mélodique au milieu de ses envolées touffues. Dans « Tender », les mains alternent unissons et contrepoints dans des climats qui vont de la musique contemporaine, voire minimaliste, à un jazz coupé de folk. Bojan Z retrouve Trotignon (ils ont déjà joué en duo en 2012 à l’occasion de Jazz à La Villette) pour « Seeds » (tiré de Duo avec Lourau), une conversation pimentée.


La musique de Bojan Z est attachante. Chaque morceau raconte une histoire à la manière d’une rhapsodie, dans des formes complexes qui habillent un contenu familier...



Fred Nardin

Diplômes du Conservatoire de Chalon-sur-Saône et du CNSMDP en poche, Nardin cofonde The Amazing Keystone Big Band en 2010, joue dans pléthore de formations (Sophie Alour Trio, Switch Trio, Jean-Philippe Scali Quintet…), enseigne le jazz dans diverses écoles (Conservatoire de Chalon-sur-Saône, Centre des Musiques Didier Lockwood...) et a monté un trio avec Leon Parker et Or Bareket


Fred Nardin - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

La « New Waltz » démarre sur un ostinato rapide et une ligne minimaliste, puis prend une tournure romantique. Après une introduction heurtée, parsemées d’accents pop, à la Jarrett, le blues s’invite dans un « Don ‘t Forget The Blues » entraînant. Le thème debussyste qui suit, composition terminée le jour-même et sans titre, nous apprend Nardin, se développe en phrases sinueuses legato. Le pianiste traite « Angelina », de McCoy Tyner, avec énergie et intensité, en alternant envolées véloces et suite d’accords latino. C’est plutôt le trumpet-style et les pompes que convoque d’abord Nardin pour « James », un morceau signé Duke Pearson. Puis il enchaîne sur des lignes hard-bop véloces.


Dans la lignée de ces pianistes contemporains qui marient avec habileté l’énergie syncopée du jazz et le lyrisme élaboré du classique, Nardin propose une musique pleine de contrastes et de vigueur. 



Juliette

« Je n’ai pas encore décidé si je faisais cerise sur le gâteau ou arrête dans le poisson » : ainsi se présente Juliette, seule pianiste-chanteuse (et réciproquement) de la journée. Son set est émaillé de plaisanteries et d’une bonne humeur contagieuse.


Juliette - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

En guise d’introduction Juliette chante « A carreaux », un auto-portrait vu par le prisme de ses lunettes : 

« Parmi mes signes distinctifs 
Ronde du cul, 
frisée du tif 
Il en est un qu'on n'peut rater 
J'ai des lunettes sur le nez... » 
Une voix puissante, un timbre limpide et un phrasé clair mettent en relief le mélange d’humour et de sérieux qui caractérise « Météo marine ». Son accompagnement au piano est adroit, bien qu’elle s’en défende : « Je ne suis pas une vraie pianiste, j’ai de la chance… En vérité j’appuie à peu près n’importe où et la plupart du temps c’est joli... ». « Bijoux de famille » est une chanson paillarde amusante. Pour sa « Petite messe solennelle », Juliette a repris le titre et la basse continue de celle de Gioachino Rossini, mais toute ressemblance s’arrête là car c’est une ode au vin ! Avant de revenir à la gouaille de titi parisienne qui habite « J’aime pas la chanson », elle joue une ligne arpégée qui sort du clavier du piano... raccourci dans les aigus car, nous dit-elle, « c’est les pianos américains… C’est les défauts de l’ultra libéralisme… Comme personne ne se sert des aigus ils se sont dit : on va les enlever... »… Elle conclut son tour de chant sur « Padam, Padam », entonné en puissance. En bis, Juliette déclare : « je n’aime pas la chanson, mais je fais de la chanson parce que ça rapporte beaucoup d’argent… et française, parce que je ne parle que le français... » et se lance dans une chanson-gag, « El tango », caricature de « L’homme à la moto » d’Edith Piaf... 

