21 octobre 2023

Conquête des sommets à l’Ermitage...

Il est bien connu que la scène du Studio de l’Ermitage est toujours ouverte aux musiques de tous horizons… Le 10 octobre n’est pas une exception à la règle : le premier set est assuré par la joueuse de kora et chanteuse Senny Camara en duo avec le violoniste Sylvain Rabourdin, et le deuxième laisse place à La Litanie des Cimes, le trio du violoniste Clément Janinet, avec la clarinettiste Elodie Pasquier et le violoncelliste Bruno Ducret.


Senny Camara & Sylvain Rabourdin

Comme Janinet, Camara fait partie d’Hélico, structure créée en 2004 pour faire découvrir les musiques et cultures du monde. L’artiste sénégalaise, passée par le conservatoire de Dakar et installée en France depuis 2000, a sorti un premier album digital en quintet, Boolo en 2020. Pour le concert au Studio de l’Ermitage, c’est en duo qu’elle se produit, avec Rabourdin, formé au conservatoire de Perpignan et violoniste tout-terrain, aussi à l’aise dans un environnement classique, que jazz, latino, folk, rock ou variété...

Senny Camara © PLM

Toutes les compositions sont signées Camara. La musicienne chante principalement en wolof, mais aussi en anglais et en français. Un mot sur la kora de Camara : la calebasse (ornée d’un cloutage qui représente l’Afrique) et sa peau de vache sont désormais électro-acoustiques et l’accordage des vingt et une cordes (habituellement) se fait à partir de leviers métalliques disposés le long du manche, qui permettent également de changer de tonalité. Une main – en fait, souvent le pouce – se charge de l’accompagnement rythmique dans le registre grave, tandis l’autre main tient le rôle mélodique dans le registre aigu. Côté son, la kora est une harpe-luth qui porte bien son nom.

Sylvain Rabourdin & Senny Camara © PLM

La musique de Camara est caractéristique de la musique des griots d’Afrique de l’Ouest : des chants déclamatoires au lyrisme particulièrement expressif ; une voix au registre étendu, quasi expressionniste, avec des inflexions, des effets gutturaux, des cris, des modulations, des sauts d’intervalles, des vibratos, des murmures… et un timbre tantôt nasal, tantôt cristallin, mais toujours puissant ; un enchevêtrement hypnotique de boucles mélodiques avec des cellules répétitives, ostinatos et autres pédales qui tourbillonnent dans un festival polyrythmique (« Yené »). Les thèmes-riffs prennent souvent un tour mélancolique (la prière qui ouvre le concert), parfois empreints de spleen (« Yené »). Quant au violon, il virevolte autour des airs, reprend les ritournelles en contre-chant, renforce la carrure rythmique en pizzicato (« Boolo »), avec ça-et-là des riffs aux allures folk, et ses phrases fragiles à l’archet se mêlent subtilement aux mélopées nostalgiques. Kora et violon dialoguent en contrepoints ou échangent des questions-réponses à base de courts motifs mélodico-rythmiques.

Inscrite dans la tradition sérère, la musique de Camara, répétitive voire minimaliste et parsemée d’accents folk, porte une parole de paix, d’unité, de fraternité… poignante.


La Litanie des Cimes

Entre O.U.R.S., autour de la musique d’Ornette Coleman, le duo avec Adama Sidibé, Space Galvachers et la multitude de projets auxquels il participe, Janinet a quand même trouvé le temps de monter La Litanie des Cimes en 2019, avec Pasquier et Ducret. Le premier opus éponyme est sorti en 2021 chez Gigantonium et le deuxième, Woodlands, est publié sur le label BMC Records en septembre 2023.

Pour le concert du 10 octobre, le trio reprend cinq morceaux de leur premier album : « Blues », « Ciel », « Valse », « Gigue avec Steve » – « hommage à Steve Reich et à la musique du Morvan » – et « Seconde méditation » – en souvenir de John Coltrane. Un court intermède dans le style de « Ferns » et « With The Neck » – dédié à Bina Koumaré, maître du sokou – sont tirés de Woodlands. Quant à « Taureau », c’est un inédit. Ces huit compositions sont signées Janinet.

