15 décembre 2024

Prismes à l’eau au Triton

Le 29 novembre 2024 Daniel Humair fête Prismes à l’eau au Triton. Le disque est sorti sur le label du club le 8 novembre 2024. Le batteur est entouré du trio avec qui il joue désormais depuis sept ans (Modern Art, Drum Thing) : Vincent Lê Quang aux saxophones ténor et soprano, et Stéphane Kerecki à la contrebasse. Ils ont invité le tromboniste Samuel Blaser, compatriote d’Humair et membre de son trio Helveticus depuis 2018 (Our Way).
 
Le Triton affiche complet ! Cinq des neuf thèmes proviennent du répertoire de Prismes à l’eau et les quatre autres sont tirés de projets plus anciens : « Jim Dine » repris de Modern Art (2017), « More Tuna », composé en 1998 par Joachim Kühn pour Triple Entente, leur trio avec Jean-François Jenny-Clark, « Mutinerie », signée Michel Portal et souvent interprétée par Humair (Liberté Surveillé en 2001, Seasoning en 2017 et Drum Thing en 2020), et « Genevamalgame », une composition d’Humair jouée d’abord en 2004 à Jazz à la Vilette, puis enregistrée dans Our Way (2024).

Après une introduction plaintive, « Jim Dine » est exposé à l’unisson sur une rythmique luxuriante, entrecoupé d’un intermède bluesy. Le trombone bouché, particulièrement expressif, dialogue avec la batterie et la contrebasse, tandis que le saxophone ténor alterne phrases bop et traits free. Construit sur une structure thème – solos – thèmes classique, « Jim Dine » est riche en événements... Lê Quang lance « More Tuna » a capela, avant de développer le thème avec vivacité, en compagnie de Blaser. Les échanges, intenses, s’appuient d’abord sur une batterie puissante et une contrebasse lancinante. Une walking et un chabada véloces ouvrent ensuite la voie au saxophone ténor pour prendre un solo dans l’esprit de Sonny Rollins, et au trombone pour broder dans une veine hard-bop. Composé par Kühn, « Salinas » évoque la musique de chambre : un thème énigmatique et entraînant, des questions-réponses élégantes, une rythmique expressive qui débouche sur une walking et un chabada ponctué de rim shot, et des chorus mélodieux, notamment celui de Kerecki, ample et musical. Comme l’explique Humair en s’amusant, « Give Me Eleven », coécrit avec Kühn, « est à onze temps… c’est à dire douze temps moins les taxes ! ». Le morceau balance du début à la fin. Après le thème, une complainte criarde, les tableaux s’enchaînent, d’abord des contrepoints de Lê Quang et Blaser, suivis d’envolées démonstratives et débridées du trombone sur des changements de tempo. Le chorus a capela du ténor, entre bop et free contrôlé, bientôt enveloppé par une rythmique dense, précède une conclusion bluesy. Humair annonce « Mutinerie » avec des roulements vigoureux et une charleston régulière. Le saxophone soprano, le trombone et la contrebasse embrayent à l’unisson. La mélodie, « ethnique », donne lieu à des variations intenses et compactes, avant que le décor ne change. Kerecki prend un solo monumental, accompagné par les balais subtils d’Humair. Joueur, Blaser les rejoint avec sa sourdine wah-wah. S’engage alors une course-poursuite entre walking et chabada virtuoses et trombone, qui alterne nonchalance et vivacité. Les volutes du soprano, accompagnées des roulements de la batterie et d’un ostinato de la contrebasse, replantent un décor ethnique. 
 
Daniel Humair, Vincent Lê Quang, Samuel Blaser & Stéphane Kerecki – Le Triton – Novembre 2024 © PLM

« Cavatina », composée par Stanley Myers pour la bande-son de Voyage au bout de l’enfer, film de Michael Cimino sorti en 1978, est une ballade tranquille et lyrique qui donne l’occasion au quartet de croiser leurs voix en toute quiétude. Après cet épisode calme, la tempête « Genevamalgame » emporte le saxophone ténor dans un tourbillon vif et bondissant, la contrebasse et la batterie dans une walking et chabada effrénés, et le trombone dans une tirade dynamique, avant la conclusion sur des riffs et autres caquètements facétieux. « Missing A Page », encore une pièce de Kühn, alterne unissons abrupts et discours étirés. Lê Quang part ensuite dans un duo ébouriffant avec Kerecki, à partir duquel la section rythmique relance une walking et un chabada déchaînés. Blaser et Humair poursuivent avec un duo en suspension qui aboutit à un climat bluesy, rapidement transformé en maelström free ! Les tableaux se suivent, mais ne se ressemblent pas ! Le concert s’achève sur un morceau composé par Humair et Lê Quang dans le TGV : « Abstract Bass Bone ». D’un thème-riff dansant surgit un mouvement d’ensemble touffu, porté par une rythmique violente et profonde, entre fanfare néo-orléanaise et hard-bop épais.

Le trio plus un propose un jazz franco-suisse énergique, piquant, malicieux, volubile... et savoureux comme un banquet de fondue et de poule au pot !
 

Le disque


Prismes à l’eau
Daniel Humair

Vincent Lê Quang (ts, ss), Stéphane Kerecki (b) et Daniel Humair (d), avec Samuel Blaser (tb).
Le Triton – TRI-24579
Sortie le 8 novembre 2024

Liste des morceaux

01. « New (amuse-bouche) », Stéphane Kerecki (00:48).
02. « For Flying Out Proud », Franco Ambrosetti (03:07).
03. « Lyria Inn », Daniel Humair & Vincent Lê Quang (04:03).
04. « Free 1 », (01:46).
05. « Give Me Eleven », Danie l Humair (05:16).
06. « Abstract Bass Bone » Daniel Humair et Vincent Lê Quang (03:29).
07. « Cavatine », Stanley Myers, (04:08).
08. « Free 2 « Dark Choc" », Daniel Blaser, et Vincent Lê Quang (06:13    
09. « Salinas », Joachim Khühn (03:23).
10. « Missing a Page », Joachim Khu (04:55).
11. « Drama Drome », Daniel Humair (04.26).
12. « Saint-Cyn-CYR », Stéphane Kerecji (03:18).
13. « Triple Hip Trip », Daniel Humair (04:14).
14. « New (Pousse-Café) », Stéphane Kerecki (00:52).

01 décembre 2024

A Confused World – Philippe El Hage & Youssef Hbeisch

Après ses études musicales au Liban, puis dans les conservatoires de Boulogne-Billancourt, Rueil-Malmaison et Ivry-sur-Seine, le pianiste Philippe El Hage enregistre Byblos, son premier disque, en 2007. Suivront, en 2011, Flying With Elephants, avec des formations à géométrie variable, puis, en 2013, Asrar, en duo avec le percussionniste Youssef Hbeisch et, en 2021, Sound Of Hope en trio avec Hbeisch et le saxophoniste Damien Hennicker. Retour au duo piano – percussion pour A Confused World, qui sort le 1er novembre 2024 sur le label MEI, qu’El Hage a créé en 2014 à Dubaï, en même temps que le Musical Expression Institute, une école de musique et un studio d’enregistrement.