Bien ancrée dans la tradition des chanteuses à texte, Juliette égaie les Bouffes du Nord qui retrouvent l'atmosphère d'un cabaret-concert enjoué...



Philippe Cassard 

Après la chanson, place à la musique classique, avec Cassard ! A la suite d’un parcours typique de concertiste – CNSMDP, travail avec les plus grands, dont Nikita Magaloff, collection de premier prix etc. – Cassard est invité par le gotha des orchestres européens sous la direction des chefs les plus prestigieux, s’illustre dans l’interprétation de l’intégrale de l’œuvre pour piano de Debussy, joue avec maints orchestres de chambre, forme un duo célébrissime avec Nathalie Dessay, publie un essai de référence sur Franz Schubert, fonde et dirige plusieurs festivals, enregistre une trentaine de disques, anime quatre-cent trente Notes du Traducteur sur France Musique… 


Philippe Cassard - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Particulièrement sympathique et visiblement passionné, Cassard présente chaque morceau avec moult détails et anecdotes plus intéressantes les unes que les autres. Il commence par les « Valses nobles et sentimentales » que Maurice Ravel a composées en 1911 en hommage à Schubert. Rythmées et dynamiques, ces valses évoquent plutôt une fanfare, « très pétaradante, très grinçante... », comme le souligne le pianiste. A l’opposée, la « Gymnopédie n°1 » d’Erik Satie, sortie en 1888 et inspirée par Salambô de Gustave Flaubert, est une valse très lente – «  Lent et douloureux », dit la partition – qui s’apparente presque à une ode funèbre. Joyeuse, légère et enlevée, la « Valse en ut » de Francis Poulenc a été écrite le 14 juillet 1919 pour l’Album des Six. Suivent cinq pièces de Debussy. Dans « Les fées sont d’exquises danseuses » (1912), Debussy laisse libre-court à son impressionnisme, avec des vagues arpégées et des lignes délicates, tandis que « La soirée dans Grenade » (Estampes – 1903) est un peu mystérieuse et parsemée d’ « espagnolades ». Comme son titre le laisse indiquer, « La plus que lente » (1903) est une valse majestueuse aux contours raffinés. Tiré de la Suite Bergamasque (écrite entre 1890 et 1905), « Passepied » est une danse énergique à quatre temps, entraînante, mais éloignée de la danse bretonne du même nom… Composée en 1904 après sa rencontre avec Emma Bardac, qui deviendra sa femme, « L’Isle Joyeuse » est un morceau flamboyant !


Un jeu expressif, un sens subtil des nuances et une sonorité brillante mettent en valeur des morceaux savamment construits et d’une modernité mélodique incontestable.



Baptiste Trotignon

Sorti du conservatoire de Nantes, Trotignon intègre, lui-aussi, le CNSMDP. En 1998, il monte un premier trio avec Clovis Nicolas et Tony Rabeson, publie Fluide (2000), puis Sightseeing (2001). En 2003, il sort son premier disque en solo (Solo), qui sera suivi de Solo II en 2005. A côté de ses nombreuses collaborations, Trotignon co-fonde un quartet avec David El-Malek, enregistre à New-York, crée un concerto pour piano pour Nicholas Angelich, joue en trio avec Thomas Bramerie et Jeff Ballard (Hit – 2013), en duo avec Garay (Chimichurri – 2017)...


Baptiste Trotignon - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Là où Dupas était pieds nus, Trotignon est en chaussettes… et tenue de scène zen. La première partie est essentiellement consacrée au répertoire de You’ve Changed, sorti le 8 novembre 2019 (Okeh), plus quelques reprises. La deuxième partie est dédiée aux duos avec les invités.


