Une cinquantaine d’années après ses débuts professionnels à
Philadelphie dans l’orchestre de Mel Melvin, Kenny Barron continue
de faire chanter son Steinway. Le pianiste a joué avec
d’innombrables musiciens et enregistré plus d’une quarantaine de
disques sous son nom, dont le dernier en date,
Beyond This Place, sort le 10 mai 2024 chez
Artwork Records.
Parmi
les étapes clés de la carrière de Barron, il faut commencer par
l’orchestre de Dizzy Gillespie de 1962 à 1967, puis, au
début des années soixante-dix, celui de Yusef Lateef. A
partir de 1973 et pendant près de trente ans, il enseigne à la
Rutgers University. En 1974, Barron publie Sunset To Dawn,
premier disque sous son nom, avec Bob Cranshaw et Freddie
Waits, plus Richard Landrum et Warren Smith aux
percussions. Dans les années quatre-vingt, Barron monte un trio avec
deux compagnons de route au long-cours, Buster Williams et Ben
Riley. Avec l’arrivée de Charlie Rouse,
le trio devient le quartet Sphere et se consacre à la musique de
Thelonious Monk. Sphere sort six albums de 1982 à 1988, plus
un dernier en 1998 avec Gary Bartz, qui prend la suite de
Rouse, décédé en 1988. A la fin des années quatre-vingt et
jusqu’au début des années quatre-vingt dix, Barron joue en
compagnie de Stan Getz, avec les mémorables Anniversary
(1991) et People Time (1992). A partir de la deuxième moitié
des années quatre-vingt dix, le pianiste forme un trio emballant,
d’abord avec Rufus Reid, remplacé par Ray Drummond,
et Riley (Live At Bradley’s – 1996). Dans les années deux
mille Barron s’associe à Ron Carter et Steve Cobham
pour The Art Of Three (2001), puis avec Kiyoshi Kitagawa
et Brian Blade (Ancestry en 2004 et Prayer
en 2005). Depuis, il n’a de cesse de créer des projets à
géométrie variable avec des musiciens aussi divers que Grady
Tate, Gretchen Parlato, Lionel Loueké, Steve
Wilson… sans oublier les duos avec Dave Holland (The
Art Of Conversation en 2014
et Without Deception en 2020) ou son solo The Source,
pour célébrer ses quatre-vingts ans en 2023.
Pour
Beyond This Place Barron est accompagné d’Immanuel
Wilkins au
saxophone alto (la
nouvelle garde du jazz, notamment connu pour son quartet
avec Micah Thomas,
Daryl Jones ou
Rick Rosato et Kweku
Sumbry), Steve Nelson
au vibraphone (entre autre partenaire de Holland et Mulgrew
Miller), l’indéfectible Kitagawa à la contrebasse et Jonathan
Blake à la batterie (pilier des formations de Chris Potter,
Mark Turner, Kevin Hays, Robert Glasper, Tom
Harrell, Joe Locke...).
Côté
répertoire, en dehors du morceau titre et de « Blues on
Stratford Road », composé par Blake pour Truth To Power,
un disque de 2024 du Black Art Jazz Collective, Barron reprend des
thèmes familiers comme les trois standards, « The Nearness Of
You », tube d’Hoagy Carmichael et
Ned Washington, qui figure sur The
Nearness Of You, un album de 2003 avec Bennie Wallace
et Eddie Gomez, « We
See » de Thelonious
Monk, publié
en 1998 dans
Sphere,
avec Bartz,
Williams et Riley,
et « Softly
As In A Morning Sunrise » d’Oscar Hammerstein II
et Sigmund
Romberg, grand classique de
Barron, qu’il a enregistré à maintes reprises, de
Green Chimneys
en 1984,
avec Williams
et Riley,
au disque éponyme de 2010
avec The Super Premium Band,
constitué de Ron
Carter et Lenny White,
en passant par People
Time
et Freefall,
un duo de 2001 avec Regina
Carter.
Barron a puisé les quatre
autres compositions dans sa discographie. « Scratch »
est le morceau-titre d’un disque de 1985
avec Holland et Daniel Humair.
Il en va de même pour
« Innocence »,
sorti en 1978,
avec Williams, Riley, Sonny
Fortune, Jimmy Owens,
Brian Brake, Billy
Hart, Rafael Cruz
et Gary King.
