29 avril 2020

Quelques citations de Glenn Gould sur le jazz...

La publication en novembre 2019 de Contrepoint à la ligne et autres écrits de Glenn Gould, par Bruno Monsaingeon, permet de piocher quelques citations du mythique pianiste canadien sur le jazz. C’est également l’occasion de revenir sur les Entretiens avec Jonathan Cott (1977).


« Le jazz ne m’intéresse pas plus que les Beatles »

La clarté des articulations, le phrasé staccato, le dynamisme des intonations, la lisibilité des voix, les libertés rythmiques… font de Gould un pianiste classique souvent apprécié des amateurs de jazz. D’ailleurs comme il le constatait : « […] des gens tout ce qu’il y a de bien disaient qu’ils ne pouvaient écouter la musique classique que lorsqu’elle était fortement rythmée, comme dans mes disques, parce qu’ils étaient du côté du jazz. Je pourrais comprendre cela, à l’extrême rigueur. […] » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 138).


Cela dit, Gould reconnaît qu’il n’est pas un grand amateur de
jazz : « le jazz ne m’intéresse pas plus que les Beatles, mais, quand j’avais une dizaine d’années, c’était la mode de trouver de la profondeur à Lennie Tristano ; j’ai essayé, mon Dieu, j’ai essayé, mais jamais je n’y suis arrivé. » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 138). Position confirmée lors d’un entretien avec Bernard Asbell pour American Horizon (1962) :
« – Avez-vous entendu beaucoup de jazz ?
– Oui, mais je ne suis ni un initié, ni un amateur. Quand j’avais treize ou quatorze ans, je croyais avoir un certain goût pour Charlie Parker et consorts, mais ce fut très éphémère. Je n’ai jamais assisté à un concert de jazz de ma vie » (p. 82).


Jazz et musique classique

A la question d’Asbell « Croyez-vous que le jazz ait apporté une contribution importante à la musique américaine ? », Gould répond en deux temps : « je crois qu’il a contribué à mettre au jour une certaine frénésie innée qui sied assez bien aux contours nord-américains. » Puis il ajoute : « je ne voudrais pas avoir l’air condescendant, mais je trouve que toute l’idéologie qui essaie de faire croire que le jazz et la musique classique finiront par converger n’est que pures balivernes » (p. 82). Pourtant, lors d’échanges avec Vladimir Tropp, Gould constate qu’« il s’est produit un énorme désastre pour la musique au XVIIIe siècle (c’est là son grand péché), lorsque les interprètes ont cessé d’être des compositeurs » et souligne qu’il croit « […] que nous nous acheminons – toute notre sensibilité culturelle nous y pousse – vers une époque dans laquelle les vieilles notions stratifiées de compositeur, d’interprète, d’auditeur, vont se mélanger » (p. 135).

La notion de recréation est particulièrement importante pour Gould, qui dit à propos de l’interprétation aux synthétiseurs par Walter Carlos d’œuvres de Bach : « ce qu’il nous offre n’est pas seulement un « Bach pour notre temps » (ce que chacun, depuis Harold Samuel jusqu’au Swingle Singers, est censé avoir fait), mais un premier pas en direction d’une capacité recréatrice extensible jusqu’à l’infini [...] » (p. 577).

Quand Gould examine des compositeurs classiques, il n’utilise que très rarement des expressions tirées du jazz. Pourtant, à propos de Felix Mendelssohn, il note que « chez lui, la plus légère transition, comme disent les gens du jazz, suffit à produire l’effet désiré » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 137) et à propos d’Ernst Krenek : « dans les années 1920, il penchait en direction d’un style baroque de Bauhaus, puis se mit à flirter avec le jazz et le bavardage social [...] » (p. 847).