Pour commencer, Trotignon enchaîne « Crying Man » et « Adios », tirés de You’ve Changed, et « Awake » (Song, Song, Song – 2012) : minimalisme et lyrisme se côtoient, sur un accompagnement le plus souvent basé sur des ostinatos. Des traits « jarrettiens », une citation brève de la musique des Feux de la rampe, des passages rythmiques puissants, une comptine … viennent s’immiscer dans les différents tableaux. « Jenny Wren », une chanson de Paul McCartney que Trotignon a enregistrée avec Garay (Chimichurri), reste tranquille et mélodieuse, avec quelques accents pop ça-et-là. « Colchiques dans les prés » (You’ve Changed), composée en 1942 / 1943 par Jacqueline Debatte et Francine Cockenpot, est presque devenue un standard de jazz français depuis que Georges Avanitas (1969), Cortex (1975), Eddy Louiss (1996), Jean-Michel Pilc (2002)… l’ont mise à leur répertoire ! Trotignon brode sur le thème pendant que la main gauche répète un riff. Avec le motif répétitif de la main gauche qui met en avant la trame mélodique, « Welcome Back » (You’ve Changed) ressemble à une chanson et penche résolument vers la pop. « La Danza » (You’ve Changed) porte bien son nom : percussions dans les cordes et sur le piano, thème bluesy, ostinato sur trois notes, puis démarrage foisonnant sur une rythmique puissante. Pour conclure cette première partie, Trotignon s’attaque à la « Sarabande » de la Partita en do mineur (BWV 826) qu’il traite avec finesse et termine sur le Clavier bien tempéré


Avishai Cohen - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Avishai Cohen
rejoint Trotignon et ils interprètent « You’ve Changed », ballade élégante, magnifiée par la trompette majestueuse et brillante de Cohen. Dans « Well, You Needn’t » de Monk, les deux hommes ont des dialogues astucieux, entre course-poursuite et échanges rythmiques. Deuxième invité, Minino Garay fait d’abord le show depuis les travées, en se plaignant de l’absence de percussion dans le programme… Puis il va sur la scène avec son cajon et les deux musiciens se lancent dans un morceau véloce, touffu et vif. C’est ensuite au tour de Melody Gardot de venir chanter, accompagnée par Trotignon. Tirée à quatre épingle, la star attaque « Cry Me A River », le saucisson d’Arthur Hamilton (1953). Gardot a tout d’une crooner : timbre chaud, légèrement rauque, phrasé impeccable, intonation nette et placement sans aspérité, le tout accompagné délicatement par Trotignon. « Mon fantôme », chanson en français de Gardot, qu’elle a enregistrée avec Trotignon pour Song, Song, Song, penche davantage vers la variété que le jazz, malgré le passage en scat, sobre, de la chanteuse. En bis, le duo interprète « Baby I’m Fool », tirée de My One and Only Thrill (2008), ballade intimiste et tranquille de Gardot.



Baptiste Trotignon & Minino Garay - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

Belle initiative que ce Pianomania, d’autant plus que les écuries d’Universal et d’Antéprima Productions regorgent de musiciens passionnants ! Et Le Jour et la Nuit du Piano aura été une bien belle fête avec de nombreux moments musicaux savoureux… A l'année prochaine !



Melody Gardot - Pianomania - Novembre 2019 © PLM

23 décembre 2022

Pianomania marathon aux Bouffes du Nord...

Après une première édition particulièrement réussie en 2019, Pianomania est de retour du 18 au 22 novembre 2022. Dans la salle Pleyel, le théâtre Marigny, le théâtre de l'Athénée et le théâtre des Bouffes du Nord, l’affiche est toujours aussi éclectique, de Jamie Cullum à Yaron Herman, en passant par Paul Lay, Bojan Z, Eric Legnini, Gonzalo Rubalcaba… pour n’en citer que quelques-uns !

