« Le jazz ne m’intéresse pas plus
que les Beatles »
La clarté des articulations, le phrasé staccato, le
dynamisme des intonations, la lisibilité des voix, les libertés rythmiques… font
de Gould un pianiste classique souvent apprécié des amateurs de jazz.
D’ailleurs comme il le constatait : « […] des gens tout ce qu’il y a
de bien disaient qu’ils ne pouvaient écouter la musique classique que
lorsqu’elle était fortement rythmée, comme dans mes disques, parce qu’ils
étaient du côté du jazz. Je pourrais comprendre cela, à l’extrême rigueur.
[…] » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 138).
Cela dit, Gould reconnaît qu’il n’est pas un grand amateur de
jazz : « le jazz ne m’intéresse pas plus que les Beatles,
mais, quand j’avais une dizaine d’années, c’était la mode de trouver de la
profondeur à Lennie Tristano ; j’ai essayé, mon Dieu, j’ai essayé,
mais jamais je n’y suis arrivé. » (Entretiens avec Jonathan Cott
– p. 138). Position confirmée lors d’un entretien avec Bernard Asbell
pour American Horizon (1962) :
« – Avez-vous entendu beaucoup de jazz ?
– Oui, mais je ne suis ni un initié, ni un amateur.
Quand j’avais treize ou quatorze ans, je croyais avoir un certain goût pour Charlie
Parker et consorts, mais ce fut très éphémère. Je n’ai jamais assisté à un
concert de jazz de ma vie » (p. 82).
Jazz et musique classique
A la question d’Asbell « Croyez-vous que le
jazz ait apporté une contribution importante à la musique américaine ? »,
Gould répond en deux temps : « je crois qu’il a contribué à
mettre au jour une certaine frénésie innée qui sied assez bien aux contours
nord-américains. » Puis il ajoute : « je ne voudrais pas avoir
l’air condescendant, mais je trouve que toute l’idéologie qui essaie de faire
croire que le jazz et la musique classique finiront par converger n’est que
pures balivernes » (p. 82). Pourtant, lors d’échanges avec Vladimir
Tropp, Gould constate qu’« il s’est produit un énorme désastre pour la
musique au XVIIIe siècle (c’est là son grand péché), lorsque les interprètes
ont cessé d’être des compositeurs » et souligne qu’il croit « […] que nous nous
acheminons – toute notre sensibilité culturelle nous y pousse – vers une époque
dans laquelle les vieilles notions stratifiées de compositeur, d’interprète,
d’auditeur, vont se mélanger » (p. 135).
La notion de recréation est particulièrement
importante pour Gould, qui dit à propos de l’interprétation aux synthétiseurs
par Walter Carlos d’œuvres de Bach : « ce qu’il nous offre
n’est pas seulement un « Bach pour notre temps » (ce que chacun,
depuis Harold Samuel jusqu’au Swingle Singers, est censé avoir
fait), mais un premier pas en direction d’une capacité recréatrice extensible
jusqu’à l’infini [...] » (p. 577).
Quand Gould examine des compositeurs classiques, il
n’utilise que très rarement des expressions tirées du jazz. Pourtant, à propos
de Felix Mendelssohn, il note que « chez lui, la plus légère
transition, comme disent les gens du jazz, suffit à produire l’effet
désiré » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 137) et à propos d’Ernst
Krenek : « dans les années 1920, il penchait en direction d’un
style baroque de Bauhaus, puis se mit à flirter avec le jazz et le bavardage
social [...] » (p. 847).