Les dix compositions du disques, signées El Hage, sont inédites sauf « Flying With Elephants », tirée du disque éponyme. El Hage affectionne les jolies mélodies (« A Full Moon », « Into The Unknown ») teintées de couleurs moyen-orientales (« Prelude To The Elephants »), aux contours romantiques (« Melody Fom Another World ») et solennels (« Flying With Elephants »), ou construits autour de thèmes-riffs sautillants (« A Confused World »), joyeux (« Hayat ») et dansants (« Until We Meet Again »). Le plus souvent bâtis sur une structure thème – développement – thème, les morceaux sont tour à tour vigoureux (« A Confused World »), théâtraux (« Melody From Another World »), cinégéniques (« Into The Unknown »), mélodieux (« Until We Meet Again ») et toujours marqués par la musique orientale (« Flying With Elephants »). La place du rythme est centrale, que ce soit par les lignes de basse (« A Full Moon »), riffs (« Melody From Another World ») et autres ostinatos (« Hayat ») joués à la main gauche par El Hage, ou par le foisonnement (« A New Beginning »), cliquetis (« A Full Moon »), frappes vivifiantes (« Hayat ») et poly-rythmes irrésistibles (« Until We Meet Again ») des percussions d’Hbeisch. Le piano, souvent nerveux (« A Confused World »), intègre moult ornements (« Melody For Another World ») pour apporter des saveurs orientales, de passages harmoniques arabo-andaloux (« A Full Moon ») aux appogiatures (« A New Beginning ») en passant par des trilles (« Hayat »), mordants (« A New Beginning »), sonorité de qanoun (« Prelude To The Unknown »)...

A Confused World selon El Hage et Hbeisch n’est pas aussi confus qu’il n’y paraît et l’atmosphère entraînante et dépaysante qui s’en dégage met plutôt du baume aux esgourdes !

Le disque

A Confused World

Philippe El Hage & Youssef Hbeisch

Philippe El Hage (p, b, synth) et Youssef Hbeisch (perc).
MEI
Sortie le 1er novembre 2024

Liste des morceaux

01. « A Confused World » (3:51).
02. « A Full Moon » (3:14).
03. « Melody From Another World » (3:14).
04. « Prelude To The Unknown » (2:42).
05. « Into The Unknown » (3:38).
06. « Hayat (Life) » (4:10).
07. « A New Beginning » (2:50).
08. « Prelude To The Elephants » (2:24).
09. « Until We Meet Again » (4:53).
10. « Flying With Elephants » (6:00).

Tous les morceaux sont signés El Hage.
 

30 novembre 2024

Oxyd présente Lapse au Studio de l’Ermitage

Mercredi 20 novembre 2024, au Studio de l’Ermitage, Oxyd présente Lapse, son dernier opus en date. Créé en 2006, le quintet en est à son sixième opus et, en dehors d’Oliver Degabriele qui a remplacé Matteo Bartone à la basse en 2013, les quatre autres musiciens sont fidèles au poste : Julien Pontvianne au saxophone ténor, Olivier Laisney à la trompette, Alexandre Herer, au piano et aux claviers, et Thibault Perriard à la batterie.


Gilles Coronado ouvre la soirée avec son projet Solotone, suivi des assemblages électro de Maria Teriaeva, puis d’Oxyd, avec le répertoire du disque Lapse, sorti le 13 septembre 2024 sur le label Onze Heures Onze.
 
Tout commence donc par Solotone : un accordeur diffuse une note en continu, qui passe vite au second plan, un peu comme un acouphène, sur laquelle Coronado jette des bribes de phrases, d’accords et de jeux sonores divers. Le guitariste change ensuite de note – diffusée par son téléphone portable – et continue de broder en pointillés, ponctués de quelques embardées mélodiques. Même topo pour le troisième mouvement, avec un déroulé tout en douceur. Le quatrième mouvement est davantage bruitiste, avec la guitare à plat sur les genoux et une cale placée sous les cordes qui permet à Coronado de produire des effets de distorsion, frottements, grincements, crissements… Le guitariste conclut son set avec un morceau ténébreux. Solotone s’apparente à de la recherche musicale, centrée sur des modelages sonores.
 

Gilles Coronado - Maria Teriaeva – Studio de l’Ermitage – 20 Novembre 2024 © PLM


Aux commandes de son synthétiseur modulaire Music Easel, créé en 1972 par Don Buchla, Teriaeva se lance dans un long – vingt minutes – morceau minimaliste, qui oscille entre ambient et pop électro. Ambiance d’hôpital garantie avec ses bips, balayages, électrocardiogrammes, battements, alarmes, gargouillis, couinements électriques et, ça et là, quelques nappes de sons éthérées, le tout sur une rythmique mécanique.

Après ces quarante minutes expérimentales, Oxyd prend place sur scène. Avant de jouer le répertoire de Lapse, l’écrivain Nicolas Flesch lit un texte poétique dramatique sur les réfugiés. Oxyd joue Lapse un peu comme une suite. Le titre des mouvement n’est pas annoncé et ils ne suivent pas nécessairement l’ordre du disque.

Les trois premiers morceaux, aux ambiances sombres, – « Lapso », « Overcrowding » et « Modules oubliés » – sont enchaînés. Thème-riff à l’unisson (« Modules oubliés »), phrases graves et nostalgiques du saxophone ténor (« Lapso »), échappées désespérées de la trompette (« Lapso ») et contre-chants obscurs (« Modules oubliés ») s’appuient sur les décors minimalistes et fondus (« Lapso ») ou aériens (« Overcrowding »), voire spatiaux (« Modules oubliés ») du Fender, mais aussi sur une basse et une batterie foisonnantes (« Lapso »), dans un veine rock alternatif (« Overcrowding ») puissant (« Modules oubliés »).
 

Alexandre Herer, Oliver Degabriele, Olivier Laisney & Julien Pontvianne

Studio de l’Ermitage – 20 Novembre 2024 © PLM


Comme sur disque, « Three Body Theory » est particulièrement dramatique (il faut dire que la théorie des trois corps, qui cherche à déterminer la trajectoire d’astres qui s’attirent les uns les autres, n’a rien de comique), avec un déroulé mystérieux, une rythmique épaisse et des solistes qui se fondent dans ce décor pesant. Retour à une énergie rock avec « Peak Oil » : entre des lignes impétueuses et des frappes violentes, Degabriele et Perriard s’en donnent à cœur joie, Herer plante un décor tendu, tandis que Pontvianne et Laisney se lancent dans des envolées endiablées. « Choir » apporte un peu de calme avec son environnement digne d’un film de science-fiction, dynamisé par la paire rythmique et le chorus lyrique de la trompette. L’avant-dernier morceau, a priori hors Lapse, reste néanmoins dans l’esprit du disque : thème dissonant, Fender éthéré, timbres denses et rythmique fougueuse, dans un sillon rock. En rappel, Oxyd joue « Collapsology ». Après un démarrage tonitruant, un thème aux contours solennels laisse place à un développement bouillonnant sur une rythmique dantesque.