Le 20 novembre, Laurent de Wilde succède à Baptiste Trotignon pour la programmation du Jour et de la Nuit du Piano aux Bouffes du Nord. De onze heures à vingt-trois heures, treize pianistes se succèdent sur scène : la matinée voit défiler Edouard Ferlet, Leïla Olivesi, Benjamin Moussay et Cheick Tidiane Seck. A partir de quinze heures, c’est Giovanni Mirabassi, Christophe Chassol, Pierre de Bethmann, Mario Canonge, Clelya Abraham et Bernard Lubat qui se relaient. Le concert de vingt heures se déroule en deux parties : d’abord Grégory Privat, puis un duo entre Wilde et Alain Jean-Marie, qui remplace au pied levé Ray Lema, indisponible pour raison de santé. L’acoustique limpide de ce beau théâtre sert à merveille les deux Steinway & Sons D 274 fournis par Quintessence, et que Bastien Herbin ne cesse de bichonner, tout au long de la journée.

Laurent de Wilde - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM


Edouard Ferlet

C’est un plaisir de retrouver Ferlet au programme du Jour et de la Nuit du Piano. L’artiste propose Pianoïd, projet créé en 2015 aux Bouffes du Nord dans le cadre du festival Beyond My Piano. Pianoïd, c’est un piano Silent, un Disklavier, système de piano mécanique automatisé conçu par Yamaha en 1987, et un contrôleur MIDI pour que le musicien puisse orchestrer sa musique. Ferlet prépare également ses pianos à l’aide de réglettes, de pinces et de ficelles, qu’il glisse entre les cordes et dans la table d’harmonie pour en sortir des sons inouïs. En vrai synesthète, au gré des morceaux, Ferlet change la couleur de la guirlande de LED qui illumine le Disklavier…

Edouard Ferlet - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Ferlet utilise principalement le Disklavier comme instrument rythmique avec des ostinatos, des courts motifs récurrents (« Sundog », hommage à Moondog), des boucles évolutives à la manière des minimalistes américains (« Rockomotive ») ou des leitmotiv énergiques auxquels répond le piano du tac au tac (« Chi »). Fidèle à lui-même, Ferlet soigne ses mélodies (« Skin »), garde un esprit ludique (« Chi »), reprend les rythmes du Disklavier aux mailloches dans son piano et installe des dialogues plein de verve avec son partenaire mécanique…

Pianoïd navigue entre jazz (« Skin »), blues (« Sundog »), musique électronique (« Prelude n°1 in A minor »), école répétitive (« Rockomotive »)… et, bien sûr, les contrepoints de Johann Sebastian Bach qui ne sont jamais très loin. Un set joueur et réjouissant !


Leïla Olivesi

Il est rare de pouvoir écouter Olivesi en solo ! La pianiste est plutôt connue avec son nonet (Astral, Suite Andamane), ses quintet (Frida, L’étrange fleur, Tiy) et son quartet (Utopia).

Leïla Olivesi - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Grande admiratrice de Duke Ellington, Olivesi commence le concert par « Prelude To a Kiss », déjà au répertoire de Tiy. La pianiste dédie ce morceau à Peter Brook, décédé en juillet 2022, et à qui elle doit ses premières émotions théâtrales quand elle avait treize ans, lors d’une représentation de La tempête de William Shakespeare… aux Bouffes du Nord ! La mélodie tranquille, agrémentée d’ornementations et traits arpégés, laisse bientôt place à du stride, avec sa pompe et son swing. Tiré de son dernier disque, « Astral » est une ballade aux allures d’étude, dont le balancement n’est pas sans évoquer de loin en loin « African Flower », toujours d’Ellington. En hommage à la pianiste Geri Allen, Olivesi reprend « Drummer’s
Song », d’abord porté par des envolées vives appuyées sur un ostinato, puis développé dans une veine musique contemporaine. Pour rester dans le monde des femmes pianistes, elle continue avec « Scorpio », composition de Mary Lou Williams traitée en zig-zag, avec des changements rythmiques qui débouchent sur un accompagnement de boogie-woogie. « Missing CC », à la mémoire de Claude Carrière, autre grand « Ellingtomane », disparu en 2021, se partage entre stride, ambiance des îles et ode majestueuse. Olivesi termine son set avec « Con Alma », tiré d’Utopia, qui passe des vagues debussystes à des phrases méditatives, avant de se conclure par un swing entraînant.