Par ailleurs Gould a toujours revendiqué son goût pour un traitement libre des rythmes, même en musique classique : « le rythme de Boogie-Woogie que donne Hermann Scherchen au Messie de Haendel fut pour moi l’une des grandes révélations des débuts du microsillon » (p. 458). Passionné par les techniques d’enregistrement, Gould accorde beaucoup d’importance à la mise en valeur des jeux rythmiques : « le premier plan [sonore] est celui que l’on trouve dans les enregistrements d’Art Tatum d’il y a vingt ans : les micros sont carrément dans le piano, presque contre les cordes, ce qui donne une sonorité ultra-percussive à l’instrument. Ce rendu n’était pas si mauvais que cela, bizarrement. On y trouvait une vivacité très agréable : on sentait le relief de chaque note, c’était très bien. » (Entretiens avec Jobathan Cott – p. 112).


« Jamais personne n’a mieux swingué que Bach »

Bach était l’un des compositeurs favoris de Gould. Par ailleurs, la musique de Bach intéresse depuis toujours les jazzmen et, lors d’un entretien avec Theodora Shipachev, Gould déclare que « ce qui attire les sérialistes dans la musique de Bach, ce sont les subtilités de la fragmentation, tandis que ce qui intéresse les musiciens de jazz, c’est la pulsation perpétuelle d’un ostinato implacable » (p. 183).  Et quand Asbell lui demande s’il n’est « […] pas sensible à l’excitation rythmique du jazz ? », Gould s’en tire avec une pirouette : « Oh, vous savez, c’est enfoncer une porte ouverte que de dire que jamais personne n’a mieux swingué que Bach » (p. 82). A propos du « Prélude » de la Fugue en fa majeur du premier livre du Clavier bien tempéré il constate d’ailleurs que : « c’est assez étonnant, mais un rythme à la dixieland ne fonctionne ici pas mal du tout ; et pourtant cette approche n’emporte pas tout à fait ma conviction » (p. 493).

Gould va même plus loin dans les analogies entre Bach et le jazz quand il déclare à propos de la Fantaisie chromatique de Bach que « […] c’est un Bach pour les gens qui n’aiment pas Bach. C’est une grille de jazz » (p. 507).
 
Bach interprété par des jazzmen peut le faire sourire de plaisir : en effet, quand il est heureux d’écouter un morceau, Gould a « […] un sourire fendu jusqu’aux oreilles […] ». Et d’expliquer que « parfois ce curieux tic me prend comme par surprise : c’est le cas lorsque je me trouve devant quelque chose de tout à fait original (les méditations au synthétiseur de Walter Carlos sur les Troisième et Quatrième Concertos Brandebourgeois par exemple, ou la réalisation par les Swingle Singers de la neuvième fugue de L’Art de la fugue) » (p. 457).


« Heureusement je suis gaucher »

Gould ne cache pas non plus le plaisir qu’il aurait de critiquer des musiciens de jazz : « j’ai été ravi que le magazine High Fidelity me demande de lui servir de critique pour la musique de jazz du festival de Stratford cette année. Ce sera quelque chose de voir ma plume empoisonnée décocher ses traits en direction de gens comme Dave Brubeck, Cal Jackson et Willy Smith [sans doute Willie « The Lion » Smith] » (p. 47). Pour l’instant les articles en question n’ont jamais pu être retrouvés…

Il raconte également une anecdote plutôt amusante : « pendant que je travaillais dans ce night-club aux Bahamas, des musiciens de jazz entraient de temps à autres et écoutaient. Un soir, alors que je venais de jouer du Bach, à toute vitesse, l’un d’entre eux me dit : « Eh, mon gars, t’en as une de ces mains gauches – aussi bonne que la droite ! » J’ai répondu, en riant : « Heureusement je suis gaucher » (p. 43).