Par ailleurs Gould a toujours revendiqué son goût
pour un traitement libre des rythmes, même en musique classique : « le
rythme de Boogie-Woogie que donne Hermann Scherchen au Messie de Haendel fut
pour moi l’une des grandes révélations des débuts du microsillon » (p. 458). Passionné
par les techniques d’enregistrement, Gould accorde beaucoup d’importance à la
mise en valeur des jeux rythmiques : « le premier plan [sonore] est celui
que l’on trouve dans les enregistrements d’Art Tatum d’il y a vingt
ans : les micros sont carrément dans le piano, presque contre les cordes,
ce qui donne une sonorité ultra-percussive à l’instrument. Ce rendu n’était pas
si mauvais que cela, bizarrement. On y trouvait une vivacité très
agréable : on sentait le relief de chaque note, c’était très bien. »
(Entretiens avec Jobathan Cott – p. 112).
« Jamais personne n’a mieux
swingué que Bach »
Bach était l’un des compositeurs favoris de Gould.
Par ailleurs, la musique de Bach intéresse depuis toujours les jazzmen et, lors
d’un entretien avec Theodora Shipachev, Gould déclare que « ce qui
attire les sérialistes dans la musique de Bach, ce sont les subtilités de la
fragmentation, tandis que ce qui intéresse les musiciens de jazz, c’est la
pulsation perpétuelle d’un ostinato implacable » (p. 183). Et quand Asbell lui demande s’il n’est
« […] pas sensible à l’excitation rythmique du jazz ? », Gould
s’en tire avec une pirouette : « Oh, vous savez, c’est enfoncer une
porte ouverte que de dire que jamais personne n’a mieux swingué que Bach »
(p. 82). A propos du « Prélude » de la Fugue en fa majeur du
premier livre du Clavier bien tempéré il constate d’ailleurs que :
« c’est assez étonnant, mais un rythme à la dixieland ne fonctionne ici
pas mal du tout ; et pourtant cette approche n’emporte pas tout à fait ma
conviction » (p. 493).
Gould va même plus loin dans les analogies entre Bach
et le jazz quand il déclare à propos de la Fantaisie chromatique de Bach
que « […] c’est un Bach pour les gens qui n’aiment pas Bach. C’est une
grille de jazz » (p. 507).
Bach interprété par des jazzmen peut le faire
sourire de plaisir : en effet, quand il est heureux d’écouter un morceau,
Gould a « […] un sourire fendu jusqu’aux oreilles […] ». Et
d’expliquer que « parfois ce curieux tic me prend comme par
surprise : c’est le cas lorsque je me trouve devant quelque chose de tout
à fait original (les méditations au synthétiseur de Walter Carlos sur
les Troisième et Quatrième Concertos Brandebourgeois par exemple, ou la
réalisation par les Swingle Singers de la neuvième fugue de L’Art de
la fugue) » (p. 457).
« Heureusement je suis gaucher »
Gould ne cache pas non plus le plaisir qu’il aurait
de critiquer des musiciens de jazz : « j’ai été ravi que le magazine High
Fidelity me demande de lui servir de critique pour la musique de jazz du
festival de Stratford cette année. Ce sera quelque chose de voir ma plume
empoisonnée décocher ses traits en direction de gens comme Dave Brubeck,
Cal Jackson et Willy Smith [sans doute Willie « The Lion »
Smith] » (p. 47). Pour l’instant les articles en question n’ont jamais pu être
retrouvés…
Il raconte également une anecdote plutôt
amusante : « pendant que je travaillais dans ce night-club aux Bahamas,
des musiciens de jazz entraient de temps à autres et écoutaient. Un soir, alors
que je venais de jouer du Bach, à toute vitesse, l’un d’entre eux me dit : «
Eh, mon gars, t’en as une de ces mains gauches – aussi bonne que la droite ! »
J’ai répondu, en riant : « Heureusement je suis gaucher » (p. 43).