Le concert reflète évidemment l’atmosphère sépulcrale de Lapse, mais les aspects ambient du disque sont atténués par la puissance de la rythmique, l’intensité des échanges et la longueur des chorus. Oxyd a trouvé sa voie, à mi-chemin entre le jazz, la musique contemporaine et le rock expérimental.
 

19 novembre 2024

What About? – Christiane Bopp Bernard Santacruz Bruno Tocanne

Le samedi 1er juillet 2023, pendant la deuxième édition du festival Jazz à Oppède – petite commune du Vaucluse située dans le parc naturel régional du Luberon –, Christiane Bopp, Bernard Santacruz et Bruno Tocanne sont réunis sur scène : la connivence est immédiate et un nouveau trio voit le jour. What About?, leur premier opus, sort le 26 octobre 2024 chez Instant Music Records.

Les douze morceaux et les quatre intermèdes sont tous de courtes improvisations en trio, duo ou solo (de vingt secondes à six minutes quarante-cinq, et deux minutes quarante secondes en moyenne... Voilà pour les statistiques !). Le trio a construit ces mouvements sur la base de dialogues spontanés qui dégagent des sensations souvent évanescentes. 
 
Si What About? démarre en fanfare et tambours battants (« Isocèle »), le mystère – bref thème-riff du trombone, gravité de la contrebasse et frémissements de la batterie – s’insinue dès « La conjugaison des pluriels », tandis que le langoureux et délicat « Poetry In Motion » renforce cette ambiance énigmatique. Les « Parallélébipèdes » sont résolument plus turbulents : les cliquetis de la batterie et les propos expressifs du trombone et de la contrebasse débouchent sur un trilogue crépitant et caquetant. Après des roulements puissants de la batterie pour l’« Interlude 1 », portés par l’ostinato aiguë de la contrebasse et les vibrations du trombone, les « Rêves célestes » prennent une allure surnaturelle qui leur va comme un gant. Allez savoir si l’« Eveil » est paisible ou difficile ! Des battements lointains, une complainte aérienne et un bourdonnement sombre, d’abord à peine audibles, s’amplifient lentement pour finir par une mélopée éthérée sur un riff entêtant et des frappes sourdes. Le morceau-titre reste dans une veine similaire, avec des crissements, gémissements, frottements, coups étouffés… qui interagissent en arrière-plan, comme autant d’échanges bruitistes contemporains, avant que les envolées du trombone ne se marient à une rythmique heurtée entraînante. Les questions-réponses entre Bopp et Santacruz sur les bruissements de Tocanne donnent à « Trialogo » un caractère exquis. La contrebasse et la batterie commencent par batifoler dans la « Fantaisie » à grand renfort de glissando, résonances et froufrous des cymbales, puis elles démarrent une conversation subtile. En guise d’« Interlude 2 » Bopp joue a capela un mouvement grave et torturé. Retour à un murmure à peine perceptible, bientôt suivi de croisements de textures et de timbres inouïs, qui pourraient presque faire de l’« Odyssée » un morceau de musique concrète. Viennent ensuite deux « Interludes », le troisième autour d’une ligne musicale de la batterie en solo, et le quatrième, à base de modulations et de phrases amples et boisées, jouées à l’archet. Le foisonnement de la batterie répond aux jets de notes du trombone, qui profitent d’être « Enfin seuls ! » pour faire l’école buissonnière... Quant à « Itiner(r)ances » qui clôture What About?, c’est une véritable sculpture sonore contemporaine qui fait songer à la jungle, avec ses caquètements, clameurs, frictions, grincements, heurts, clappements… et autres bruitages étranges.

Dans What About?, Bopp, Santacruz et Tocanne jouent avec les sons au grès de leurs émotions pour former un véritable recueil d’haïkus musicaux à la fois abstraits et organiques. Fascinant !

Le disque

What About?

Christiane Bopp Bernard Santacruz Bruno Tocanne
Christiane Bopp (tb), Bernard Santacruz (b) et Bruno Tocanne (d)
Instant Music Records – IMR 024
Sortie le 26 octobre 2024

Liste des morceaux
 
01. « Isocèle » (00:32).
02. « La conjugaison des pluriels » (03:05).
03. « Poetry in motion » (01:31).
04. « Parallallébipèdes » (06:45).
05. « Interlude 1 » (00:20).
06. « Rêves célestes » (01:24).
07. « Eveil » (05:18).
08. « What about? » (05:53).
09. « Trialogo » (02:55).
10. « Fantaisie » (02:29).
11. « Interlude 2 » (01:30).
12. « Odyssée » (04:11).
13. « Interlude 3 » (00:37).
14. « Interlude 4 » (02:08).
15. « Enfin seuls » (01:00).
16. « Itiner(r)ances » (05:57).

Tous les morceaux sont signés du trio.

17 novembre 2024

A la découverte d’Emiliano Vernizzi

Si Emiliano Vernizzi – Emi pour les intimes – s’est fait un nom avec le trio Pericopes + 1, formé en 2007, il n’en reste pas moins un saxophoniste hyper actif, tant sur les scènes européennes qu’américaines, en concerts que sur disques (près d’une trentaine sous son nom et plus d’une quarantaine en accompagnateur), sur les ondes que dans les salles de cours, avec ses propres formations (Blue Moka, Budokan) que celles des autres (Izzy & The Catastrophics). L’occasion de découvrir un musicien aussi bien bercé par le jazz, le funk, la pop et le rock, que le hip-hop, l’électro et l’American Roots...


La musique

J'ai grandi dans un environnement musical classique, mais j'aimais aussi d'autres genres musicaux : pop, rock, métal, rap, house, funk… et je jouais de nombreux instruments. Or, ils se trouve que mon oncle avait un saxophone que je trouvais brillant et très sexy ! Il m’a laissé l’essayer et comme il manquait un saxophoniste dans mon groupe, ce fût l’opportunité de commencer à en jouer…

C’est mon père, musicien, qui m’a fait découvrir le jazz. Au début, je n'aimais pas beaucoup cette musique, mais, par la suite, en étudiant les grands noms du saxophone, j'ai commencé à apprécier ce langage musical et j'étais curieux de comprendre comment il fonctionnait.

Quand j’ai découvert que la Fusion pouvait englober tous les univers musicaux que j’aimais, j’ai commencé un voyage à rebours jusqu’au jazz des années 1920. D’ailleurs, beaucoup de musiciens m’ont influencé, même trop ! De Deep Purple à John Coltrane, de Public Enemy à l'orchestre de Glenn Miller, sans oublier la musique symphonique… En fait, tout ce qui est upbeat, pour ainsi dire ! Ma formation est complètement transversale.
 