Si l’instrumentation du trio peut évoquer la musique classique, La Litanie des Cimes est plutôt placée sous le sceau de la musique contemporaine, à l’image du bourdon et des échanges en pointillés de « Ciel », des passages bruitistes et rythmiques que n’aurait sans doute pas désavoué Pierre Schaeffer (« Ferns ») ou des boucles minimalistes que Steve Reich ne manquerait pas d’apprécier (« Gigue avec Steve »). Le trio s’amuse à battre les cartes en jonglant avec les ambiances : bluesy (« Blues »), baroque (« Valse »), dansante avec des accents folk (« Gigue avec Steve »), bande originale d’un film d’horreur (« With The Neck »)… avec, évidemment, le free en filigrane, comme le développement de la clarinette dans « Taureau » qui n’est pas sans rappeler le « Lonely Woman » de Coleman.

Clément Janinet - Bruno Ducret - Elodie Pasquier © PLM

En l’absence de section rythmique, le trio s’appuie largement sur le pizzicato et les techniques étendues pour que la musique balance : percussions sur les tables d’harmonie, jeu avec le souffle et les clés, effets vocaux… (« With The Neck »), ou motifs imbriqués en pizzicato qui sonnent comme une sanza (« Seconde Méditation »). Les interactions sont un élément central de la musique du trio, avec des contre-chants tendus (« Valse »), des riffs puissants à l’archet (« Blues »), des unissons musclés qui font monter la pression (« With The Neck »), une gestion habile des silences et des variations de volume (« Ciel »)… Le public, en haleine, sent les musiciens habités par leur musique ! Ducret bondit d’une introduction ébouriffante en pizzicato (« Blues ») à une ligne de basse robuste, suivie d’un discours solennel aux allures médiévales (« Gigue avec Steve »), sans oublier le feu d’artifice rythmique de « With The Neck ». Que ce soit à la clarinette ou à la clarinette basse, le jeu de Pasquier est d’une précision et d’une clarté magistrales, à l’instar des phrases aériennes qui voltigent au-dessus des va-et-vient des cordes dans « Ciel », de la mélodie élégante dans un style début XXe de « With The Neck », ou des lignes en suspension de la « Seconde Méditation ». Ce qui ne l’empêche pas de prendre part aux échauffourées percussives de « Ferns » et « With The
Neck », ni de s’envoler dans un foisonnement free impérieux (« Gigue With Steve »). Les cellules mélodico-rythmiques de Janinet cimentent souvent les propos du violoncelle et de la clarinette (« Blues ») et, sans jamais s’imposer, sa joie de jouer est communicative (« Taureau ») et suggestive : les motifs circulaires apportent des touches folkloriques (« Gigue avec Steve »), les boucles fragiles de « With The Neck » rappellent le sokou, les variations, pulsations et autres phasing suggèrent bien entendu le courant minimaliste (« Gigue With Steve »), et si son solo, dans « Valse », avec ses sauts d’intervalles et contrepoints fleure bon Johann Sebastian Bach, les dissonances intercalées au milieu des traits virtuoses apportent une bonne dose d’humour.

Brillante s’il en est, la musique de La Litanie des Cimes n’en est pas moins ludique et émouvante… et guide avec brio les auditeurs vers des sommets !


14 octobre 2023

Quelques pépites de la mine Jazzdor...

Créée en 1986, Jazzdor multiplie les concerts, festivals (Strasbourg, Berlin et Budapest), résidences, actions pédagogiques... En 2014, la structure monte le label Jazzdor Series qui compte une vingtaine de disques à son actif. Voici cinq joyaux de la couronne sortis depuis novembre 2022...


Matthieu Mazué Trio – We Stay Still

Après des études à Dijon, Strasbourg et Berne, Matthieu Mazué s’est jeté dans le grand bain en Suisse, où il réside, avec un programme en solo, en duo avec le saxophoniste Diego Manuschevich, et en trio avec Xavier Rüegg à la contrebasse et Michael Cina à la batterie. Après Cortex, publié en 2021, We Stay Still sort en novembre 2022.