La musique d’Olivesi panache avec élégance modernité mélodique et rythmique swing.


Benjamin Moussay

Aux claviers ou au piano, dans un environnement électrique ou acoustique, que ce soit du jazz contemporain ou du jazz rock progressif, avec ses trios ou dans les formations de Louis Sclavis, Bernard Struber, Sylvain Cathala, Airelle BessonMoussay nage comme un poisson dans tous les océans !

Benjamin Moussay - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Le Jour et la Nuit du Piano est l’occasion de partager quelques titres de Promontoire, premier enregistrement en solo de Moussay, sorti chez ECM en 2020. Dès l’entame de « 127 », la puissance du touché et la palette des nuances mettent en relief la magnifique sonorité du Steinway. Le discours recherché de « Promontoire », avec ses échanges astucieux entre main droite et main gauche, révèle un sens mélodique manifeste. Le caractère cinématographique de « Horses », accentué par des variations de volume sonore, fait ressortir la cohérence des développements. Plus introspectif et mélancolique, « Villefranque » évolue lentement, bercé par des phrases subtiles. Changement de décor avec « Don’t Look Down » : un motif ultra-rapide et un accompagnement minimaliste forment des boucles, dans une atmosphère de musique contemporaine percussive. « Haka », composé pour le spectacle La montagne du Collectif Bonheur Intérieur Brut, tourne autour d’une belle mélodie, qui ressemble également à une bande originale de film.


Beaucoup d’idées, d’intensité et d’émotions : un superbe duo entre Moussay et son piano !


Cheick Tidiane Seck

Avant d’être l’un des piliers de la scène world music (Mandingroove – 2003) et de réaliser des disques avec Hank Jones (Sarala – 1995) ou Dee Dee Bridgewater (Red Earth – 2007), Seck s’est formé à Bamako dans les années 70, a fait le métier à Abidjan jusqu’au milieu des années 80, puis s’est installé à Paris en 1985 pour jouer avec Salif Keita. Depuis, il se partage entre la France, le Mali et les Etats-Unis…

Cheick Tidiane Seck - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Au répertoire de Seck, des morceaux de Kelena Fôly, qui sort le 18 novembre 2022 chez Komos Jazz. Dans « Kana Kassi », les longues lignes rapides, staccato et aigües rappellent la kora et les vocalises ont des accents bluesy. Seck a un jeu très rythmique avec des motifs de basse minimalistes et récurrents, sur lesquels se déroulent des mélodies touchantes, comme celle de « Lambé ». « Aimé Césaire », hommage au Poète de la Négritude, écrit pour les cent-vingt ans de l’abolition de l’esclavage, est aussi un jeu de mots espiègle avec « aimez ces airs »… Sur un thème lancinant aux teintes bluesy, Seck déclame « Le souffle des ancêtres », poème de Birago Diop (Leurres et lueurs) :

« Ecoute plus souvent
Les choses que les êtres,
La voix du feu s'entend,
Entends la voix de l'eau.
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglot :
C'est le souffle des ancêtres… »


Dédié à Joe Zawinul, Hank Jones, Randy Weston, Ornette Coleman, Manu Dibango, Tony Allen… autant de musiciens qui ont compté dans sa vie, l’émouvant « Motherless Child » démarre par un blues typique. Seck achève son tour de chant avec un « Niger River » aux allures de berceuse.

Aux confins du jazz, de la tradition mandingue et du blues, la musique de Seck est à la fois énergique et mélodieuse, entraînante et captivante.


