26 octobre 2024

One Must Have Chaos Inside To Give Birth To A Dancing Star – Das Kapital

Créé au début des années 2000 par le saxophoniste Daniel Erdmann, le guitariste Hasse Poulsen et le batteur Edward Perraud, Das Kapital compte à son actif d’innombrables concerts et une dizaine de disques. Cinq après Vive la France, le trio retourne en studio et sort One Must Have Chaos Inside To Give Birth To A Dancing Star le 24 mai 2024 chez Label Bleu.


Le titre de l’album est certes un tantinet long, mais c’est du Friedrich Nietzsche... Il est tiré d’Ainsi parlait Zarathoustra : « Il faut encore avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse ». Amis poètes-philosophes (et réciproquement) amusez-vous… Le disque est construit autour de sept improvisations collectives, plus deux surprises du chef en dessert. 
 
« Birth » se déroule dans une ambiance sépulcrale avec les frappes imposantes de la batterie, les accords saturés éthérés de la guitare et les phrases mélancoliques réverbérées du saxophone ténor. Dans « Dancing Star », morceau en deux parties, des effets électro ténus – crissements, souffles, tintements cristallins, notes tenues – accompagnent un air fragile, exposé en douceur par la guitare. Erdmann poursuit, aérien, minimaliste et languide, sur les riffs égrenés par Poulsen et la polyrythmie théâtrale de Perraud. « The River » est résolument sortie de son lit : les bourdonnements sourds de la guitare et les crépitements de la batterie contrastent avec les phrases vives, heurtées et aiguës du saxophone soprano. Retour sur terre avec « Earth » : le battement du cœur de la batterie soutient une mélodie superbe, jouée tendrement par la guitare, appuyée par les lignes du saxophone ténor, de plus en plus entreprenantes. Bourdon de la guitare à l’archet sur cliquetis de la batterie et mélopée du saxophone ténor lancent « Simone ». Sur une rythmique puissante, tendue et sombre à souhait, le saxophone ténor trace son chemin, entre envolées free, fulgurances bop et phrases contemporaines. Pour terminer, les riffs arpégés délicats de Poulsen et les coups vifs et légers de Perraud soutiennent Erdmann, qui développe un « First Light » fugace et nostalgique. Les deux morceaux fantômes restent dans l’esprit du disque, entre rêverie, nonchalance folk et free.
 
Das Kapital change de vocabulaire et de syntaxe sur chacun de ses disques, mais garde sa personnalité musicale : un free élégant, à la fois tendu et tranquille… comme un chaos dansant !

Le disque

One Must Have Chaos Inside To Give Birth To A Dancing Star
Das Kapital

Daniel Erdmann (ts, ss), Hasse Poulsen (g) et Edward Perraud (d)
Label Bleur – LBLV6741
Sortie le 24 mai 2024

Liste des morceaux

01. « Dancing Star » (8:35).
02. « The River » (7:06).
03. « Simone » (8:42).
04. « Earth » (5:33).
05. « First Light » (7:30).

Toutes les compositions sont signées Das Kapital

20 octobre 2024

Our Way – Helveticus

En 2018, pour célébrer ses quatre-vingts ans, Daniel Humair forme Helveticus avec deux compatriotes suisses : Heiri Känzig à la contrebasse et Samuel Blaser au trombone. L’année suivante le trio se produit en concert à Lausanne avec Louis Sclavis en invité, puis, en 2020, ils publient 1291 chez Outnote Records. Quatre ans après, Helveticus reprend les chemins des studios pour Our Way, qui sort chez Blaser Music le 24 mai 2024.

Our Way propose un patchwork de treize courtes pièces : deux airs folkloriques suisses (« Mazurka » et « Träume der Liebe ») ; « Chara lingua della mamma », l’hymne de l’Engadine composé par Robert Cantieni ; « Tiger Rag », saucisson que l’ODJB a enregistré en 1917 ; le « Creole Love Call » de Duke Ellington, chanté par Adelaide Hall en 1927 ; deux standards de Thelonious Monk – « Jackie-Ing » dès 5 By Monk By 5 (1959) et « Bemsha Swing » de Brilliant Corner (1957) –, deux compositions d’Humair (« IRA » écrit pour Liberté Surveillée, en 2001, avec Marc Ducret, Bruno Chevillon et Ellery Eskelin, et « Geneveamalgame », joué pour la première fois en 2004 pendant Jazz à La Villette, avec George Garzone, Tony Malaby, Manu Codjia et Anthony Cox) ; deux morceaux de Blaser (« Root Beer Rag », interprété en 2022 avec Vincent Courtois et Chevillon, puis enregistré en 2023 sur Triple Dip, avec Russ Lossing et Billy Mintz, et « Hook », un inédit) ; plus une improvisation collective, « Heiri’s Idea ».