Mazué et ses compères ont enregistré aux Studios La Buissonne sous la houlette de Gérard de Haro et Matteo Fontaine. Tous les morceaux sont signés Mazué. Des thèmes minimalistes (« White Fields »), souvent recherchés (« Sentiers »), combinent dissonances (« A Standing Black Shape ») et clusters (« Knocks »). Ils s’aventurent du côté de la musique contemporaine (« Au Plus Profond des Steppes »), en passant par des incursions dans le blues (« Dislocation »), le bop – walking et chabada à la clé (« Shells ») –, le funk (« Supply Chains ») et la ballade (« Prototype Monolithe »). Le trio gère efficacement la tension (« Knocks »). La musique circule avec fluidité (« Dislocation »), et les échanges tout en rebonds évoquent parfois la bande originale d’un dessin animé (« Supply Chains »). L’architecture des morceaux est travaillée (« White Fields ») : alternance de passages carrés et désarticulés (« Au Plus Profond des Steppes »), va-et-vient de développements heurtés contemporains et de swing (« Supply Chains »), déroulés tranquilles parsemés de surprises (« A Standing Black Shape »)… Si le trio s’appuie la plupart du temps sur des carrures solides (« Dislocation ») et linéaires (« Au Plus Profond des Steppes »), jouées en souplesse (« Sentiers ») et plutôt sobrement (« Prototype Monolithe »), ça-et-là les propos des musiciens sont également émaillés de ponctuations rythmiques (« Au Plus Profond des Steppes »), de motifs déstructurés (« Knocks ») et de roulements imposants (« A Standing Black Shape »).

La musique du Matthieu Mazué Trio est résolument moderne, mais sans négliger le passé : We Stay Still est faussement placide, un peu comme du poil-à-gratter enveloppé dans du coton…

Le disque

We Stay Still
Matthieu Mazué Trio
Matthieu Mazué (p), Xaver Rüegg (b) et Michael Cina (d)
Jazzdor Series 14
Sortie le 18 novembre 2022

Liste des morceaux

01. « White Fields » (06:42).
02. « Au Plus Profond des Steppes » (05:01).
03. « Supply Chains » (06:44).
04. « Sentiers » (02:53).
05. « Dislocation » (04:04).
06. « A Standing Black Shape » (12:16).
07. « Knocks » (07:01).
08. « Shells » (06:19).
09. « Prototype Monolithe » (05:02).

Tous les morceaux sont signés Mazué.


Olivier Lété – Ostrakinda

Après avoir enregistré Tuning en solo, en 2017, Olivier Lété publie son premier disque en trio, Ostrakinda, qui sort en mars 2023, avec Aymeric Avice à la trompette et au bugle, et Toma Gouband à la batterie. Sept compositions sont de la plume de Lété. « Le petit homme » est un morceau du trio, complété par Boris Darley, ingénieur du son qui a enregistré Ostrakinda en concerts. Quant à « Oreste », il n’est pas tiré de l’opéra de Georg Friedrich Haendel, mais inspiré d’un chant grec de l’antiquité… Tout comme Ostrakinda n’est pas jeu de mots basque (ostra signifie huître en basque), mais un jeu de hasard de la Grèce antique. Ces bases étant posées, passons à la musique !