Emi Vernizzi - Blue Note Milano © Roberto Cifarelli

 

Cinq clés pour le jazz

Qu’est-ce que le jazz ? Le jazz est le présent, mais hors des sentiers battus...

Pourquoi la passion du jazz ? Parce que c’est une manière de voir la musique en 3D !
 
Où écouter du jazz ?  En concert et sur disques, mais surtout pas sur un téléphone portable et en mangeant !

Comment découvrir le jazz ?  Suivez le Lapin Blanc...

Une anecdote autour du jazz ? Le jazz, c'est comme le football : ceux qui en font l'aiment autant (même si différemment) que ceux qui le suivent.


Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un singe,
Si j’étais une fleur, je serais une nymphéa,
Si j’étais un fruit, je serais une noix de coco,
Si j’étais une boisson, je serais un jus de fruit,
Si j’étais un plat, je serais du riz basmati,
Si j’étais une lettre, je serais zêta,
Si j’étais un mot, je serais palindrome,
Si j’étais un chiffre, je serais 15,
Si j’étais une couleur, je serais violette,
Si j’étais une note, je serais un fa.


Les bonheurs et regrets musicaux

Je suis heureux de savoir exprimer mes pensées en musique et je regrette de ne pas avoir vu Motorhead en concert.


Sur l’île déserte…

Quels disques ? Transition de Coltrane, The Nightfly de Donald Fagen et Powerslave d’Iron Maiden.

Quels livres ?  Dieu et l'État de Mikhaïl Bakounine et Siddharta d’Hermann Hesse.

Quels films ?  Barry Lyndon de Stanley Kubrick, Alien de Ridley Scott, Il était une fois dans l'ouest de Sergio Leone et The Empire Strikes Back d’Irvin Kershner.

Quelles peintures ?  N'importe quoi de René Magritte !

Quels loisirs ?  La photographie argentique et le yoga.

 
Les projets

Il y a eu la sortie de Good Morning World! en septembre. En ce moment je tourne beaucoup et prépare un album électronique. Sinon, j’aimerais avoir davantage de temps libre en dehors de la musique.
 

 

Trois vœux…

Un monde antispéciste,
La fin du capitalisme,
La paix partout dans le monde.

15 novembre 2024

Good Morning World! – Pericopes + 1

Il y a seize ans, en 2007, le saxophoniste Emiliano « Emi » Vernizzi et le pianiste Alessandro Sgobbio montent le duo Pericopes, bientôt devenu + 1 avec l’arrivée du batteur Nick WightThese Human Beings, le premier disque du trio sorti en 2015, sera suivi de Legacy en 2017, What What en 2018 et Up en 2020. Pour Good Morning World!, qui sort le 27 septembre 2024, Pericopes + 1 a changé d’équipe : Vernizzi joue désormais avec Claudio Vignali aux claviers  et Ruben Bellavia à la batterie.

Vernizzi signe sept des neufs thèmes, Vignali propose un interlude et le trio co-signe « The Dawn of Algo-Rhythm ». La violoniste Anaïs Drago rejoint le trio pour « Cosmic Nirvana » et la contrebasse de Rosa Brunello participe à « Assange ».

Avec ses « Logout », « Cosmic Nirvana », « Rue Sedaine Métavers », « Assange » et autres, Good Morning World! résonne au diapason de l’high-tec et de l’informatique, tandis que l’ambiance sépulcrale de « Logout », avec ses nappes sonores, les frémissements de la batterie et la voix off prémonitoire qui dit dans un souffle « j’ai peur, mon esprit s’en va, je le sens... », annoncent la couleur.

Des thèmes-riffs sourds (« Cosmic Nirvana ») et des introductions aux parfums contemporains (« The Dawn of Algo-Rhythm ») laissent place à des intermèdes acoustiques aux allures romantiques (« Interlude – Piano »), des mélodies amples et éthérées (« Liturgico ») ou délicates et solennelles (« Assange »). Ce qui n’empêche pas le trio de donner aussi rendez-vous à la danse (« Rue Sedaine Métavers »), voire même au dance floor « Good Morning World »), mais aussi au « vieux jazz » (sic), avec son swing et sa walking (« The Dawn of Algo-Rhythm »). Quant aux développements, ils sont le plus souvent puissants, portés par des dialogues violents digne d’un rock progressif (« Rue Sedaine Métavers ») ascendant punk (le violon et le saxophone ténor dans « Cosmic Nirvana »), une batterie volontiers binaire (« Good Morning World »), intense (« Liturgico ») et bouillonnante (« Assange »), sans oublier des ostinatos (« Good Morning World ») et lignes de basse (« Rue Sedaine Métavers ») joués au piano ou au Fender Rhodes. Quant aux lignes fluides et aériennes du saxophone ténor, elles flottent au-dessus de la rythmique (« Assange ») ou répondent en contrepoints au piano (« Liturgico »). Le trio incorpore également moult effets électro : voix off déformées et déclamatoires  (« Interlude -Oratio »), en mode radiophonique (« The Dawn of Algo-Rhythm », « Good Morning World »), arrière-plan synthétique style science-fiction (« The Dawn of Algo-Rhythm »), textures épaisses (« Rue Sedaine Métavers »)...
 
Timbres massifs, atmosphères denses, trames complexes, dans Good Morning World!, comme avec les précédents opus, Péricopes + 1 soigne sa présence sonore, toute en gravité et en force.

Le disque

Good Morning World!

Pericopes + 1

Emi Vernizzi (ts, electro), Claudio Vignali (p, fender, electro) et Ruben Bellavia (d), avec Anaïs Drago (vl) et Rosa Brunello (b).
Losen Records – LOS 294-2
Sortie le 27 septembre 2024.

Liste des morceaux

01. « Logout » (02:00).
02. « Cosmic Nirvana » (05:35).
03. « Interlude - piano », Vignali (01:14).
04. « Liturgico » (08:55).
05. « Rue Sedaine Métavers » (05:30).
06. « Interlude - oratio » (01:54).
07. « Assange » (10:09).
08. « The Dawn of Algo-Rhythm », Vernizzi, Vignali & Bellavia (04:38).
09. « Good Morning World » (08:17).

Tous les morceaux sont signés Vernizzi, sauf indication contraire.


26 octobre 2024

One Must Have Chaos Inside To Give Birth To A Dancing Star – Das Kapital

Créé au début des années 2000 par le saxophoniste Daniel Erdmann, le guitariste Hasse Poulsen et le batteur Edward Perraud, Das Kapital compte à son actif d’innombrables concerts et une dizaine de disques. Cinq après Vive la France, le trio retourne en studio et sort One Must Have Chaos Inside To Give Birth To A Dancing Star le 24 mai 2024 chez Label Bleu.