L’introduction mélodieuse de la contrebasse sur le frémissement des cymbales débouche sur l’exposé solennel d’« IRA », au trombone bouché. Après un développement dans une style musique de chambre moderne, le morceau se conclut sur des roulements martiaux qui accompagnent l’évocation « The Foggy Dew », cher aux révolutionnaires irlandais. « Jackie-Ing » commence en pointillés, avec une contrebasse fluide et sourde sur une batterie luxuriante, avant que Blaser ne réponde aux riffs, ou passages en walking, de Känzig et aux chabadas serrés d’Humair. Un chorus sinueux de la contrebasse laisse place au trombone a capella, pour un solo plein d’humour qui précède un final galopant. Après une entrée majestueuse aux timbales, les barrissements lointains du trombone et le motif cristallin de la contrebasse lancent « Mazurka ». Le trio fait preuve d’élégance : contrebasse boisée, ronde et solennelle, cymbales bouillonnantes, contrepoints chambristes subtils du trombone… « Heiri’s Idea » est un intermède construit autour d’un riff de contrebasse, de crépitements de la batterie et d’arabesques entraînantes du trombone. « Genevamalgame » met en sons une batterie puissante et foisonnante, une contrebasse qui fait gronder son archet et un trombone librement free (et oui ! C’est possible !). Le morceau s’envole ensuite dans un délire de walking et chabada véloces qui fusionnent avec les courbes agiles et pépiements free d’un trombone toujours en verve. « Chara lingua da la mamma », vu par Helveticus, s’apparente d’abord à une ode funèbre, qui se développe en ritournelle, à la foi nonchalante et dansante. Les roulements rapides de la batterie et la pédale de la basse accompagnent le trombone qui sautille d’une note de « Tiger Rag » à l’autre. Le trio déroule le thème avec malice sur une walking énergique et une batterie en roue libre. Comme son titre l’indique, « Warming Up » est un petit tour de chauffe free de Blaser sur les riffs gondants de Känzig et Humair. Place à une rythmique bluesy pour « Bemsha Swing », qui permet au trombone de s’envoler, sans pour autant oublier quelques clins d’œil ironiques à grand renfort de glissando. Le trombone brode un « Root Beer Rag » aérien sur une ligne de contrebasse régulière et des frappes de batterie en suspension. Après un « Hook » exposé à l’unisson, le trilogue part dans tous les sens, porté par une batterie touffue, une contrebasse à l’archet bourdonnant et un trombone qui caquette à qui mieux mieux. Le trombone bouché, les phrases épaisses et le rythme martelé de « Creole Love Call » rappellent le style jungle. Le trio joue le jeu du « vieux jazz », mais parsemé de traits amusants au goût du jour. Tandis que Känzig et Humair prennent leur temps, avec un zeste d’indolence, Blaser développe « Träume der Liebe » comme la bande son d’un western dans des grands espaces...

Our Way prouve que l’Homo Helveticus a bien sa manière à lui de raconter ses histoires : vivacité mélodique, impétuosité rythmique, vigueur sonore, interactions fougueuses et notes d’esprit spirituelles... Comme quoi la « narration abstraite » existe peut-être aussi en musique !


Le disque


Our Way
Helveticusts
Samuel Blaser (tb), Heiri Känzig (b) et Daniel Humair (dms).
Blaser Music – BM012CD
Sortie le 24 mai 2024


Liste des morceaux

01. « IRA », Daniel Humair (4:09).
02. « Jackie-Ing », Thelonious Monk (5:13).
03. « Mazurka », traditionnel suisse (5:25).
04. « Heiri’s Idea », Helveticus (2:31).
05. « Genevamalgame », Daniel Humair (8:06).
06. « Chara lingua da la mamma », Robert Cantieni (5:01).
07. « Tiger Rag », traditionnel (3:59).
08. « Warming up », Helveticus (2:33).
09. « Bemsha Swing », Thelonious Monk (2:59).
10. « Root Beer Rag », Samuel Blaser (3:09).
11. « Hook », Samuel Blaser (2:55).
12. « Creole Love Call », Duke Ellington (2:56).
13. « Träume der Liebe », traditionnel suisse (3:02).