Le bien-nommé « Au commencement » plante un décor mystérieux fait de souffles, vibrations, percussions lointaines, grondements et timbres sourds. La plupart des morceaux commencent par des introductions à base de pédale, boucle et bruitages (« Le petit homme »), jets de notes délirants (« Hey »), chorus mélodieux de la basse (« Historical »), vrombissements de moteur puis atmosphère extraterrestre (« A l'écho »)… Les thèmes qui suivent sont variés : d’une ode (« Un lavoir ») à une mélodie quasi-nostalgique (« Marcher »), en passant par un air « colemanien » (« Hey ») ou un motif alambiqué (« Historical »). Incantatoire (« Razzo »), contemporain free (« Le petit homme »), rock progressif (« A l'écho »)… les morceaux se déroulent dans des ambiances cinématographiques avec des successions de tableaux (« A l'écho ») ou des ambiances évolutives (« Le petit homme »). Toujours subtil (« Marcher »), même quand il est foisonnant (« Hey »), Cina fait retentir en boucle ses peaux comme une danse indienne (« Razzo »), sait se montrer discrètement présent (« Historical »), impulse un rythme rock léger (« A l'écho ») ou minimaliste (« Oreste »). Bassiste versatile, Lété se montre particulièrement musical (« Historical »), avec des phrases mélodieuses (« Razzo »), parfois véloces (« Hey »), et passe d’un accompagnement minimaliste (« Un lavoir ») à une ligne sourde et profonde (« A l'écho »). Avice, pour sa part, papillonne (« Marcher ») ou plane (« A l'écho ») au-dessus du balancement rythmique (« Marcher »), embrase les morceaux de sa puissance (« Razzo ») ou reste dans un registre économe « davisien » avec sa sourdine (« Le petit homme ») et déroule des phrases lointaines et teintées de mélancolie (« Oreste »).

Ostrakinda a un sacré caractère (et réciproquement) ! Free, rock progressif, musique contemporaine, World… Le trio fait feu de tout bois !

Le disque

Ostrakinda
Olivier Lété
Aymeric Avice (tp, bg), Olivier Lété (b) et Toma Gouband (d, perc)
Jazzdor Series 15
Sortie le 3 mars 2023

Liste des morceaux

01. « Au commencement » (03:00).
02. « Razzo » (05:45).
03. « Un lavoir » (03:06).
04. « Le petit homme », Lété, Gouband, Avice et Boris Darley (06:10).
05. « Hey » (02:50).
06. « Oreste », traditionnel Grèce antique (03:43).
07. « Historical » (03:15).
08. « A l'écho » (09:08).
09. « Marcher » (06:50).

Tous les morceaux sont signés Lété, sauf indication contraire.


Musina Ebobissé Quintet – Engrams

En 2018, le saxophoniste ténor Musina Ebobissé a la riche idée de monter un quintet avec des collègues du Jazz Insitut of Berlin : Olga Amelchenko au saxophone alto, Povel Widestrand au piano, Igor Spallati à la contrebasse et Moritz Baumgärtner à la batterie. Leur premier opus, Timeprints, est publié chez Double Moon Records en 2019. En 2020 le quintet retourne en studio avec, en invité, le guitariste Igor Osypov, lui-aussi étudiant au Jazz Institut of Berlin. Engrams sort en mars 2023. Ebobissé signe les huit morceaux au programme.

Les mélodies d’Ebobissé tournent autour d’unissons tendus (« Dopamine »), puissants (« Class Struggle ») et vifs (« ZIF268 »), ou de thèmes nostalgiques (« Spleen »), sombres (« Zoonosis »), fragiles (« Voix de Givre ») et calmes (« Escapism »), le plus souvent saupoudrées de dissonances (« Opium Hill »). Le quintet élabore des développements sophistiqués (« Opium Hill ») sur la base de contre-chants (« Dopamine »), de dialogues croisés entre les deux saxophones et la section rythmiques « Spleen ») et d’envolées débridées (« ZIF268 »). Avec un esprit free en filigrane (« Zoonosis »), la guitare apporte une touche rock (« Class Struggle ») et donne au combo une allure de Power Sextet (« Class Struggle »). La section rythmique se montre tantôt légère (« Opium Hill »), voire minimaliste (« Dopamine »), ou, au contraire, imposante, compacte et dense (« Class Struggle »), avec une gestion adroite de la tension (« Escapism »).