Le titre de l’album est certes un tantinet long, mais c’est du Friedrich Nietzsche... Il est tiré d’Ainsi parlait Zarathoustra : « Il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse ». Amis poètes-philosophes (et réciproquement) amusez-vous… Le disque est construit autour de sept improvisations collectives, plus deux surprises du chef en dessert. 
 
« Birth » se déroule dans une ambiance sépulcrale avec les frappes imposantes de la batterie, les accords saturés éthérés de la guitare et les phrases mélancoliques réverbérées du saxophone ténor. Dans « Dancing Star », morceau en deux parties, des effets électro ténus – crissements, souffles, tintements cristallins, notes tenues – accompagnent un air fragile, exposé en douceur par la guitare. Erdmann poursuit, aérien, minimaliste et languide, sur les riffs égrenés par Poulsen et la polyrythmie théâtrale de Perraud. « The River » est résolument sortie de son lit : les bourdonnements sourds de la guitare et les crépitements de la batterie contrastent avec les phrases vives, heurtées et aiguës du saxophone soprano. Retour sur terre avec « Earth » : le battement du cœur de la batterie soutient une mélodie superbe, jouée tendrement par la guitare, appuyée par les lignes du saxophone ténor, de plus en plus entreprenantes. Bourdon de la guitare à l’archet sur cliquetis de la batterie et mélopée du saxophone ténor lancent « Simone ». Sur une rythmique puissante, tendue et sombre à souhait, le saxophone ténor trace son chemin, entre envolées free, fulgurances bop et phrases contemporaines. Pour terminer, les riffs arpégés délicats de Poulsen et les coups vifs et légers de Perraud soutiennent Erdmann, qui développe un « First Light » fugace et nostalgique. Les deux morceaux fantômes restent dans l’esprit du disque, entre rêverie, nonchalance folk et free.
 
Das Kapital change de vocabulaire et de syntaxe sur chacun de ses disques, mais garde sa personnalité musicale : un free élégant, à la fois tendu et tranquille… comme un chaos dansant !

Le disque

One Must Have Chaos Inside To Give Birth To A Dancing Star
Das Kapital

Daniel Erdmann (ts, ss), Hasse Poulsen (g) et Edward Perraud (d)
Label Bleur – LBLV6741
Sortie le 24 mai 2024

Liste des morceaux

01. « Dancing Star » (8:35).
02. « The River » (7:06).
03. « Simone » (8:42).
04. « Earth » (5:33).
05. « First Light » (7:30).

Toutes les compositions sont signées Das Kapital

20 octobre 2024

Our Way – Helveticus

En 2018, pour célébrer ses quatre-vingts ans, Daniel Humair forme Helveticus avec deux compatriotes suisses : Heiri Känzig à la contrebasse et Samuel Blaser au trombone. L’année suivante le trio se produit en concert à Lausanne avec Louis Sclavis en invité, puis, en 2020, ils publient 1291 chez Outnote Records. Quatre ans après, Helveticus reprend les chemins des studios pour Our Way, qui sort chez Blaser Music le 24 mai 2024.

Our Way propose un patchwork de treize courtes pièces : deux airs folkloriques suisses (« Mazurka » et « Träume der Liebe ») ; « Chara lingua della mamma », l’hymne de l’Engadine composé par Robert Cantieni ; « Tiger Rag », saucisson que l’ODJB a enregistré en 1917 ; le « Creole Love Call » de Duke Ellington, chanté par Adelaide Hall en 1927 ; deux standards de Thelonious Monk – « Jackie-Ing » dès 5 By Monk By 5 (1959) et « Bemsha Swing » de Brilliant Corner (1957) –, deux compositions d’Humair (« IRA » écrit pour Liberté Surveillée, en 2001, avec Marc Ducret, Bruno Chevillon et Ellery Eskelin, et « Geneveamalgame », joué pour la première fois en 2004 pendant Jazz à La Villette, avec George Garzone, Tony Malaby, Manu Codjia et Anthony Cox) ; deux morceaux de Blaser (« Root Beer Rag », interprété en 2022 avec Vincent Courtois et Chevillon, puis enregistré en 2023 sur Triple Dip, avec Russ Lossing et Billy Mintz, et « Hook », un inédit) ; plus une improvisation collective, « Heiri’s Idea ».

L’introduction mélodieuse de la contrebasse sur le frémissement des cymbales débouche sur l’exposé solennel d’« IRA », au trombone bouché. Après un développement dans une style musique de chambre moderne, le morceau se conclut sur des roulements martiaux qui accompagnent l’évocation « The Foggy Dew », cher aux révolutionnaires irlandais. « Jackie-Ing » commence en pointillés, avec une contrebasse fluide et sourde sur une batterie luxuriante, avant que Blaser ne réponde aux riffs, ou passages en walking, de Känzig et aux chabadas serrés d’Humair. Un chorus sinueux de la contrebasse laisse place au trombone a capella, pour un solo plein d’humour qui précède un final galopant. Après une entrée majestueuse aux timbales, les barrissements lointains du trombone et le motif cristallin de la contrebasse lancent « Mazurka ». Le trio fait preuve d’élégance : contrebasse boisée, ronde et solennelle, cymbales bouillonnantes, contrepoints chambristes subtils du trombone… « Heiri’s Idea » est un intermède construit autour d’un riff de contrebasse, de crépitements de la batterie et d’arabesques entraînantes du trombone. « Genevamalgame » met en sons une batterie puissante et foisonnante, une contrebasse qui fait gronder son archet et un trombone librement free (et oui ! C’est possible !). Le morceau s’envole ensuite dans un délire de walking et chabada véloces qui fusionnent avec les courbes agiles et pépiements free d’un trombone toujours en verve. « Chara lingua da la mamma », vu par Helveticus, s’apparente d’abord à une ode funèbre, qui se développe en ritournelle, à la foi nonchalante et dansante. Les roulements rapides de la batterie et la pédale de la basse accompagnent le trombone qui sautille d’une note de « Tiger Rag » à l’autre. Le trio déroule le thème avec malice sur une walking énergique et une batterie en roue libre. Comme son titre l’indique, « Warming Up » est un petit tour de chauffe free de Blaser sur les riffs gondants de Känzig et Humair. Place à une rythmique bluesy pour « Bemsha Swing », qui permet au trombone de s’envoler, sans pour autant oublier quelques clins d’œil ironiques à grand renfort de glissando. Le trombone brode un « Root Beer Rag » aérien sur une ligne de contrebasse régulière et des frappes de batterie en suspension. Après un « Hook » exposé à l’unisson, le trilogue part dans tous les sens, porté par une batterie touffue, une contrebasse à l’archet bourdonnant et un trombone qui caquette à qui mieux mieux. Le trombone bouché, les phrases épaisses et le rythme martelé de « Creole Love Call » rappellent le style jungle. Le trio joue le jeu du « vieux jazz », mais parsemé de traits amusants au goût du jour. Tandis que Känzig et Humair prennent leur temps, avec un zeste d’indolence, Blaser développe « Träume der Liebe » comme la bande son d’un western dans des grands espaces...