Giovanni Mirabassi

Mirabassi n’a pas vingt ans quand il accompagne Chet Baker ou Steve Grossman… et à peine vingt-deux quand il s’installe à Paris. Depuis, le pianiste transalpin multiplie les projets en trio, en solo ou en quartet, avec moult chanteuses et chanteurs, sur des thématiques qui vont des chants révolutionnaires à la musique classique, en passant par les chansons à texte, le Real Book ou ses propres compositions.

Giovanni Mirabassi - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Lors du confinement, Mirabassi a voulu garder des liens avec son public et lui a proposé de lui faire parvenir des « pensées isolées » sous forme de textes, dessins, photos… sur lesquelles il a improvisé. De là est né Pensieri Isolati, projet qui a fait l’objet d’un spectacle audio-visuel,

avec une création du vidéaste Malo Lacroix, et d’un disque, sorti le 24 septembre 2021 chez Jazz Eleven. Mirabassi joue des pièces de Pensieri Isolati et « Le chant des partisans », morceau fétiche, notamment enregistré dans Avanti! (2000). Ses longues phrases rubato, délicates ou foisonnantes, superposées ou légèrement décalées, fleurent bon le romantisme. Quelques touches pop et un swing subtil rappellent que le jazz n’est jamais bien loin…

Des pensées isolées de Mirabassi se dégage le parfum mélancolique d’« un peu de beauté qu’il a trouvé autour de lui et qu’il souhaite partager avec d’autres… »


Christophe Chassol

Christophe Chassol - Pianomania
20 novembre 2022 © PLM
De formation plutôt classique – Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et Berklee College of Music – Chassol a définitivement balayé les frontières musicales : classique, musique contemporaine, jazz, variété, cinéma, musiques du monde, télévision, publicité… rien qui ne fasse partie de son monde, comme il le démontre pendant sa chronique hebdomadaire sur France Musique.

Chassol anime son concert un peu comme une chronique en joignant la parole au geste. Il explique ce qu’il joue – « Sol bémol… Fa dièse… » –, devise avec le public – « j’aime bien les grilles d’accords » –, chante les notes de ses lignes mélodiques ou siffle les trilles d’un merle. Le premier morceau s’apparente à une étude : sur une pédale en Sol bémol, Chassol s’amuse à descendre la gamme, introduit des boucles, esquisse un motif mélodique, puis prend un malin plaisir à introduire des ruptures rythmiques. « NOLA Chérie », musique du film éponyme que Chassol a publié en 2011, s’articule autour d’une suite d’accords à partir d’un La bémol, de multiples variations rythmiques et d’une ligne mélodique prétexte. Quant à « Big Sun », morceau-titre d’un disque sorti en 2015, il flirte avec la musique contemporaine, tout en gardant des progressions rythmiques et un phrasé plutôt jazz.

Ludiques, expressifs et surprenants, les solos de Chassol rivalisent d’ingéniosité.


Pierre de Bethmann

Pierre de Bethmann - Pianomania
20 novembre 2022 © PLM
A l’orée des années 90, après des études commerciales, Bethmann s’oriente vers le piano jazz et part étudier à la Berklee School of Music de Boston. De retour en Europe, il monte des groupes phares des années 1990 et 2000 – le trio Prysm, l’Ilium quintet, le Medium ensemble – et participe à de multiples formations.

Chez Hélène Dumez, à Marseille, quatorze artistes ont enregistré des albums en piano solo, tous édités sur le label maison, Paradis Improvisé. Même s’il trouve que le solo s’apparente à un « exercice d’équilibriste », Bethmann (comme Jean-Marie et Privat) a fait partie des heureux élus, et sorti Chaud-froid le 21 octobre 2022. Le morceau-titre, à la fois savant et pétillant, lorgne vers l’abstraction de la musique contemporaine. Avec ses phrases heurtées, ses dissonances, ses brisures rythmiques… « Temps dense » a des côtés monkiens. Cynthia Abraham rejoint le pianiste pour les deux derniers morceaux. Les vocalises claires et puissantes se mêlent aux lignes en pointillés du piano et donnent à « Knab » une allure de Lied, presque romantique. La mélodie de « Vanités » s’inscrit dans la lignée des airs du début vingtième, avec une montée en tension palpable dans le dialogue imposant entre la voix et le piano.