Ebobissé s’inscrit parfaitement dans son temps : avec des compositions inventives, une sonorité de groupe personnelle et des interprétations au cordeau, Engrams peut laisser une empreinte cérébrale durable…

Le disque

Engrams
Musina Ebobissé Quintet
Musina Ebobissé (ts), Olga Amelchenko (as), Povel Widestrand (p), Igor Spallati (b) et Moritz Baumgärtner (d), avec Igor Osypov (g)
Jazzdor Series 16
Sortie le 31 mars 2023

Le disque

01. « Opium Hill » (05:20).
02. « Dopamine » (06:17).
03. « Spleen » (02:40).
04. « Class Struggle » (07:35).
05. « ZIF268 » (04:04).
06. « Zoonosis » (09:08).
07. « Voix de Givre » (01:24).
08. « Escapism » (04:17).

Tous les morceaux sont signés Ebobissé.


Aymeric Avice Pomme de Terre – Apocalypse selon Saint Niels

Pomme de Terre a été créé en 2021 par le trompettiste Aymeric Avice, le guitariste Julien Desprez et le batteur Etienne Ziemniak. Depuis, le trio s’est transformé en quartet avec le départ de Desprez et l’arrivée de deux guitaristes : Richard Comte et Niels Mestre. Apocalypse selon Saint Niels, sorti en mai 2023, a été enregistré lors du festival Jazzdor Strasbourg en novembre 2022.

Le nom du quartet (traduction du nom polonais du batteur), le titre du disque (clin d’œil au guitariste du groupe), le chat aux yeux vairons – vert et rouge – de la pochette du disque, l’instrumentation du groupe… tout laisse penser que la musique sera expérimentale ou ne sera pas… Le « Chapitre I » définit le terrain de jeu : une batterie violente, une trompette furieuse, des guitares nerveuses et des effets électro explosifs, avant un final plus ou moins apaisé. L’ambiance touffue du « Chapitre II », enchaîné sans pause après le I, comme tous les chapitres du disque, repose sur une pédale sourde, des accords stridents et des frappes lourdes. La trompette, elle, voltige au-dessus du magma sonore. Après la tempête, dans le « Chapitre III », le quartet engage un dialogue étrange – rock bruitiste – avec une rythmique mate et étouffée, des bribes de phrases jetées dans toutes les directions et les lignes heurtées de la trompette, bouchée ou distordue par des effets électro. Dans le « Chapitre IV » la batterie repart de plus belle, accompagnée des klaxons et sirènes de la trompettes, vrombissements et grondements furibonds des guitares, qui évoquent à merveille la place de la Bastille à l’heure de pointe… Quant à la trompette bouchée d’Avice, elle survole cet embouteillage sonore. Le « Chapitre V » illustre à la perfection le titre de l’album : pendant que Ziemniak martèle peaux et cymbales, Comte et Mestre alternent traits tranchants et accords saturés, soutenus par les motifs en ostinatos d’Avice, qui finissent par s’envoler au-dessus du maelström apocalyptique. La ligne aérienne de la trompette bouchée apporte un zeste de sérénité au « Chapitre VI ». D’autant plus que la batterie est moins brutale et les guitaristes, minimalistes. Mais la tension reste palpable, comme si la bête reprenait juste sa respiration… Le « Chapitre VII » fait office de transition : la batterie fourmille, les guitares bourdonnent et bruissent, la trompette éructe à grand renfort d’effets. Conclusion de l’Apocalypse selon Saint Niels, le « Chapitre VIII » commence sur des effets stridents, saturés et rugissants, portés par une batterie tumultueuse. Dans cette ambiance de fin du monde, d’abord insensibles au chaos, mais menaçantes, les notes tenues et phrases de la trompette font monter la pression. Puis, tel le jugement dernier, elles finissent par faire imploser ce bouillonnement sonore, qui s’achève sur un grondement lointain, une walking de guitare, et de courts motifs sibyllins...

Apocalypse selon Saint Niels a tout d’un requiem gothique, ascendant free rock noisy…

Le disque

Apocalypse selon Saint Niels
Aymeric Avice Pomme de Terre
Aymeric Avice (tp), Richard Comte (g), Niels Mestre (g) et Etienne Ziemniak (d)
Jazzdor Series 17
Sortie le 26 mai 2023

Liste des morceaux

01. « Chapitre I » (08:17).
02. « Chapitre II » (05:59).
03. « Chapitre III » (05:20).
04. « Chapitre IV » (05:47).
05. « Chapitre V » (05:19).
06. « Chapitre VI » (05:06).
07. « Chapitre VII » (02:58).
08. « Chapitre VIII » (11:27).