10 octobre 2024

Beyond This Place – Kenny Barron

Une cinquantaine d’années après ses débuts professionnels à Philadelphie dans l’orchestre de Mel Melvin, Kenny Barron continue de faire chanter son Steinway. Le pianiste a joué avec d’innombrables musiciens et enregistré plus d’une quarantaine de disques sous son nom, dont le dernier en date, Beyond This Place, sort le 10 mai 2024 chez Artwork Records.

Parmi les étapes clés de la carrière de Barron, il faut commencer par l’orchestre de Dizzy Gillespie de 1962 à 1967, puis, au début des années soixante-dix, celui de Yusef Lateef. A partir de 1973 et pendant près de trente ans, il enseigne à la Rutgers University. En 1974, Barron publie Sunset To Dawn, premier disque sous son nom, avec Bob Cranshaw et Freddie Waits, plus Richard Landrum et Warren Smith aux percussions. Dans les années quatre-vingt, Barron monte un trio avec deux compagnons de route au long-cours, Buster Williams et Ben Riley. Avec l’arrivée de Charlie Rouse, le trio devient le quartet Sphere et se consacre à la musique de Thelonious Monk. Sphere sort six albums de 1982 à 1988, plus un dernier en 1998 avec Gary Bartz, qui prend la suite de Rouse, décédé en 1988. A la fin des années quatre-vingt et jusqu’au début des années quatre-vingt dix, Barron joue en compagnie de Stan Getz, avec les mémorables Anniversary (1991) et People Time (1992). A partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt dix, le pianiste forme un trio emballant, d’abord avec Rufus Reid, remplacé par Ray Drummond, et Riley (Live At Bradley’s – 1996). Dans les années deux mille Barron s’associe à Ron Carter et Steve Cobham pour The Art Of Three (2001), puis avec Kiyoshi Kitagawa et Brian Blade (Ancestry en 2004 et Prayer en 2005). Depuis, il n’a de cesse de créer des projets à géométrie variable avec des musiciens aussi divers que Grady Tate, Gretchen Parlato, Lionel Loueké, Steve Wilson… sans oublier les duos avec Dave Holland (The Art Of Conversation en 2014 et Without Deception en 2020) ou son solo The Source, pour célébrer ses quatre-vingts ans en 2023.

Pour Beyond This Place Barron est accompagné d’Immanuel Wilkins au saxophone alto (la nouvelle garde du jazz, notamment connu pour son quartet avec Micah Thomas, Daryl Jones ou Rick Rosato et Kweku Sumbry), Steve Nelson au vibraphone (entre autre partenaire de Holland et Mulgrew Miller), l’indéfectible Kitagawa à la contrebasse et Jonathan Blake à la batterie (pilier des formations de Chris Potter, Mark Turner, Kevin Hays, Robert Glasper, Tom Harrell, Joe Locke...).

Côté répertoire, en dehors du morceau titre et de « Blues on Stratford Road », composé par Blake pour Truth To Power, un disque de 2024 du Black Art Jazz Collective, Barron reprend des thèmes familiers comme les trois standards, « The Nearness Of You », tube d’Hoagy Carmichael et Ned Washington, qui figure sur The Nearness Of You, un album de 2003 avec Bennie Wallace et Eddie Gomez, « We See » de Thelonious Monk, publié en 1998 dans Sphere, avec Bartz, Williams et Riley, et « Softly As In A Morning Sunrise » d’Oscar Hammerstein II et Sigmund Romberg, grand classique de Barron, qu’il a enregistré à maintes reprises, de Green Chimneys en 1984, avec Williams et Riley, au disque éponyme de 2010 avec The Super Premium Band, constitué de Ron Carter et Lenny White, en passant par People Time et Freefall, un duo de 2001 avec Regina Carter. Barron a puisé les quatre autres compositions dans sa discographie. « Scratch » est le morceau-titre d’un disque de 1985 avec Holland et Daniel Humair. Il en va de même pour « Innocence », sorti en 1978, avec Williams, Riley, Sonny Fortune, Jimmy Owens, Brian Brake, Billy Hart, Rafael Cruz et Gary King. « Tragic Magic » est tiré du Live At Cobi’s (1987 – 1988) avec son frère, le saxophoniste Bill Barron, plus Cecil McBee et Riley. Quant à « Sunset », c’est un autre thème favori de Barron qui apparaît dès 1973 sur Hush ‘N’ Thunder de Lateef, puis dans Sunset To Dawn, Landscape en 1985 avec McBee et Al Foster ou encore dans Live At Bradley’s. Six morceaux sont interprétés en quintet, « The Nearness Of You » est joué sans vibraphone, « Softly As In A Morning Sunrise » est un duo avec Blake et « We See », en duo avec Wilkins.