Cynthia Abraham - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

La musique de Bethmann est spirituelle à tous les sens du terme – fine, créative, éthérée – et Abraham y apporte une touche solaire !



Mario Canonge

Canonge commence par la musique latine, puis fonde le groupe de jazz-rock Ultramarine, avec Nguyen lê. Se partageant entre la musique caribéenne, la variété et le jazz, Canonge écume le monde. Depuis une dizaine d’années, en compagnie de son alter ego, le contrebassiste Michel Zenino, il est en résidence permanente au Baiser Salé, tous les mercredis.

Mario Canonge - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Canonge reprend des morceaux de Mitan (2011) et de Zouk Out (2018). « A fleur de terre » tournoie, emportée par une mélodie dansante et un accompagnement rythmique entraînant. Même ambiance des îles pour « Half Way There », avec une densité rythmique qui ne se dément pas. Hommage à l’écrivain Léon-Gontran Damas, « Les trois fleuves » draine swing et nostalgie, avec vigueur ! Edouard Glissant, autre figure marquante de la littérature créole, se voit dédié « Poésie du chaos ». La jolie valse est pimentée de clins d’yeux be-bop, stride, blues… Canonge continue le bal avec « Entre la Pelée et l’Ararat », danse luxuriante et irrésistible qui clôture le set.



Canonge allie musicalité, pulsation et puissance : tous les ingrédients d’une musique excitante !


Clelya Abraham

Abraham débute par le violon, avant de passer au piano et de rejoindre le Centre des Musiques Didier Lockwood. Elle trouve sa voie aux côtés de Maë Defays, Teddy Sorres, Ora Project… et monte un quartet avec Tilo Bertholo à la batterie, Samuel F’Hima à la contrebasse et Antonin Fresson à la guitare, puis Abraham Réunion avec son frère Zacharie à la contrebasse, et sa sœur Cynthia au chant et à la flûte.

Clelya Abraham - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Abraham joue des morceaux de La source, album enregistré avec son quartet et sorti en février 2022. Le morceau éponyme est une mélodie sobre, à la manière d’une comptine, sur

un rythme chaloupé. Comme il se doit, le thème-riff de « Padjanbel », un rythme guadeloupéen, est vif et touffu. Inspiré par Canonge, « Ritournelle » alterne passages dansants et traits mélodiques simples. Sur des accords rythmiques puissants, « Hurricane » se développe furieusement. Composé il y a deux semaines, le dénommé (par intérim) « Balance » ressemble à une ballade impressionniste. Une autre composition inédite – pour le prochain disque ? – revient à une ambiance dansante énergisante. Abraham conclut son set avec « M.A. Style » et ses accords trapus.

Dans une veine entraînante, Abraham s’approprie la tradition musicale créole en y mettant sa touche mélodique personnelle.


Bernard Lubat

Des conservatoires à Uzeste, des bals aux salles de concerts, de la variété à la musique contemporaine, de la poésie au cinéma, des percussions à l’accordéon… le voyage de Lubat est tout sauf une sinécure !