Tous les morceaux sont signés du quartet.


Stéphane Payen – Baldwin en transit

Projet monté en 2021 par le saxophoniste Stéphane Payen, Baldwin en transit réunit trois artistes afro-américains – Jamika Ajalon, Mike Ladd, Tamara Walcott – et un quatuor – Marc Ducret, Sylvaine Hélary, Payen, Dominique Pifarély – autour de la pensée de James Baldwin. Baldwin en transit, qui sort en septembre 2023, propose une suite en neuf parties et trois intermèdes, avec des textes écrits par les trois slammeurs sur la musique de Payen, plus « Artist Statement », un dialogue a capella entre les trois poètes, et « Rester étranger », un poème de Walcott, mis en musique par Pifarély.

Le ton est donné dès le premier mouvement : une voix déclame un texte engagé, sur un accompagnement proche de la musique contemporaine (« Part 1 »), avec des jeux de souffles, sirènes, stridences, notes tenus, ligne arpégées… Le XXe s’invite également au bal avec l’« Unisson 5 », pas si éloigné de l’esprit d’Olivier Messiaen, mais aussi avec des questions-réponses théâtrales (« Unisson 3 »), ou une guitare minimaliste qui répond au chœur des soufflants et du violon (« Unisson 1 »). Pendant que les poètes déclament leurs textes, en arrière-plan, le quatuor jongle avec des motifs sautillants et des contrepoints bondissants (« Part 2 »), superpose des crissements, des accords grinçants, des phrases courtes et vives, comme autant de caquetages d’oiseaux (« Part 5 »), plante un décor noisy avec une pédale jouée à l’unisson et des traits rock catapultés par la guitare (« Part 9 »), ou installe un cadre luxuriant à base d’accords saturés et de contre-chants (« Part 4 »). Le quartet utilise habilement toute la palette sonore à sa disposition, à l’instar de « Part 7 » : pizzicato du violon, contrepoints rythmiques du saxophone et de la flûte, courtes envolées de l’alto et du violon, susurrement des voix... tandis que la guitare maintient une carrure sobre. Les musiciens déroulent aussi des mélodies mystérieuses et lentes (« Part 3 ») ou solennelles, comme l’introduction a capella du saxophone (« Part 6 »). Si les scansions semblent le plus souvent flotter au-dessus de la mêlée musicale, dans « Part 5 », les répétitions des fins de phrases apportent au slam une dimension rythmique entraînante.

Voix, flûte, violon, saxophone alto et guitare électrique, l’instrumentation annonce la couleur ! Le slam de Baldwin en transit s’appuie sur un quatuor contemporain et Payen réussit parfaitement son hommage à l’écrivain-activiste.

Le disque

Baldwin en transit
Stéphane Payen
Jamika Ajalon (voc), Mike Ladd (voc), Tamara Walcott (voc), Dominique Pifarély (vl), Sylvaine Hélary (fl), Stéphane Payen (as) et Marc Ducret (g).
Jazzdor Series 18
Sortie le 15 septembre 2023

Liste des morceaux

01. « Part 1 », Payen, Ladd (08:23).
02. « Part 2 », Payen, Walcott, Ladd & Ajalon (03:26).
03. « Part 3 » Payen & Ladd (03:28).
04. « Unisson 5 » Payen (02:36).
05. « Part 4 » Payen & Ajalon (04:41).
06. « Unisson 1 » Payen (01:38).
07. « Part 5 » Payen & Ladd (03:35).
08. « Unisson 3 » Payen (01:06).
09. « Part 6 » Payen & Walcott (04:39).
10. « Part 7 » Payen, Walcott, Ladd & Ajalon (03:22).
11. « Part 8 » Payen, Walcott & Ajalon (05:10).
12. « Part 9 » Payen, Walcott & Ajalon (06:16).
13. « Artist Statement », Ajalon, Ladd & Walcott (05:11).
14. « Rester étranger », Piférely & Walcott (01:47).