« Tragic
Magic » est tiré du Live
At Cobi’s (1987
– 1988) avec
son frère, le saxophoniste
Bill Barron, plus
Cecil McBee et
Riley. Quant à « Sunset »,
c’est un autre thème
favori de Barron qui apparaît dès 1973 sur
Hush ‘N’ Thunder
de Lateef,
puis dans Sunset
To Dawn, Landscape
en
1985 avec McBee et
Al Foster ou
encore dans Live At
Bradley’s. Six
morceaux sont interprétés en quintet, « The Nearness Of You »
est joué sans vibraphone, « Softly As In A Morning Sunrise »
est un duo avec Blake et « We See », en duo avec Wilkins.
Ancrée
dans la tradition bop, la plupart des morceaux commencent par des
thèmes-riffs vifs (« Softly As In A Morning Sunrise »),
dans un style monkien (« Scratch »), funky (« Blues
On Stratford Road ») ou hard-bop (« Tragic Magic »),
mais parfois aussi tranquilles (« Sunset »), voire
mélancoliques (« Innocence »). Même si la section
rythmique sait se montrer légère et relâchée (« The
Nearness Of You »), voire binaire et slow (« Beyond This
Place »), Kitagawa et Blake privilégient davantage une
luxuriance (« Softly As In A Morning Sunrise »), le plus
souvent pleine de swing (« We See ») qui pousse les
solistes dans leurs retranchements (« Innocence »), tout
comme les walking teintées de shuffle (« Blues On Stratford
Road ») et les chabada puissants (« Tragic Magic »)
qui se transforment en véritable running et figures ternaires de
course (« Scratch »). Barron est au four et au
moulin, entre accompagnateur de luxe, qui laisse beaucoup d’espace
à ses compères, et soliste, aux idées foisonnantes. Les lignes,
accords et motifs du piano soulignent, répondent, ponctuent ou
accentuent les phrases des solistes. Dans ses chorus, Barron passe
d’une envolée bop entraînante (« Blues On Stratford Road »)
à des accords et des dissonances proches du free (« Scratch »),
tout en gardant une élégance à toute épreuve (« Tragic
Magic »), même dans les passages ultra-rapides (« Softly
As In A Morning Sunrise »). Si le bop est omniprésent dans ses
propos, le pianiste glisse des touches latines discrètes (« Beyond
This Place »), des traits modernes (« Sunset ») et
des couleurs monkiennes (« We See »). Le vibraphone
apporte une touche cristalline (« Innocence ») et de la
délicatesse à la sonorité du quintet (« Blues On Stratford
Road »). Nelson maîtrise le langage bop sur le bout des
mailloches (« Blues On Stratford Road »), prend des solos
majestueux (« Scratch ») et brode en finesse des motifs
bien tournés (« Sunset »). Ronde, nette et légèrement
aérienne, la sonorité du saxophone alto reste équilibrée sur
toute sa tessiture (« Innocence »). L’aisance de
Wilkins est impressionnante, aussi bien dans du bop pur et dur
(« Tragic Magic ») que dans des développements free
(« Scratch »), des legato raffinés (« Sunset »)
ou un discours profond (« Scratch »). Lui aussi joue le
jeu de Monk à merveille (« We See »).
Grâce
à son sens de l’écoute et son altruisme, Barron réussit à créer
une alchimie dans son quintet, avec de belles interactions et des
dialogues relevés. Beyond This Place sort franchement des
sentiers bop.
Le disque
Beyond This
Place
Kenny Barron
Immanuel Wilkins
(as), Kenny Barron (p), Steve Nelson (vib), Kiyoshi Kitagawa (b) et
Jonathan Blake (d).
Artwork Records –
ARTR007CD
Sortie le 10 mai
2024
01. « The
Nearness Of You », Hoagy Carmichael & Ned Washington
(6:34).
02. « Scratch »
(5:35).
03. « Innocence »
(8:18).
04. « Blues On
Stratford Road », Johnathan Blake (6:40).
05. « Tragic
Magic » (5:36).
06. « Beyond
This Place » (5:05).
07. « Softly
As In A Morning Sunrise », Oscar Hammerstein II & Sigmund
Romberg (3:15).
08. « Sunset »
(7:10).
09. « We
See », Thelonious Monk (4:33).
Tous les morceaux
sont signés Barron, sauf indication contraire.