Dans ses analyses il montre parfois un certain dédain
vis-à-vis des musiciens de jazz : « même dans notre propre génération
si vigoureusement antiacadémique, on peut entendre des fugues claironnées par
des groupes de jazz, ou improvisées approximativement selon des chartes
aléatoires [...] » (p. 597). Voire, il frise le mépris : « la
raison véritable de cet attrait [pour les Beatles], camouflée derrière la même
illusion ingénieuse qu’entretenaient les intellectuels de cafés pour se
persuader des mérites de Charlie Parker dans les années 1940 ou de Lennie
Tristano dans les années 1950, réside dans le besoin de considérer le plus
banal des accords parfaits comme un purgatif » (p.876).
Barbara Streisand et Petula Clark
Au milieu d’Orlando Gibbons, Bach, Ludwig
von Beethoven, Mendelssohn, Richard Strauss et Arnold Schoenberg,
Gould trouve le moyen d’apprécier Barbara Streisand qui « […]
élabore des couplages de registration (en surimposant le cromorne de quatre
pieds du gamin de la rue aux seize pieds de « Sophisticated Lady »)
[…] » (p. 459), tout en reconnaissant que « quoi qu’il en soit, on ne
s’attend pas de la part de Streisand à un festival de pyrotechnique vocale,
comme on le ferait de la part de Ella Fitzgerald […] » (p. 458). Mais
elle est la preuve que, sur le plan de la clarté du chant, « de toute façon, cela
n’a plus rien à voir avec un privilège du rock et du jazz, comme on l’a pensé
dans les années quarante ou cinquante » (Entretiens avec Jonathan Cott –
p. 143).
Dans la variété, Gould déteste les Beatles, mais s’entiche
de Petula Clark : « le fait que les Beatles soient considérés
« in » et Petula, par comparaison, relativement « out »
peut être diagnostiqué selon les mêmes termes et partiellement d’après le même
syndrome de recherche d’un statut, qui font que le Complexe en sol mineur
de Tristano est mystérieux, le Concerto pour orgue, également en
sol mineur, de Poulenc, banal, la poésie des Esquimaux Iglulik
captivante, Tapiola de Sibelius fastidieux, et qui amènent les
gens manquant de confiance en soi à acheter des Bentley » (p. 876).
Il faudrait enrichir ce florilège de citations avec
la correspondance de Gould, notamment pour approfondir ses liens avec Bill
Evans, qu’il appréciait particulièrement, avec le compositeur Claus Ogerman,
à propos de son œuvre Symbiosis et du Third-Stream, et avec Oscar Peterson,
pour un double-concert qui n’aura jamais eu lieu…
En complément, deux publications qui traitent des
rapports de Gould avec le jazz méritent le détour. La première, Glenn Gould
and jazz, est un article du critique musical James G. Shell paru
dans le volume 5 du GlennGould Magazine, daté du printemps 1999. L’auteur,
grand amateur de jazz et fan transi du pianiste, s’attache à montrer – souvent avec
une subjectivité partisane sympathique – en quoi, finalement, Gould et le jazz
c’est un rendez-vous raté malgré des affinités évidentes ! Le deuxième
ouvrage est une thèse du musicologue Benoît Haug, publiée en 2010 par l’Universitéde Lorraine : Face à la musique populaire, l’esthétique et le rapport
au monde d’un interprète de musique savante : le cas Glenn Gould. Comme le
titre l’indique, Haug se penche sur un sujet plus large que Gould et le jazz, mais
le jazz fait l’objet d’un chapitre, « Face au jazz », et revient
souvent dans les analyses du musicologue. Notons une petite erreur page 101, sans
aucun doute d’inattention, vu le sérieux de cette thèse : l’auteur écrit « trompettiste »
en parlant de Bird. Grosso modo, Haug conclut que Gould adopte des attitudes
contradictoires vis-à-vis du jazz parce qu’il en parle sans le connaître…
Gould a dit parfois des choses amusantes sur
le jazz, cependant il est bien dommage de ne pas pouvoir lire des analyses aussi intéressantes que celles qu'il a faites pour les compositeurs classiques. Mais c’est peut-être mieux comme cela,
à la fois pour les « Variations Golderg » et pour « Body and
Soul » !