01 octobre 2023

Jean-Michel Pilc en solo et en trio...

Depuis Funambule, sorti en 1989, avec – déjà – François Moutin à la contrebasse et Tony Rabeson à la batterie, Jean-Michel Pilc a enregistré pas loin d’une soixantaine d’albums, dont quasiment la moitié sous son nom. Pilc a rejoint Justin Time Records en 2021. Il y a déjà publié cinq disques, et deux opus supplémentaires sortent début 2023 : Symphony en solo et YOU Are The Song en trio avec Moutin et Ari Hoenig à la batterie.


Symphony

Pilc a attendu une vingtaine d’années avant de se lancer en solitaire et a visiblement pris goût à l’exercice puisqu’il a enregistré six disques en solo depuis Essential, sorti en 2011 : What Is This Thing Called (2015), Parallel (2018), Visions (2021), Children’s Scenes (2021), Gratitude Suite (2022) et, donc, Symphony, sorti en février 2023. Pilc signe les onze morceaux, dont « Waltz For Xose », dédié à Xose Miguélez, compère saxophoniste de Pilc et coproducteur de Symphony.

Pilc part volontiers de mélodies douces (« Leaving »), teintées de romantisme (« I'll Be Back »), aux accents « Schumanniens » (« The Encounter ») ou nostalgiques (« Understanding »). Du blues (« Understanding ») et des leitmotiv cinégéniques (« I'll Be Back ») côtoient des thèmes vifs (« Way To Go ») et fluides (« First Dance »), des motifs plus dissonants (« Just Get Up »), voire destructurés (« Waltz For Xose »). Les développements sont souvent trapus (« I'll Be Back »), avec une tension croissante (« The Encounter »), des montées en puissance vigoureuses (« Understanding ») et une emphase tout à fait « jarrettienne » (« Discovery »). L’artiste essaime également ses propos de phrases décomposées (« The Encounter »), passages en accords et crépitements cristallins (« Way To Go »), questions-réponses (« Waltz For Xose »), lignes bluesy (« Not Falling This Time ») ou quasi stride (« I'll Be Back »), jonglant entre vieux style et modernité (« Way To Go »), avec une dimension orchestrale très « ellingtonienne » (« First Dance »). Le pianiste saute d’un tempo medium-lent (« Just Get Up ») à une rythmique sautillante (« Not Falling This Time »), en passant par des accents caribéens (« Waltz For Xose »), des walking bass (« Way To Go ») ou un hymne (« I'll Be Back »)...

A l’instar de Martial Solal, Pilc joue la musique avec enthousiasme, créativité et humour : Symphony en est la preuve…

Le disque

Symphony
Jean-Michel Pilc
Jean-Michel Pilc (p)
Justin Time Records – JTR 8632-2
Sortie le 23 février 2023

Liste des morceaux

01. « Leaving » (03:55).
02. « Discovery » (04:36).
03. « The Encounter » (04:32).
04. « First Dance » (02:50).
05. « Just Get Up » (03:23).
06. « Way To Go » (06:37).
07. « Understanding » (05:46).
08. « Waltz For Xose » (03:56).
09. « Not Falling This Time » (07:51).
10. « I'll Be Back » (06:40).
Tous les morceaux sont signés Pilc.


YOU Are The Song

Comme le prouve sa discographie – treize disques – Pilc affectionne le format en trio et ses aventures en compagnie de Moutin et d’Hoenig ne datent pas d’hier :
Together: Live At Sweet Basil est publié en deux volumes en 2000 et 2001. En 2002, les trois musiciens sortent Welcome Home, puis Cardinal Points, en 2003, avec Sam Newsome au saxophone soprano et Abdou M’Boup aux percussions, et Threedom, en 2011. Au programme de YOU Are The Song, dans les bacs depuis mai 2023, trois compositions du trio et sept standards, dont certains sont des « classiques » du répertoire discographique de Pilc, à l’instar de « Straight No Chaser », « Alice In Wonderland » ou « My Romance ».

