04 février 2024

Ici au Comptoir

Depuis La Théorie du pilier, sorti en 1987, de l’eau a coulé dans la ria finistérienne de Marc Ducret. Le 7 mai 2023, chez Ayler Records, le musicien sort Ici, son vingt-deuxième opus, en compagnie d’un trio de choc : Samuel Blaser au trombone, Fabrice Martinez à la trompette, au bugle et au tuba, et Christophe Monniot aux saxophones sopranino, alto et baryton. Le quartet s’est produit sur la scène du Comptoir le 30 janvier 2024.

Ducret explique la genèse du projet. Juste avant les confinements, l’artiste se penchait sur la musique sérielle avec le Quatuor Béla pour une adaptation électrique de la Suite lyrique, qu’Alban Berg a composé entre 1925 et 1926. Mais en 2020, le covid sème un vent de panique dans le milieu de la création artistique (pas que…) : comment faire pour continuer à travailler ? « Puisqu’il est pour l’instant impossible d’aller jouer LÀ-BAS, faisons de la musique ICI ! » Ici, c’est en Bretagne, au bord d’un aber. Ducret y compose une suite en quatre mouvements tirés d’une même série, marquée par les saisons, la marée, le temps qui passe, le temps qui change… Pour l’interpréter, il fait appel à des compagnons de longue date : Monniot, avec qui il a enregistré en duo Le dernier tango (2022), et qu’il connaît depuis plus de vingt ans (Qui parle ? – 2003), puis Blaser et Martinez, actifs depuis une dizaine d’années dans ses projets, notamment Métatonal (2014) aux côtés de Bruno Chevillon et Eric Echampard, mais aussi Voyageurs (2021), un duo avec Blaser.

Christophe Monniot - Fabrice Martinez - Samuel Blaser - Marc Ducret © PLM

Le programme de la soirée reprend évidemment les quatre saisons selon Ducret, plus deux morceaux récents : « Chant / Son », repris du Dernier Tango, et « La vie sans toi », tiré de Voyageurs. Comme le fait remarquer Ducret avec humour : « on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre ». La suite commence donc logiquement par « L’été, ici », appât idéal pour attirer ses compères au fin fond de l’Armorique…

A l’image de chaque saison, « L’été, ici » n’est pas uniforme et les tableaux se succèdent, de notes égrenées en chœur aux lamentations du saxophone alto, sur un bourdon de guitare, en passant par des passages expressionnistes, des contrepoints touffus et sophistiqués, des dialogues pointillistes, un brouhaha organisé et des chorus pittoresques, avec la guitare et le trombone qui maintiennent un cadre rythmique clair… « L’été, ici » breton n’a rien d’un anticyclone statique ! « L’automne, ici » qui lui succède est abrupt et bondissant, porté par une fanfare sérielle entraînante. Sur une structure complexe d’enchevêtrements d’ostinato, suites d’accords et autres motifs groovy, le trombone et la trompette prennent des solos aussi éclatants que tendus. L’ambiance du choral solennel, quasiment baroque, qui clôt « L’automne, ici » donnerait presque raison à

Marc Ducret - Le Comptoir - Janvier 2024 © PLM
Francis Ponge quand il écrit que « tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide ». Avant de poursuivre avec les quatre saisons, le quartet joue « Chant / Son », resté instrumental puisque personne n’a voulu le chanter… Il faut dire que la mélodie tourmentée, les phrases dissonantes imbriquées, les envolées free du saxophone alto et les développements en zigzag n’ont rien d’une bergerade, et semblent mieux adaptés aux réflexions rock alternatif véloces du guitariste. Retour sur Terre avec « L’hiver, ici ». Tempête sur les cordes : Ducret tire des sons plus ténébreux les uns que les autres à l’aide d’objets placés sur une guitare posée à plat. Dans cette ambiance bourdonnante, les soufflants alternent cris et mélopées, interactions nerveuses et joutes débridées, dans un esprit que n’aurait pas renié Albert Ayler. Pour « Le printemps, ici », Ducret s’est inspiré de deux poèmes de Samuel Beckett. L’introduction étirée, la ligne majestueuse du tuba et l’élégant duo entre tuba et trombone renvoient à la musique de chambre. Les questions-réponses à bâton rompu et la vivacité des propos qui suivent évoquent davantage la bande-son d’un dessin-animé. Après un chorus de Ducret a capela, à la fois mélodieux, rapide et déchiré, « Le printemps, ici » se termine sur un mouvement d’ensemble délicat, porté par les contrepoints de la guitare, dans un climat chambriste vingtième. « Canon » et « La vie sans toi » concluent le concert. Ducret et Blaser croisent d’abord leurs notes à qui mieux mieux sur des unissons de Martinez et Monniot. Les idées fusent comme dans une table ronde, puis le morceau s’achève sur des traits mélancoliques de la trompette. En bis, le quartet reprend un extrait dansant de « L’automne, ici » et renoue avec son côté fanfare free.

Architecture millimétrée, sens de la narration spectaculaire et verve jubilatoire : Ici raconte le ciel, la mer, la nature, la terre… avec une justesse émouvante. Ducret, Blaser, Martinez et Monniot sont des conteurs nés !

 

Christophe Monniot - Fabrice Martinez - Samuel Blaser - Marc Ducret © PLM

 

Le disque

Ici
Marc Ducret
Christophe Monniot (ss, bs, as), Fabrice Martinez (tp, bg, tu), Samuel Blaser (tb) et Marc Ducret (g).
Ayler Records – aylCD-178
Sortie le 7 mai 2023

Liste des morceaux

01. « L'été, ici » (11:58).
02. « L'automne, ici » (08:02).
03. « L'hiver, ici » (09:10).
04. « Le printemps, ici » (10:28).

Tous les morceaux sont signés Ducret.