Dans ses analyses il montre parfois un certain dédain vis-à-vis des musiciens de jazz : « même dans notre propre génération si vigoureusement antiacadémique, on peut entendre des fugues claironnées par des groupes de jazz, ou improvisées approximativement selon des chartes aléatoires [...] » (p. 597). Voire, il frise le mépris : « la raison véritable de cet attrait [pour les Beatles], camouflée derrière la même illusion ingénieuse qu’entretenaient les intellectuels de cafés pour se persuader des mérites de Charlie Parker dans les années 1940 ou de Lennie Tristano dans les années 1950, réside dans le besoin de considérer le plus banal des accords parfaits comme un purgatif » (p.876).


Barbara Streisand et Petula Clark

Au milieu d’Orlando Gibbons, Bach, Ludwig von Beethoven, Mendelssohn, Richard Strauss et Arnold Schoenberg, Gould trouve le moyen d’apprécier Barbara Streisand qui « […] élabore des couplages de registration (en surimposant le cromorne de quatre pieds du gamin de la rue aux seize pieds de « Sophisticated Lady ») […] » (p. 459), tout en reconnaissant que « quoi qu’il en soit, on ne s’attend pas de la part de Streisand à un festival de pyrotechnique vocale, comme on le ferait de la part de Ella Fitzgerald […] » (p. 458). Mais elle est la preuve que, sur le plan de la clarté du chant, « de toute façon, cela n’a plus rien à voir avec un privilège du rock et du jazz, comme on l’a pensé dans les années quarante ou cinquante » (Entretiens avec Jonathan Cott – p. 143).

Dans la variété, Gould déteste les Beatles, mais s’entiche de Petula Clark : « le fait que les Beatles soient considérés « in » et Petula, par comparaison, relativement « out » peut être diagnostiqué selon les mêmes termes et partiellement d’après le même syndrome de recherche d’un statut, qui font que le Complexe en sol mineur de Tristano est mystérieux, le Concerto pour orgue, également en sol mineur, de Poulenc, banal, la poésie des Esquimaux Iglulik captivante, Tapiola de Sibelius fastidieux, et qui amènent les gens manquant de confiance en soi à acheter des Bentley » (p. 876).


Il faudrait enrichir ce florilège de citations avec la correspondance de Gould, notamment pour approfondir ses liens avec Bill Evans, qu’il appréciait particulièrement, avec le compositeur Claus Ogerman, à propos de son œuvre Symbiosis et du Third-Stream, et avec Oscar Peterson, pour un double-concert qui n’aura jamais eu lieu…

En complément, deux publications qui traitent des rapports de Gould avec le jazz méritent le détour. La première, Glenn Gould and jazz, est un article du critique musical James G. Shell paru dans le volume 5 du GlennGould Magazine, daté du printemps 1999. L’auteur, grand amateur de jazz et fan transi du pianiste, s’attache à montrer – souvent avec une subjectivité partisane sympathique – en quoi, finalement, Gould et le jazz c’est un rendez-vous raté malgré des affinités évidentes ! Le deuxième ouvrage est une thèse du musicologue Benoît Haug, publiée en 2010 par l’Universitéde Lorraine : Face à la musique populaire, l’esthétique et le rapport au monde d’un interprète de musique savante : le cas Glenn Gould. Comme le titre l’indique, Haug se penche sur un sujet plus large que Gould et le jazz, mais le jazz fait l’objet d’un chapitre, « Face au jazz », et revient souvent dans les analyses du musicologue. Notons une petite erreur page 101, sans aucun doute d’inattention, vu le sérieux de cette thèse : l’auteur écrit « trompettiste » en parlant de Bird. Grosso modo, Haug conclut que Gould adopte des attitudes contradictoires vis-à-vis du jazz parce qu’il en parle sans le connaître…

Gould a dit parfois des choses amusantes sur le jazz, cependant il est bien dommage de ne pas pouvoir lire des analyses aussi intéressantes que celles qu'il a faites pour les compositeurs classiques. Mais c’est peut-être mieux comme cela, à la fois pour les « Variations Golderg » et pour « Body and Soul » !