Le 13 février 2016, à
l’occasion de la sortie de Sky Dancers
chez Label Bleu, Henri Texier se produit avec son sextet au Café de la Danse, à
quelques pas de la Bastille. Le concert affiche complet malgré le froid, la
pluie et le vent… La belle salle en gradins accueille les cinq cent spectateurs
avec des jeux de lumières sur le mur en pierres imposant qui tient lieu de
décor.
A côté du trio habituel constitué de Sébastien Texier, François
Corneloup et Louis Moutin,
Texier a étoffé sa palette sonore avec Nguyên
Lê à la guitare et Armel Dupas
au piano et aux claviers.
Le concert reprend les neuf morceaux de Sky Dancers et l’hommage à Elvin Jones, « Ô Elvin », tiré d’Alerte à l’eau, du Strada Sextet (2007). Depuis An Indian’s Week, enregistré en 1993
avec l’Azur Quartet, la passion de Texier pour les Amérindiens ne faiblit
pas : Sky Dancers, le titre du
disque, fait référence aux Mohawks, employés dans la construction des
gratte-ciel aux Etats-Unis depuis la fin du dix-neuvième siècle... Mais Texier donne
également des titres évocateurs à ses thèmes : « Mapuche »
est le peuple de la terre, qui vit entre Argentine et Chili ;
« Clouds Warriors » désigne les Chachapoyas, qui habitaient au Pérou,
dans des forteresses bâties à flancs de falaises, à plus de trois mille mètres… ;
« Mic Mac » fait allusion aux indiens Micmacs du Canada, autrefois
célèbres pour leurs canoës ; « Hopi » se réfère évidemment aux Hopitu-shinumu
d’Arizona et leurs villages si caractéristiques, avec les échelles de meunier
qui permettent de grimper d’une maison et d’un étage à l’autre ;
« Navajo Dream » et « Comanche », qui sont enchaînés, évoquent
deux des plus célèbres peuples indiens, avec les Apaches ; « Dakota
Mab » est un jeu de mots entre Dakota, pour les Sioux, et Mab, « fils
de » en breton… Texier dédie « fils de Sioux » à Jacques Prévert, dont un collage orne la
pochette du disque. Ce collage fait partie des Souvenirs de Paris et représente
un Indien à cheval, déhanché pour mieux tirer à l’arc, volant dans le ciel au-dessus
d’un parapet des quais de Paris... Par ailleurs, fidèle à son habitude, Texier consacre
des morceaux à des artistes disparus : « Ô Elvin », bien sûr, mais
aussi « Paco Atao » (atao, toujours en breton), hommage au percussionniste
martiniquais Paco Charlery, décédé
en 2010, et « He Was Just Shinning », dédicacé à « un drôle
d’Indien », dixit le contrebassiste, qui n’est autre que Paul Motian, avec qui Texier a
enregistré Respect en 1997, en
compagnie de Bob Brookmeyer, Lee Konitz et Steve Swalow et dont il avait déjà salué la mémoire avec le Hope
Quartet, dans « Live At l’Improviste » (2012), à travers « Song
For Paul Motian », signé Sébastien Texier.
Texier possède incontestablement une signature sonore et
thématique unique, reconnaissable dès les premières notes : après une
courte introduction sous forme de motif, le plus souvent rythmique, l’orchestre
expose à l’unisson un thème-riff plutôt court et entraînant, pimenté de
quelques dissonances, parfois repris à l’octave. Les chorus, soutenus et
denses, empruntent au hard bop, au free, voire au rock. Les rythmes, carrés et
puissants, font la part belle aux tambours. Dans l’ensemble, la structure des
morceaux reste dans le modèle thème – solos – thème, parsemé de chœurs et de
contrepoints.
Batteur robuste, Moutin joue la carte de la régularité, fait
trembler ses peaux, alterne roulements furieux (le solo d’« Ô Elvin »),
frappes sèches et foisonnements (« Navajo Dream »), avec des passages
en chabada (« Clouds Warriors »). Au piano, Dupas joue dans une veine
bop élégante (le trio dans « Hopi »), souvent énergique
(« Clouds Warrior »), avec des envolées lyriques contemporaines
(« Mic Mac »), et ses lignes d’accords soulignent discrètement les
phrases des solistes (« Mapuche »). Son jeu à l’orgue se rapproche
davantage de la fusion, soit déchaînée (« Navajo Dream »), soit groovy
(« Ô Elvin »). Avec sa sonorité métallique très électrique, Lê
apporte une couleur rock prononcée (« Mapuche »), teintée de touches fusion
(« Navajo Dream ») et pop rock (« Comanche » avec son riff
aux allures de « L’Aventurier »). Lê enveloppe également les
développements mélodiques de nappes aériennes (« Dakota Mab ») et d’accords
planants (« Paco Atao »). Avec Corneloup et Texier fils, Texier père
a trouvé une paire de soufflants à sa mesure ! Au saxophone baryton, Corneloup
est capable de tout : d’un be-bop nerveux (« Clouds Warriors »)
à un free maîtrisé (« Mapuche »), en passant par des envolées rock (« Dakota
Mab ») et des développements majestueux (« He Was Just Shinning »).
Net et tendu, le discours de Corneloup se situe davantage dans la lignée de Pepper Adams que de Gerry Mulligan. Au saxophone alto,
comme à la clarinette, Texier se montre incisif, avec un phrasé d’une fluidité
et d’une agilité qui rappellent Charlie
Parker – d’ailleurs, dans « Mic Mac », il cite « Billie’s
Bounce ». En revanche sa sonorité s’apparente davantage à un mix de Cannonball Adderley et d’Art Pepper. Pendant le concert – et sur
disque aussi – Texier père est particulièrement inspiré. Ses solos sont plus chantants
les uns que les autres et la contrebasse dévoile tous ses atouts : jeu sur
toute la tessiture (« Mapuche »), vibrato, double-corde et glissando
(« Clouds Warriors »), walking
(« Ô Elvin ») et shuffle (« Hopi »), pédale (« Navajo
Dream ») et complainte à l’archet (« Paco Atao »)…
Le disque
Pour ceux qui n’ont pas pu assister à l’un des concerts de Sky Dancers à l’Europa Jazz, aux
Rencontres de l’Erdre, à Jazz sous les pommiers ou au Café de la danse, il
reste le disque…
Sky Dancers sort chez
Label Bleu, auquel Texier est toujours resté loyal, malgré les vicissitudes que
le label amiénois a traversées. Autre incontournable : Philippe Teissier Du Cros, qui a assuré
la prise de son et le mixage de Sky
Dancers, mais aussi de la plupart des autres enregistrements de Texier. Léger
écart par rapport aux habitudes : les photos sont signées Sylvain Gripoix, et non pas Guy Le Querrec, comme ce fut souvent le
cas.
Côté musique, l’enregistrement de Sky Dancers est très naturel et, finalement, assez proche d’une
prise sur le vif. Les musiciens sont un peu moins diserts sur disque qu’en
concert. En revanche, les voix sont mieux équilibrées sur disque, notamment le
piano, mais cela dépend sans doute de la place dans la salle…
Les concerts de Texier sont à chaque fois une expérience
mémorable et ses disques, des must :
écouter Texier en général et Sky Dancers
en particulier, c’est écouter une musique charnelle qui vous prend aux tripes.
Sky Dancers
Sébastien Texier (as, cl, b cl), François Corneloup (bs),
Nguyên Lê (g), Armel Dupas (p), Henri Texier (b) et Louis Moutin (d).
Label Bleu – LBLC6720
Sortie le 5 février 2016