Dreaming drums
Le monde des batteurs de jazz
Christian Ducasse et Franck Médioni
Editions Parenthèses – Collection : Photographies
Sorti en 2018
Christian Ducasse et Franck Médioni ont déjà publié ensemble John Coltrane, 80 Musiciens témoignent et Miles Davis, 80 musiciens témoignent chez Acte Sud. Les deux compères se retrouvent pour Dreaming Drums – Le monde des batteurs de jazz, publié en 2018 dans la collection Photographies des Editions Parenthèses.
Depuis le début des années quatre-vingt les photos de Ducasse figurent en bonnes pages dans la plupart des magazines de jazz, illustrent maintes pochettes de disques ou livres et tournent dans de nombreuses expositions. Quant à Médioni, avec ses entretiens, ses ouvrages accompagnés d’œuvres signées Pierre Alechinsky ou Gérard Titus-Calmel, ses biographies et autres anthologies, il contribue inlassablement à la promotion du jazz !
Dreaming drums est un beau livre de cent-trente-deux pages, d’un format agréable (22,5 x 24 cm). Les cent-vingt photos en noir et blanc de Ducasse sont le plus souvent disposées sous forme de portfolios, séparés par les textes de Médioni. Sur une colonne, avec des marges asymétriques, parfois agrémentées de citations, la mise en page des textes est d’autant plus aérée et vivante que la police de caractères est grande et varie en fonction des titres et extraits. L’agencement des photos, volontairement irrégulier, évoque un album et donne également du rythme à la présentation du livre. Par souci esthétique, les auteurs ont pris le parti de mettre les légendes des photos à la fin du livre, plutôt que de les placer à côté des clichés. A moins d’être familier avec les batteurs, le lecteur devra donc faire des allers-retours.
Jacques Réda signe une préface dans son style un peu alambiqué, mélange de philosophie, littérature et poésie. C’est peut-être ce qui rend ses idées parfois légèrement ambiguës, à l’instar des deux premières phrases : « qui reprocherait à Christian Ducasse de n’avoir jamais photographié des batteurs dont beaucoup, sans doute, avaient déjà disparu avant sa venue au monde ? Les textes de Franck Médioni compensent d’ailleurs largement les lacunes inévitables de l’image. »
Dans son avant-propos, Ducasse revient sur sa découverte du jazz et la place du photographe par rapport « aux esprits frappeurs » (Bernard Lubat).
Médioni intitule son essai « De rêves en rythmes… », élégante interprétation du titre anglais du livre. Son écriture, dynamique, entre poésie en prose et littérature, alterne phrases courtes, expressions sans verbe, successions de noms ou d’adjectifs… et s’enflamme volontiers pour partir dans un lyrisme dithyrambique, voire onirique. Il parsème son texte de multiples citations puisées aussi bien chez les musiciens que les poètes, peintres, philosophes, écrivains… Pour rappeler la pulsation jazz, il balise ça-et-là son texte avec l’onomatopée « Ting, ti-gui-ding, ti-gui-ding ».
L’auteur survole l’histoire de la batterie, un peu comme s’il s’agissait d’un conte. Il revient sur l’Antiquité, la Genèse, le jazz New-Orleans… Il rappelle le rôle de Remo qui, en 1957, introduit les peaux synthétiques, plus faciles à accorder, mais aussi que Zildjian fabrique des cymbales depuis 1623, en gardant toujours secret la composition de ses alliages ! Médioni mentionne également d’autres dates clés dans l’évolution de la batterie, comme la pédale de grosse caisse développée par les frères Ludwig en 1910 ou la charleston, introduite en 1926 soit par Kaiser Marshall, soit par George Stafford, selon les sources. Et de conclure par une citation de George Braque : « qui écoute le tambour, entend le silence » (Le jour et la nuit). Médioni continue de raconter la batterie en intercalant des anecdotes comme celle de Papa Jones qui jette une cymbale au pieds de Charlie Parker pour lui dire d’apprendre à jouer avant de se lancer dans une jam session ! Ou l’histoire de Lester Young qui aurait choisi le saxophone plutôt que la batterie, trop longue à ranger quand, à la fin d’un concert, il voulait aller flirter… Médioni s’intéresse également à la tension-détente, aux solos de batterie (« … jouer chaque concert comme si c’était le premier, pas le dernier, jouer comme jouerait un enfant... » – Han Bennink) et, bien sûr, aux rythmes – « Impulsion, pulsation, scansions » – avec les interventions d’Igor Stravinsky et de Jean Cocteau…
Au milieu de son récit sur la batterie, Médioni glisse les portraits élogieux de plusieurs batteurs, saisis par l’appareil photo de Ducasse : l’acupuncteur et herboriste Milford Graves en pleine action, dans une pose improbable ; Roy Haynes, « Mister Drums, la plus grande oreille de la batterie jazz » (Stan Getz) ; Elvin Jones, avec cette constatation de Gérard de Nerval « un mystère d’amour dans le métal repose » ; Jack DeJohnette et la complicité entre contrebasse et batterie ; Paul Motian avec des citations laudatrices d’Aldo Romano, Fabrice Moreau, Stéphan Oliva, Jean-Marc Padovani... ; Antonio Sanchez et la musique du film Birdman, d’Alejandro González Iñárritu ; Max Roach qui déclare que « sans le racisme, sans l’esclavage, pas de jazz » ; Kenny Clarke, « Klook », le cha-bada et l’émancipation des cymbales…
Médioni conclut son périple par un poème en prose : « Dans l’impatience de son achèvement, cette pulsation langage-tangage n’en finit pas de finir ».
Ducasse alterne photographies posées et prises sur le vif. Les cadrages sont variés, avec une prédominance de bustes. Plusieurs photos se concentrent sur la batterie, avec une mise en scène dans laquelle la tête du batteur, à moitié coupée, est placée dans le tiers supérieur droit tandis que l’instrument occupe tout l’arrière-plan (Donald Kontomanou, Justin Brown, Justin Faulkner, Fabrice Moreau, Jeff Ballard, Billy Hart…). D’autres instantanés se concentrent sur le visage du musicien, encadré par la batterie, brillante et floue (Max Roach, Paul Motian, Al Foster…). D’ailleurs, pour rendre les mouvements, Ducasse n’hésite pas à laisser des flous, comme Roy Haynes partiellement masqué par ses baguettes, Edward Perraud la tête en arrière, Fred Pasqua prenant des baguettes…
Le photographe saisit les expressions avec un bel à-propos : les grimaces d’Ari Hoenig, Antoine Paganotti et Lionel Hampton, le sourire d’Hamid Drake et d’Al Foster, les rires de Mourad Benhammou et Dave King, la concentration extatique d’Eric Harland et de Nasheet Waits, le cri de Sunny Murray, la jubilation de Muhammad Ali en quatre clichés pleine page, la fougue d’Elvin Jones en six vignettes… Certaines séries sont amusantes, comme Simon Goubert, Jim Black, Albert « Tootie » Heath… saisis avec une baguette dans la machoire, comme des pirates et leurs couteaux. Même quand les musiciens posent, Ducasse réussit à les rendre presque naturels : l’attendrissement de Cindy Blackman devant son chat ; Art Blakey avec la famille d’Al Levitt ; Daniel Humair, Ahmad Compaoré, Chris Dave, Eric Echampard… qui exhibent leurs deux baguettes.
Dreaming Drums – Le monde des batteurs de jazz est un véritable éloge que rendent Ducasse et Médioni aux batteurs et à la batterie. Les photos expressives et les textes enflammés reflètent un enthousiasme communicatif !