Our Way prouve que l’Homo Helveticus a bien sa manière à lui de raconter ses histoires : vivacité mélodique, impétuosité rythmique, vigueur sonore, interactions fougueuses et notes d’esprit spirituelles... Comme quoi la « narration abstraite » existe peut-être aussi en musique !


Le disque


Our Way
Helveticusts
Samuel Blaser (tb), Heiri Känzig (b) et Daniel Humair (dms).
Blaser Music – BM012CD
Sortie le 24 mai 2024


Liste des morceaux

01. « IRA », Daniel Humair (4:09).
02. « Jackie-Ing », Thelonious Monk (5:13).
03. « Mazurka », traditionnel suisse (5:25).
04. « Heiri’s Idea », Helveticus (2:31).
05. « Genevamalgame », Daniel Humair (8:06).
06. « Chara lingua da la mamma », Robert Cantieni (5:01).
07. « Tiger Rag », traditionnel (3:59).
08. « Warming up », Helveticus (2:33).
09. « Bemsha Swing », Thelonious Monk (2:59).
10. « Root Beer Rag », Samuel Blaser (3:09).
11. « Hook », Samuel Blaser (2:55).
12. « Creole Love Call », Duke Ellington (2:56).
13. « Träume der Liebe », traditionnel suisse (3:02).

10 octobre 2024

Beyond This Place – Kenny Barron

Une cinquantaine d’années après ses débuts professionnels à Philadelphie dans l’orchestre de Mel Melvin, Kenny Barron continue de faire chanter son Steinway. Le pianiste a joué avec d’innombrables musiciens et enregistré plus d’une quarantaine de disques sous son nom, dont le dernier en date, Beyond This Place, sort le 10 mai 2024 chez Artwork Records.

Parmi les étapes clés de la carrière de Barron, il faut commencer par l’orchestre de Dizzy Gillespie de 1962 à 1967, puis, au début des années soixante-dix, celui de Yusef Lateef. A partir de 1973 et pendant près de trente ans, il enseigne à la Rutgers University. En 1974, Barron publie Sunset To Dawn, premier disque sous son nom, avec Bob Cranshaw et Freddie Waits, plus Richard Landrum et Warren Smith aux percussions. Dans les années quatre-vingt, Barron monte un trio avec deux compagnons de route au long-cours, Buster Williams et Ben Riley. Avec l’arrivée de Charlie Rouse, le trio devient le quartet Sphere et se consacre à la musique de Thelonious Monk. Sphere sort six albums de 1982 à 1988, plus un dernier en 1998 avec Gary Bartz, qui prend la suite de Rouse, décédé en 1988. A la fin des années quatre-vingt et jusqu’au début des années quatre-vingt dix, Barron joue en compagnie de Stan Getz, avec les mémorables Anniversary (1991) et People Time (1992). A partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt dix, le pianiste forme un trio emballant, d’abord avec Rufus Reid, remplacé par Ray Drummond, et Riley (Live At Bradley’s – 1996). Dans les années deux mille Barron s’associe à Ron Carter et Steve Cobham pour The Art Of Three (2001), puis avec Kiyoshi Kitagawa et Brian Blade (Ancestry en 2004 et Prayer en 2005). Depuis, il n’a de cesse de créer des projets à géométrie variable avec des musiciens aussi divers que Grady Tate, Gretchen Parlato, Lionel Loueké, Steve Wilson… sans oublier les duos avec Dave Holland (The Art Of Conversation en 2014 et Without Deception en 2020) ou son solo The Source, pour célébrer ses quatre-vingts ans en 2023.

Pour Beyond This Place Barron est accompagné d’Immanuel Wilkins au saxophone alto (la nouvelle garde du jazz, notamment connu pour son quartet avec Micah Thomas, Daryl Jones ou Rick Rosato et Kweku Sumbry), Steve Nelson au vibraphone (entre autre partenaire de Holland et Mulgrew Miller), l’indéfectible Kitagawa à la contrebasse et Jonathan Blake à la batterie (pilier des formations de Chris Potter, Mark Turner, Kevin Hays, Robert Glasper, Tom Harrell, Joe Locke...).

Côté répertoire, en dehors du morceau titre et de « Blues on Stratford Road », composé par Blake pour Truth To Power, un disque de 2024 du Black Art Jazz Collective, Barron reprend des thèmes familiers comme les trois standards, « The Nearness Of You », tube d’Hoagy Carmichael et Ned Washington, qui figure sur The Nearness Of You, un album de 2003 avec Bennie Wallace et Eddie Gomez, « We See » de Thelonious Monk, publié en 1998 dans Sphere, avec Bartz, Williams et Riley, et « Softly As In A Morning Sunrise » d’Oscar Hammerstein II et Sigmund Romberg, grand classique de Barron, qu’il a enregistré à maintes reprises, de Green Chimneys en 1984, avec Williams et Riley, au disque éponyme de 2010 avec The Super Premium Band, constitué de Ron Carter et Lenny White, en passant par People Time et Freefall, un duo de 2001 avec Regina Carter. Barron a puisé les quatre autres compositions dans sa discographie. « Scratch » est le morceau-titre d’un disque de 1985 avec Holland et Daniel Humair. Il en va de même pour « Innocence », sorti en 1978, avec Williams, Riley, Sonny Fortune, Jimmy Owens, Brian Brake, Billy Hart, Rafael Cruz et Gary King. « Tragic Magic » est tiré du Live At Cobi’s (1987 – 1988) avec son frère, le saxophoniste Bill Barron, plus Cecil McBee et Riley. Quant à « Sunset », c’est un autre thème favori de Barron qui apparaît dès 1973 sur Hush ‘N’ Thunder de Lateef, puis dans Sunset To Dawn, Landscape en 1985 avec McBee et Al Foster ou encore dans Live At Bradley’s. Six morceaux sont interprétés en quintet, « The Nearness Of You » est joué sans vibraphone, « Softly As In A Morning Sunrise » est un duo avec Blake et « We See », en duo avec Wilkins.