Bernard Lubat - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

« Autumn Leaves » est une véritable partie de rugby : placages brutaux d’accords, mêlée violente de clusters, courses-poursuites haletantes d’arpèges, séquences bondissantes de croches, percussions explosives de notes… jusqu’à aplatir le thème dans l’en-but, tout en douceur ! Après un coup félon sur le piano, le deuxième thème commence par un mouvement mélodieux sur une pédale, bifurque vers la musique contemporaine, avant de revenir à une walking rapide et des phrases galopantes, parsemées d’accents bluesy. Lubat enchaîne d’ailleurs sur un blues, passe à du slam – « Question… Ecoute… Je sais plus où ça commence… La musique… » – puis s’en va…

Toujours imposante, la musique de Lubat ne peut laisser indifférente…


Grégory Privat

Privat se partage d’abord entre ses études d’ingénieur et le piano, mais c’est finalement la musique qui l’emporte ! Après avoir joué avec le groupe TrioKa et rencontré des musiciens tels que Sonny Troupé, Guillaume Perret, Jaccques Schwarz-Bart… les albums se succèdent : Ki Koté (2011), puis Tales of Cyparis (2013), Luminescence (2015), Family Tree (2016) et Soley (2019).

Grégory Privat - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

En janvier 2022, Privat sort Yonn, en solo, et il joue cinq des onze morceaux du disque. Mélodie aux contours sentimentaux, « Respire » se déroule par vagues de boucles sur un ostinato et des envolées virevoltantes. « L’horloge créole » diffuse une nostalgie quasiment

romantique. La berceuse « Pas pléré » se balance doucement au gré d’un phrasé précis et tout en nuances. Entraînant, « Song For Jojo » est davantage marqué par la musique créole. Privat fait monter la tension avec une main droite démonstrative et une main gauche minimaliste et vigoureuse. Le thème-riff du « Chapelier » est astucieusement imbriqué dans le développement du morceau et, pour finir, le pianiste le fait chanter par le public, puis s’amuse : il accompagne rythmiquement le chœur, esquisse des pas de danse, grogne de plaisir, court jouer sur le deuxième Steinway…

Des mélodies raffinées et des développements exubérants, servis par un touché net et ferme : Privat propose une musique alléchante !


Laurent de Wilde et Alain Jean-Marie

Pour conclure le Jour et la Nuit du Piano, Wilde et Jean-Marie dialoguent sur deux Steinway placés tête-bêche. Quand une légende du piano, qui joue depuis plus de soixante ans dans tous les styles et toutes les configurations, rencontre un musicien, philosophe, écrivain, animateur radio et fou de sons, le résultat ne peut qu’être détonnant !

Alain Jean-Marie et Laurent de Wilde - Pianomania - 20 novembre 2022 © PLM

Pour se chauffer, le duo commence par le standard « On a Green Dolphin Street », interprété dans une veine be-bop, avec un piano mélodique et l’autre rythmique. Même approche dans « Blues on The Corner », thème de McCoy Tyner : pendant qu’un piano maintient la carrure, avec un passage en walking, l’autre développe ses idées, toujours dans un esprit bop. Wilde dédie le « Pannonica », de Thelonious Monk, à sa fille, présente dans la salle et elle-même
prénommée Pannonica… La mise en place s’affermit et les interactions se font plus subtiles, avec des accords ou motifs pour souligner les phrases du compères. La « Fleurette africaine » de Duke Ellington donne l’occasion à Wilde de jouer du balafon ! Enfin, plutôt de sonner comme ce vénérable ancêtre du jazz, comme le décrit, grosso modo, André Schaeffner... grâce à de la Patafix ! Jean-Marie badine avec le thème, sans oublier quelques notes bleues, supporté par un riff entraînant de Wilde. Sur le standard « Autumn in New-York », les deux pianos distillent un swing contagieux, toujours dans une lignée plutôt bop. « I Miss You Dad », signé Wilde, se développe paisiblement à partir d’une mélodie tranquille et les deux pianos se soutiennent mutuellement avec à-propos. Retour à Monk : après l’exposition touffue d’« Epistrophy », le morceau swingue avec force, porté par une walking bop ou une pompe stride. Le rappel laisse place à de belles variations, denses, touffues et teintées de blues.

Quand bien même nous risquons une « Intoxication pianomentaire », comme nous prévient Wilde, impossible de bouder son plaisir !


Rien à rajouter : le Jour et la Nuit du piano est une splendide initiative... Salutaire !