Depuis près de trente
ans, le Centre Des Bords de Marne (CDBM) fait partie de ces lieux « amis
du jazz » qui programment de nombreux événements : la Nuit du jazz, la Biennale,
une résidence – Jean-Marie Machado y est compositeur associé depuis 2010 – des concerts…
Le 14 mars 2019 le CDBM organise la Soirée Grands Formats, une
fédération qui regroupe plus de quatre-vingt orchestres. Une fois n’est pas
coutume, c’est un trio ui ouvre le bal, celui de Didier Ithursarry, suivi du Wanderlust Orchestra, dirigé par Ellinoa, puis de l’Ensemble Diagonal de
Jean-Christophe Cholet.
Didier Ithursarry Trio
En 2018 Ithursarry forme un trio avec Joce Mienniel aux fûtes et Pierre Durand à la guitare. Pour le concert du CDBM, l’accordéoniste propose six morceaux
de son cru, qui figurent au répertoire de l’album qui va sortir sous peu…
Les mélodies évoquent souvent des ritournelles folkloriques
(« Forza ») tirées des quatre coins du monde – blues
(« Gobi »), Brésil (« Forró Suite »), Mexique
(« Mariachis For Aita »)… – et rendent hommage à des personnes qui
comptent pour Ithursarry : les musiciens brésiliens Hermeto Pascoal, Dominguinhos
et Sivuca (« Forró
Suite »), sa maman (« Ama Song », ama signifie mère en basque),
son papa (« Mariachis For Aita », aita signifie père en basque)…
Même si le trio glisse dans son discours des ingrédients tirés
de différents genres musicaux – folk (« Forza »), blues (« Gobi »),
extrême orient (« Ama Song »), rock (le quatrième morceau)… – le
traitement des thèmes reste marqué par la musique de chambre contemporaine
(« Ama Song »), avec un côté cinématographique (« Forró Suite »)
et des développements particulièrement expressifs (« Gobi »). Des échanges
dissonants (« Forza ») alternent avec des dialogues en contrepoints (« Ama
Song »), des motifs à l’unisson (« Mariachis For Aita »), des superpositions
de voix (« Forró Suite »)… Les morceaux sont pour la plupart vifs, voire
sautillants (« Mariachis For Aita »), entraînés par un swing
vigoureux, L’accordéon joue souvent le rôle d’un clavier, avec ces accents mélancoliques
et ce lyrisme caractéristiques du piano à bretelles, tandis que les lignes
d’accords et autres effets sonores de la guitare, associés au jeu de la flûte
en technique étendue – souffle, cris, touches… – maintiennent la carrure, soulignent
le rythme et renforcent l’expressionnisme du trio.
Dans la continuité de certains
projets auxquels participe Ithursarry (Hymnes
à l’amour, The Atomic Flonflons, Le bal perdu, Lua…), le trio façonne une musique savante à partir d’un matériau populaire…
Vivement le disque !
Wanderlust Orchestra
Camille Durand,
alias Ellinoa, monte le Wanderlust Orchestra en 2017 avec des musiciens venus
de tous horizons, mais rencontrés pour la plupart aux Centre des Musiques
Didier Lockwood. Elle compose le répertoire du premier disque éponyme de
l’orchestre (Music Box Publishing – 2018) en s’inspirant de mots inuit,
allemands, français, anglais, suédois, japonais… intraduisibles !
Outre Ellinoa, à la direction et au chant, le Wanderlust
Orchestra est constitué de Sophie
Rodriguez à la flûte, Balthazar
Naturel au cor anglais, Illyes
Ferfera au saxophone alto, Pierre
Bernier aux saxophones ténor et soprano, Luca Spiler au trombone, Adélie
Carrage et Anne Derrieumerlou
aux violons, Hermine Péré-Lahaille à
l’alto, Juliette Serrad au
violoncelle, Matthis Pascaud à la
guitare, Richard Poher au piano, Arthur Henn à la contrebasse, Gabriel Westphal à la batterie et Léo Danais aux percussions. L’orchestre
reprend six pièces tirées du disque.