Ancrée dans la tradition bop, la plupart des morceaux commencent par des thèmes-riffs vifs (« Softly As In A Morning Sunrise »), dans un style monkien (« Scratch »), funky (« Blues On Stratford Road ») ou hard-bop (« Tragic Magic »), mais parfois aussi tranquilles (« Sunset »), voire mélancoliques (« Innocence »). Même si la section rythmique sait se montrer légère et relâchée (« The Nearness Of You »), voire binaire et slow (« Beyond This Place »), Kitagawa et Blake privilégient davantage une luxuriance (« Softly As In A Morning Sunrise »), le plus souvent pleine de swing (« We See ») qui pousse les solistes dans leurs retranchements (« Innocence »), tout comme les walking teintées de shuffle (« Blues On Stratford Road ») et les chabada puissants (« Tragic Magic ») qui se transforment en véritable running et figures ternaires de course (« Scratch »). Barron est au four et au moulin, entre accompagnateur de luxe, qui laisse beaucoup d’espace à ses compères, et soliste, aux idées foisonnantes. Les lignes, accords et motifs du piano soulignent, répondent, ponctuent ou accentuent les phrases des solistes. Dans ses chorus, Barron passe d’une envolée bop entraînante (« Blues On Stratford Road ») à des accords et des dissonances proches du free (« Scratch »), tout en gardant une élégance à toute épreuve (« Tragic Magic »), même dans les passages ultra-rapides (« Softly As In A Morning Sunrise »). Si le bop est omniprésent dans ses propos, le pianiste glisse des touches latines discrètes (« Beyond This Place »), des traits modernes (« Sunset ») et des couleurs monkiennes (« We See »). Le vibraphone apporte une touche cristalline (« Innocence ») et de la délicatesse à la sonorité du quintet (« Blues On Stratford Road »). Nelson maîtrise le langage bop sur le bout des mailloches (« Blues On Stratford Road »), prend des solos majestueux (« Scratch ») et brode en finesse des motifs bien tournés (« Sunset »). Ronde, nette et légèrement aérienne, la sonorité du saxophone alto reste équilibrée sur toute sa tessiture (« Innocence »). L’aisance de Wilkins est impressionnante, aussi bien dans du bop pur et dur (« Tragic Magic ») que dans des développements free (« Scratch »), des legato raffinés (« Sunset ») ou un discours profond (« Scratch »). Lui aussi joue le jeu de Monk à merveille (« We See »).

Grâce à son sens de l’écoute et son altruisme, Barron réussit à créer une alchimie dans son quintet, avec de belles interactions et des dialogues relevés. Beyond This Place sort franchement des sentiers bop.


Le disque

Beyond This Place
Kenny Barron
Immanuel Wilkins (as), Kenny Barron (p), Steve Nelson (vib), Kiyoshi Kitagawa (b) et Jonathan Blake (d).
Artwork Records – ARTR007CD
Sortie le 10 mai 2024


Liste des morceaux


01. « The Nearness Of You », Hoagy Carmichael & Ned Washington (6:34).
02. « Scratch » (5:35).
03. « Innocence » (8:18).
04. « Blues On Stratford Road », Johnathan Blake (6:40).
05. « Tragic Magic » (5:36).
06. « Beyond This Place » (5:05).
07. « Softly As In A Morning Sunrise », Oscar Hammerstein II & Sigmund Romberg (3:15).
08. « Sunset » (7:10).
09. « We See », Thelonious Monk (4:33).

Tous les morceaux sont signés Barron, sauf indication contraire.


29 septembre 2024

Vorticity – Arshid Azarine

Médecin radiologue spécialisé en imagerie cardiovasculaire, Arshid Azarine est également pianiste de jazz. Comme quoi le cœur mène à tout ! Arrivé en France en 1980, il y découvre le jazz, mais joue déjà du piano depuis son enfance à Téhéran. Au début des années quatre-vingt dix Azarine monte un sextet avec des amis médecins-musiciens qui débouche sur Azarine 6 en 2000. Le pianiste forme ensuite MAH en 2009, un trio avec Habib Meftah aux percussions et Marcos Ariette à la guitare et au chant. C’est en solo qu’Azarine enregistre son premier album, Persian Sketches, en 2013. Suit 7 Djan, en 2015, avec un nouveau trio de jazz-persan, en compagnie d’Hervé de Ratuld à la contrebasse et de Meftah. Après un nouvel enregistrement en solo, Haft Djân (2017), Azarine présente un projet autour d’une quinzaine de musiciens qui aboutit, en 2019, à Sing Me a Song. Dernier opus en date d’Azarine, avec de Ratuld et Meftah, Vorticity sort le 12 avril 2024 chez Ohrwurm Records.

Cinq des neuf morceaux sont des compositions collectives et les quatre autres sont signés Azarine. « Vorticity » et « Helix of Life » évoquent évidemment les recherches médicales du Docteur Azarine... Il en va de même pour « 75.2 bpm », dédié aux cent soixante seize victimes du vol d’Ukraine Airline International PS752 entre Téhéran et Kiev, abattu par erreur par la défense anti-aérienne iranienne le 8 janvier 2020. « Song To Jina », tirée de la chanson traditionnelle kurde « Lay Lay » du chanteur Mazhar Khaleghi est un hommage à Jina Masha Amini, l’étudiante kurde battue à mort par la police des mœurs iranienne en 2022. « One for Unicity / Hameh miporsand » est inspiré d’un poème de Fereydoun Moshiri. « Abann » est un clin d’œil au fils d’Azarine. « Baharoun », « Zomorod » et « Erevan, Tabriz, Tehran » rappellent les origines persanes d’Azarine.

Des mélodies délicates aux consonances moyen-orientales (« 75.2 bpm ») côtoient des thème-riffs vigoureux (« Baharoun »). « Zomorod », joué en solo par Azarine, se pare de mélancolie, renforcée par le texte déclamé sobrement par Golshifteh Farahani. Il en va de même pour « Hameh miporsand », récité avec élégance par Moki Azarine, la mère du pianiste. Quant à « Song to Jina », également interprétée par le piano a capella, c’est une comptine aux accents tristes. Avec ses nombreux ostinatos (« Abann »), ses phrasés syncopés (« Erevan, Tabriz, Tehran ») et autres ses motifs entraînants (« Baharoun »), le piano d’Azarine fait la part belle aux rythmes. De Ratuld passe d’un riff profond à l’unisson du piano (« Vorticity ») à des lignes chantantes (« 75.2 bpm ») ou minimalistes (« Abann »), et prend de courts chorus plein d’entrain (« Baharoun »). Les percussions de Meftah fourmillent de boucles (« Vorticity ») et poly-rythmes (« Abann »), ponctués de frappes puissantes (« 75.2 bpm »), voire binaires (« One For Unicity »). Les développements se caractérisent par des circonvolutions autour des cellules rythmiques (« 75.2 bpm »), des ambiances cinégéniques avec, par exemple, la voix de Bahar Zadi en arrière-plan à l’unisson du piano dans « Abann », une atmosphère quasiment pop (« Helix of Life ») portée par un piano électrique cristallin et aérien et une rythmique expressive, ou un air dansant avec une basse réverbérée, des effets de claviers, des percussions énergiques et une ligne claire au piano (« One For Unicity »). 

Dans Vorticity, qui s’inscrit dans une lignée jazz-fusion-persan, Azarine propose une musique chatoyante et chaloupée !


