Parmi les étapes clés de la carrière de Barron, il faut commencer par l’orchestre de Dizzy Gillespie de 1962 à 1967, puis, au début des années soixante-dix, celui de Yusef Lateef. A partir de 1973 et pendant près de trente ans, il enseigne à la Rutgers University. En 1974, Barron publie Sunset To Dawn, premier disque sous son nom, avec Bob Cranshaw et Freddie Waits, plus Richard Landrum et Warren Smith aux percussions. Dans les années quatre-vingt, Barron monte un trio avec deux compagnons de route au long-cours, Buster Williams et Ben Riley. Avec l’arrivée de Charlie Rouse, le trio devient le quartet Sphere et se consacre à la musique de Thelonious Monk. Sphere sort six albums de 1982 à 1988, plus un dernier en 1998 avec Gary Bartz, qui prend la suite de Rouse, décédé en 1988. A la fin des années quatre-vingt et jusqu’au début des années quatre-vingt dix, Barron joue en compagnie de Stan Getz, avec les mémorables Anniversary (1991) et People Time (1992). A partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt dix, le pianiste forme un trio emballant, d’abord avec Rufus Reid, remplacé par Ray Drummond, et Riley (Live At Bradley’s – 1996). Dans les années deux mille Barron s’associe à Ron Carter et Steve Cobham pour The Art Of Three (2001), puis avec Kiyoshi Kitagawa et Brian Blade (Ancestry en 2004 et Prayer en 2005). Depuis, il n’a de cesse de créer des projets à géométrie variable avec des musiciens aussi divers que Grady Tate, Gretchen Parlato, Lionel Loueké, Steve Wilson… sans oublier les duos avec Dave Holland (The Art Of Conversation en 2014 et Without Deception en 2020) ou son solo The Source, pour célébrer ses quatre-vingts ans en 2023.
Pour Beyond This Place Barron est accompagné d’Immanuel Wilkins au saxophone alto (la nouvelle garde du jazz, notamment connu pour son quartet avec Micah Thomas, Daryl Jones ou Rick Rosato et Kweku Sumbry), Steve Nelson au vibraphone (entre autre partenaire de Holland et Mulgrew Miller), l’indéfectible Kitagawa à la contrebasse et Jonathan Blake à la batterie (pilier des formations de Chris Potter, Mark Turner, Kevin Hays, Robert Glasper, Tom Harrell, Joe Locke...).
Ancrée dans la tradition bop, la plupart des morceaux commencent par des thèmes-riffs vifs (« Softly As In A Morning Sunrise »), dans un style monkien (« Scratch »), funky (« Blues On Stratford Road ») ou hard-bop (« Tragic Magic »), mais parfois aussi tranquilles (« Sunset »), voire mélancoliques (« Innocence »). Même si la section rythmique sait se montrer légère et relâchée (« The Nearness Of You »), voire binaire et slow (« Beyond This Place »), Kitagawa et Blake privilégient davantage une luxuriance (« Softly As In A Morning Sunrise »), le plus souvent pleine de swing (« We See ») qui pousse les solistes dans leurs retranchements (« Innocence »), tout comme les walking teintées de shuffle (« Blues On Stratford Road ») et les chabada puissants (« Tragic Magic ») qui se transforment en véritable running et figures ternaires de course (« Scratch »). Barron est au four et au moulin, entre accompagnateur de luxe, qui laisse beaucoup d’espace à ses compères, et soliste, aux idées foisonnantes. Les lignes, accords et motifs du piano soulignent, répondent, ponctuent ou accentuent les phrases des solistes. Dans ses chorus, Barron passe d’une envolée bop entraînante (« Blues On Stratford Road ») à des accords et des dissonances proches du free (« Scratch »), tout en gardant une élégance à toute épreuve (« Tragic Magic »), même dans les passages ultra-rapides (« Softly As In A Morning Sunrise »). Si le bop est omniprésent dans ses propos, le pianiste glisse des touches latines discrètes (« Beyond This Place »), des traits modernes (« Sunset ») et des couleurs monkiennes (« We See »). Le vibraphone apporte une touche cristalline (« Innocence ») et de la délicatesse à la sonorité du quintet (« Blues On Stratford Road »). Nelson maîtrise le langage bop sur le bout des mailloches (« Blues On Stratford Road »), prend des solos majestueux (« Scratch ») et brode en finesse des motifs bien tournés (« Sunset »). Ronde, nette et légèrement aérienne, la sonorité du saxophone alto reste équilibrée sur toute sa tessiture (« Innocence »). L’aisance de Wilkins est impressionnante, aussi bien dans du bop pur et dur (« Tragic Magic ») que dans des développements free (« Scratch »), des legato raffinés (« Sunset ») ou un discours profond (« Scratch »). Lui aussi joue le jeu de Monk à merveille (« We See »).
Grâce à son sens de l’écoute et son altruisme, Barron réussit à créer une alchimie dans son quintet, avec de belles interactions et des dialogues relevés. Beyond This Place sort franchement des sentiers bop.
Le disque
Beyond This
Place
Kenny Barron
Immanuel Wilkins
(as), Kenny Barron (p), Steve Nelson (vib), Kiyoshi Kitagawa (b) et
Jonathan Blake (d).
Artwork Records –
ARTR007CD
Sortie le 10 mai
2024
Liste des morceaux
02. « Scratch » (5:35).
03. « Innocence » (8:18).
04. « Blues On Stratford Road », Johnathan Blake (6:40).
05. « Tragic Magic » (5:36).
06. « Beyond This Place » (5:05).
07. « Softly As In A Morning Sunrise », Oscar Hammerstein II & Sigmund Romberg (3:15).
08. « Sunset » (7:10).
09. « We See », Thelonious Monk (4:33).
Tous les morceaux sont signés Barron, sauf indication contraire.