Tout commence par « Iktsuarpok », mot inuit qui
décrit « une sensation d’attente effrénée », traduite musicalement par
un thème puissant et une ambiance tendue, avec une voix lointaine, un orchestre
nerveux et un chorus du cor anglais dans une veine classique. La sensation de solitude
ressentie lors d’une ballade dans la nature, « Waldeinsamkeit » en
allemand, est un mouvement calme, marqué par des textures sonores contrastées, avec
les cordes acérées, le glockenspiel cristallin, la contrebasse boisée, le
trombone velouté… « Dépaysement » s’articule autour de plusieurs
tableaux : d’abord une introduction soulignée par les cordes en pizzicato,
le glockenspiel minimaliste et une pédale du piano, puis une mélodie tranquille
et un chorus de contrebasse vigoureux, qui laissent la place à un dialogue dynamique
entre le piano et la voix, un solo de violoncelle solennel, un passage
chambriste avec le quatuor et, après une intervention de la batterie aux
balais, un final enlevé dans un style latino, porté par la flûte… Mot ourdou, « Goya »
évoque la « suspension d’incrédulité » ou cette impression que le
fictif est réel, et c’est au saxophone alto que revient la tâche de décrire
cette sensation, à travers une mélodie étirée et intense. L’orchestre enchaîne
sur un mouvement lent, comme une marche, souligné par la voix diaphane, un peu
irréelle : c’est « Mångata », qui signifie « le reflet de
la lune sur l’eau » en suédois… La guitare, d’abord aérienne, est rapidement
propulsée sur une orbite rock par une section rythmique sur-vitaminée et un orchestre énergique.
Le concert s’achève sur le morceau-titre, « Wanderlust »,
emblématique s’il en est car ce mot anglais peut se traduire par esprit d’aventure
ou « appel du large »… Le développement du thème reste mélodieux,
avec quelques touches romantiques, et dense.
Orchestre raffiné, le Wanderlust Orchestra peint des toiles
sonores colorées et subtiles, mélodieuses et modernes.
Créé à l’aube des années deux mille par Jean-Christophe Cholet, l’Ensemble Diagoanal explore les traditions
musicales populaires de tous horizons : Alpes (Suite Alpestre avec le
Vienna Art Orchestra de Mathias Rüegg –
1997), Angleterre et Irlande (English Sounds & Irish Suite – 2001), Europe
de l’Est (Slavonic Tone – Altrisuoni
– 2003), musique française du début vingtième (French Touch – Cristal Recors – 2009) et Maghreb avec Nights in Tunisia, dont le premier opus
a été enregistré en 2011 pour Cristal Records.
L’Ensemble Diagonal est un orchestre à géométrie variable,
mais le saxophoniste Vincent Mascart
et le tromboniste Geoffroy de Masure
font partie de l’aventure quasiment depuis le début. En revanche, la chanteuse Dorsaf Hamdani, le trompettiste Geoffroy Tamisier et le bassiste Linley Marthe ont rejoint l’orchestre pour
le projet Nights in Tunisia. Dans ce
deuxième programme présenté au CDBM, le violoniste Jasser Haj Youssef et le batteur Chandler Sarjoe cèdent leurs places à Iyadh Labbene et Karim Ziad.
L’Ensemble Diagonal joue huit morceaux composés par les
membres de l’orchestre ou repris du folklore tunisien. Si Nights in Tunisia est évidemment un clin d’œil au standard que Dizzy Gillespie et Frank Paparelli ont composé en 1942, la parenté avec le be-bop n’est
que lointaine… Qu’elles soient tirées de la tradition tunisienne (« Frag
Ghzali » de la diva Saliha ou « Keb
El Foulara ») ou signées de l’Ensemble Diagonal, les mélodies ont toutes des
consonances orientales (« Hardi », « Safar »). Si les
développements restent dans l’ambiance arabo-andalouse (« L’Imam attaque »,
« Hardi »), chaque soliste apporte sa touche personnelle :
vocalises orientales d’Hamdani (« Frag Ghzali »), discours aérien de Tamisier
(« L’Imam attaque »), envolées touffues de Mascart (« Andalousie »),
lignes ébouriffées de Marthe (« Salamalik »), intermède gipsy de Labbene
(« Frag Ghzali »), introduction debussyste de Cholet (« Keb El
Foulara »), propos modernes de Masure (« Safar ») et escapades
funky de Ziad (« Sidi Bou Said »). Sans oublier que Marthe et Ziad
font danser les rythmes du début à la fin avec une vitalité contagieuse. L’octet
joue si habilement avec les différentes textures sonores et la construction des
voix qu’il sonne comme un grand format…
Les Nights in Tunisia
de l’Ensemble Diagonal marient avec bonheur jazz et traditions musicales du
Maghreb.