Le disque

Vorticity

Arshid Azarine

Arshid Azarine (p, kbd), Hervé de Ratuld (b) et Habib Meftah (perc), avec Golshifteh Farahani (voc), Bahar Azadi (voc) et Moki Azarine (voc).
Ohrwurm Records – OHR007
Sortie le 12 avril 2024

Liste des morceaux

01. « 75.2 bpm » (05:33).
02. « Vorticity », Azarine (06:07).
03. « Erevan, Tabriz, Tehran » (05:44).
04. « Zomorod », Azarine (03:44).
05. « Baharoun » (05:23).
06. « Abann » (03:08).
07. « Helix of Life » (05:30).
08. « Song To Jina », Azarine (02:37).
09. « One for Unicity / Hameh miporsand » », Azarine (07:16).

Tous les morceaux sont signés du trio sauf indication contraire.

21 septembre 2024

D-Day – Monty Alexander

Le 6 juin 1944 le Maréchal Bernard Law Montgomery débarque en Normandie avec les Alliés. Le même jour, à Kingston, en Jamaïque, la famille Alexander s’agrandit avec la venue au monde de Monty (diminutif du Maréchal, évidemment)... Le pianiste célèbre comme il se doit les quatre-vingt ans de son D-Day avec un disque éponyme qui sort le 29 mars chez PeeWee!.

Ce pourrait être aussi le soixantième anniversaire de sa discographie en leader, démarrée avec Alexander, The Great, enregistré pour Pacific en 1964… De l’eau a coulé sous les ponts et Alexander compte désormais près de quatre-vingt (décidément, ce nombre lui va comme un gant) disques sous son nom. A l’image de ses sources d’inspiration, Oscar Peterson, Art Tatum et Ahmad Jamal, Alexander n’a que peu enregistré en sideman, juste quelques disques avec Milt Jackson et Dizzy Gillespie, ou des échanges de bons procédés avec son compatriote guitariste Ernest Ranglin.
 
Comme ses ainés, Alexander est un grand adepte du solo et du trio. Si au départ il n’a pas vraiment d’accompagnateurs attitrés, dans les années quatre-vingt (encore !) Alexander se partage souvent entre deux compagnons de route de Peterson – le guitariste Herb Ellis et le contrebassiste Ray Brown – et son trio avec John Clayton (contrebasse) et Jeff Hamilton (batterie). Dans la décennie suivante Alexander monte des groupes à géométrie variable qui incluent des percussions, des claviers, des guitares électriques, le mélodica… et il ajoute une palette reggae à son jazz. Dans les années 2000 il poursuit dans cette voie, en alternant avec des trios, notamment pour rendre hommage à Nat King Cole et Tony Bennett, et des petites formations dans lesquels Hassan Shakur tient la plupart du temps la basse, tandis qu’Obed Calvaire ou Jason Brown sont souvent derrière les fûts. Pour D-Day Alexander revient à la formule du trio acoustique qu’il affectionne, avec Luke Sellick à la contrebasse et Brown à la batterie.

D-Day est construit autour d’une courte introduction sous forme d’extraits de discours de juin 1944, suivi de onze morceaux. Alexander joue deux standards : « I’ll Never Smile Again », composé en 1939 par Ruth Lowe et devenu un tube de Tommy Dorsey et Franck Sinatra, et « Smile », le thème des Temps Modernes (1936) de Charlie Chaplin, un classique du répertoire d’Alexander. Il réinterprète également trois compositions tirées de The River (1985) qu’il renomme pour l’occasion : « The Serpent » devient « Aggression », « The River » se transforme en « River of Peace » et « Renewal » en « Restoration ». « Oh Why » est une reprise de « That’s Why », du disque Reunion In Europe (1984) avec Clayton et Hamilton. Quant à « You Can See », il figure au programme de Jamboree (1988). Deux inédits complètent la liste : « June 6 » et « V.E. Swing ». D-Day se conclut sur le joyeux « Day-O », alias « The Banana Boat Song », un mento folklorique traditionnel de la Jamaïque rendu célèbre en 1956 par Harry Belafonte, et qu’Alexander reprend au mélodica  avec le public.

Égal à lui-même Alexander varie les ambiances, mais place toujours le swing au centre de sa musique. D’airs aux touches bluesy (« I’ll Never Smile Again ») ou latino (« You can see ») à un blues pur souche (« June 6 »), d’une pulsation entre boogie et stride (« Aggression [The Serpent] ») à un chant romantique (« Oh Why [That’s Why] »), d’un thèmes-riffs dynamiques (« Restoration [Renewal] ») à une une ballade apaisée (« River of Peace [The River] »), les morceaux bouillonnent (« Smile ») et font irrémédiablement dodeliner de la tête (« V.E. Swing »). Il faut dire que la section rythmique y met du sien. Les motifs athlétiques émaillés de shuffle (« I’ll Never Smile Again »), les riffs profonds (« Restoration [Renewal] »), les lignes arpégées (« Aggression [The Serpent] ») et la walking vigoureuse (« June 6 ») de Sellick, alliés aux chabada robustes (« V.E. Swing »), ponctués de pêches (« Aggression [The Serpent] ») et rim shot (« You can see »), les frappes lourdes (« D-Day Voices ») et les roulements serrés de Brown assurent une pulsation de tous les instants. Les morceaux se conforment le plus souvent à la structure thème – solos – thème chère au bop. Ce qui permet d’apprécier les variations sinueuses et mélodieuses de Sellick (« Smile ») et les stop-chorus musclés de Brown (« Aggression [The Serpent] »). Alexander s’est forgé un style tout à fait personnel construit sur un phrasé syncopé (« I’ll Never Smile Again ») particulièrement dansant (« Smile »), un foisonnement rythmique percé de fulgurances mélodiques (« Restoration [Renewal] »), une alternance de lyrisme et d’accords plaqués (« Aggression [The Serpent] »), un discours luxuriant et truffé de citations (à l’instar de « Jésus que ma joie demeure » au milieu de « You can see »).

Influencé par le bop – à tendance hard – le trio d’Alexander fonde avant tout sa musique sur des interactions rythmiques et des mélodies séduisantes. Il faut que ça bouge ! Enjoué et énergique du début à la fin, D-Day confirme la règle.

Le disque

D-Day

Monty Alexander

Monty Alexander (mélodica, p), Luke Sellick (b) et Jason Brown (d).
PeeWee! - PW1013
Sortie le 29 mars 2024

Liste des morceaux

01. « Introduction » (00:16).
02. « I’ll Never Smile Again », Ruth Lowe (04:18).
03. « Aggression [The Serpent] » (06:03).
04. « Oh Why [That’s Why] » (06:39).
05. « Restoration [Renewal] » (06:35).
06. « June 6 » (06:15).
07. « River of Peace [The River] », Monty Alexander & Frank Severino (05:49).
08. « Smile », Charlie Chaplin (06:30).
09. « V.E. Swing » (04:24).
10. « You can see » (05:35).
11. « D-Day Voices » (04:28).
12. « Day-O », Traditional (02:52).

Tous les morceaux sont signés Monty Alexander sauf indication contraire.