Ancrée dans la tradition bop, la plupart des morceaux commencent par des thèmes-riffs vifs (« Softly As In A Morning Sunrise »), dans un style monkien (« Scratch »), funky (« Blues On Stratford Road ») ou hard-bop (« Tragic Magic »), mais parfois aussi tranquilles (« Sunset »), voire mélancoliques (« Innocence »). Même si la section rythmique sait se montrer légère et relâchée (« The Nearness Of You »), voire binaire et slow (« Beyond This Place »), Kitagawa et Blake privilégient davantage une luxuriance (« Softly As In A Morning Sunrise »), le plus souvent pleine de swing (« We See ») qui pousse les solistes dans leurs retranchements (« Innocence »), tout comme les walking teintées de shuffle (« Blues On Stratford Road ») et les chabada puissants (« Tragic Magic ») qui se transforment en véritable running et figures ternaires de course (« Scratch »). Barron est au four et au moulin, entre accompagnateur de luxe, qui laisse beaucoup d’espace à ses compères, et soliste, aux idées foisonnantes. Les lignes, accords et motifs du piano soulignent, répondent, ponctuent ou accentuent les phrases des solistes. Dans ses chorus, Barron passe d’une envolée bop entraînante (« Blues On Stratford Road ») à des accords et des dissonances proches du free (« Scratch »), tout en gardant une élégance à toute épreuve (« Tragic Magic »), même dans les passages ultra-rapides (« Softly As In A Morning Sunrise »). Si le bop est omniprésent dans ses propos, le pianiste glisse des touches latines discrètes (« Beyond This Place »), des traits modernes (« Sunset ») et des couleurs monkiennes (« We See »). Le vibraphone apporte une touche cristalline (« Innocence ») et de la délicatesse à la sonorité du quintet (« Blues On Stratford Road »). Nelson maîtrise le langage bop sur le bout des mailloches (« Blues On Stratford Road »), prend des solos majestueux (« Scratch ») et brode en finesse des motifs bien tournés (« Sunset »). Ronde, nette et légèrement aérienne, la sonorité du saxophone alto reste équilibrée sur toute sa tessiture (« Innocence »). L’aisance de Wilkins est impressionnante, aussi bien dans du bop pur et dur (« Tragic Magic ») que dans des développements free (« Scratch »), des legato raffinés (« Sunset ») ou un discours profond (« Scratch »). Lui aussi joue le jeu de Monk à merveille (« We See »).

Grâce à son sens de l’écoute et son altruisme, Barron réussit à créer une alchimie dans son quintet, avec de belles interactions et des dialogues relevés. Beyond This Place sort franchement des sentiers bop.


Le disque

Beyond This Place
Kenny Barron
Immanuel Wilkins (as), Kenny Barron (p), Steve Nelson (vib), Kiyoshi Kitagawa (b) et Jonathan Blake (d).
Artwork Records – ARTR007CD
Sortie le 10 mai 2024


Liste des morceaux


01. « The Nearness Of You », Hoagy Carmichael & Ned Washington (6:34).
02. « Scratch » (5:35).
03. « Innocence » (8:18).
04. « Blues On Stratford Road », Johnathan Blake (6:40).
05. « Tragic Magic » (5:36).
06. « Beyond This Place » (5:05).
07. « Softly As In A Morning Sunrise », Oscar Hammerstein II & Sigmund Romberg (3:15).
08. « Sunset » (7:10).
09. « We See », Thelonious Monk (4:33).

Tous les morceaux sont signés Barron, sauf indication contraire.