Le trio attaque « Impressions » dans un esprit vif et musclé, tout à fait en ligne avec celui de John Coltrane. Pilc zigzague nerveusement, Moutin cavale en toute liberté et Hoenig en met partout, avec cette énergie qui lui est coutumière. Le pianiste propose une interprétation très personnelle de « The Song is You », lente et mystérieuse, sur un ostinato sourd de la contrebasse et le bruissement de la batterie. Le développement s’appuie sur des échanges fluides et subtils entre les trois artistes. Les accents cristallins et nostalgiques du piano laissent place à un chorus mélodieux de la contrebasse, suivi d’un solo en suspension de la batterie. Le blues s’invite dans l’introduction de « Straight No Chaser ». Moutin et Hoenig installent une rythmique dansante, aux allures funky, sur laquelle Pilc s’amuse en alternant motifs arpégés, lignes modernes, jeu en accords… pour déboucher sur un passage contemporain, avec un piano heurté, une contrebasse grondante et une batterie crépitante… Autre thème de Thelonious Monk (coécrit avec Denzil Best), « Bemsha Swing » se prête parfaitement au jeu touffu des trois musiciens : décalages, questions-réponses, unissons, contrepoints, tours de passe-passe… Le morceau foisonne ! « You Are the Song » est une ballade lente et méditative composée par le trio, dans une veine cinématographique. Toujours signé Pilc – Moutin – Hoenig, « Searing Congress » commence un peu comme une comptine, puis décolle rapidement, avec un piano, une contrebasse et une batterie pétillants, qui croisent leurs notes dans tous les sens, enchaînent les passages entraînants en walking et chabada, toujours accompagnés par des traits d’humour (la citation du Boléro). Pilc continue sur un melting pot de citations jouées à toute allure, porté par une section rythmique robuste, avant de dérouler « Dear Old Stockholm ». « Thin Air » – autre composition du trio – est développée avec emphase, entre dialogue chaloupé main droite – main gauche, lignes arpégées, jeux dans les cordes, touches bluesy, envolées contemporaines et phrases mélodiques, le tout, soutenu par une rythmique subtile, qui mêle touches pop, accompagnement bop et jeu tendu. Pilc revient à une introduction heurtée pour « After You've Gone », ponctuée de touches bluesy et de rebondissements personnels. Quant à Moutin et Hoenig, ils passent d’une walking et d’un chabada joués en mode turbo à des chorus tendus. YOU Are The Song s’achève sur « Alice In Wonderland », d’abord mélodieux, avec ses contre-chants malins qui font passer le trio pour un quatuor, puis des développements qui prennent des allures de musique contemporaine, sur une rythmique jazz, avec une contrebasse minimaliste et une batterie dense. Le morceau est enchaîné avec « My Romance », joué paisiblement, entre les citations de Pilc, les motifs souples de Moutin et les balais tranquilles d’Hoenig.

YOU are the song est une partie de ping-pong musical particulièrement animée, et prenante de la première à la dernière mesure...

Le disque

YOU Are The Song
Pilc Moutin Hoenig
Jean-Michel Pilc (p), François Moutin (b) et Ari Hoenig (d).
Justin Time Records – JTR 281-2
Sortie le 12 mai 2023

Liste des morceaux

01. « Impressions », John Coltrane (4:24).
02. « The Song is You », Oscar Hammerstein & Jerome Kern (6:55).
03. « Straight No Chaser », Thelonious Monk (6:48).
04. « Bemsha Swing », Denzil Best & Thelonious Monk (3:30).
05. « You Are the Song », Pilc, Moutin & Hoenig (5:48).
06. « Searing Congress », Pilc, Moutin & Hoenig (3:47).
07. « Dear Old Stockholm », Traditionnel (4:23).
08. « Thin Air », Pilc, Moutin & Hoenig (3:05).
09. « After You've Gone », Henry Creamer & Turner Layton (4:50).
10. « Alice in Wonderland » Sammy Fain & Bob Hilliard, « My Romance », Richard Rogers & Lorenz Hart (9:51).