18 janvier 2025

Jazz & Cinéma

 

Le Jazz et le Cinéma sont nés à peu près en même temps, à la fin du XIXe. La France et les Etats-Unis ont joué un rôle fondamental dans le développement du cinéma et, si le jazz est un genre musical afro-américain, la France a souvent été considérée comme la deuxième patrie du jazz. Enfin, comme chacun le sait, le premier film parlant s’intitule Le chanteur de jazz...

1. Jazz & Cinéma – Les faux frères

1.1 Une enfance à l’unisson

Le jazz et le cinéma sont nés presque en même temps, à la toute fin du XIXe et tous les deux ont pris leur envol au début du XXe. Même si Français et Américains se disputent la paternité du cinéma, force est de constater que le cinéma, comme le jazz, a pris son véritable essor aux Etats-Unis. L’âge d’or du cinéma muet correspond à l’apogée du jazz New Orleans. Rappelons également qu’initialement ces deux divertissements étaient populaires et relativement méprisés par la bourgeoisie et la plupart des intellectuels. Tous ces éléments communs en font des frères… Sans remonter jusqu’à la préhistoire du cinéma avec Platon et son « mythe de la caverne » ou l’inévitable Léonard de Vinci et sa camera obscura, un petit retour sur les premières années cinéma et ses liens avec la musique s’impose. En 1891, Thomas Edison et William Kennedy Laurie Dixon projettent les premières images animées, et c’est également l’inauguration du Carnegie Hall à New York… L’année d’après, Emile Reynaud projette un dessin animé avec son praxinoscope et confie la bande originale à Gaston Paulin, qui la joue en direct, au piano : le ciné-concert est né ! Côté jazz, c’est en 1892 que John Philip Sousa forme son Brass band et que sont publiés les premiers cakewalks.

1895 est une année clé car les frères Auguste et Louis Lumière dévoilent le cinématographe, nom racheté à Léon Bouly. La même année,à la Nouvelle Orléans, Dee Dee Chandler « invente » la batterie et le cornettiste Buddy Bolden forme son orchestre.

En 1896, Edison crée le Vitascope Edison et développe ses kinetoscope parlors, qui permettent de visionner des films couplés à un phonographe. C’est aussi l’année de la légalisation de la ségrégation raciale aux Etats-Unis…

En 1898 et 1899, Georges Méliès, Charles Pathé et Léon Gaumont donnent véritablement naissance à l’industrie cinématographique. Au départ, les films sont projetés dans des théâtres et des salles privées, ou par des forains sous des chapiteaux. Le plus souvent, c’est la musique d’un limonaire qui accompagne les films. Mais dès 1903 Méliès saisit tout le potentiel du jazz (raccourci abusif certes, mais bon…), et sort son étonnant Cake-walk infernal.

Aux Etats-Unis, le premier Nickelodeon ouvre ses portes à Pittsburg, en 1905. Le ticket se paie 1 nickel, soit 5 cents, et donne droit à une projection, dans une salle dédiée, avec quatre-vingt-seize places et dotée d’un piano. A peine trois ans plus tard, les Etats-Unis en comptent déjà dix mille : le boom du cinéma a commencé…

Pour accompagner les images et meubler le silence, mais aussi pour couvrir le bruit que font les premiers appareils de projection, en Europe, les bandes sons puisent d’abord dans la musique populaire et la musique classique. C’est ainsi qu’en 1908, Camille Saint-Saëns compose la musique de L’assassinat du duc de Guise d’André Calmette. Sur les traces de Saint-Saëns, en 1925, Erik Satie signe la BO d’Entr’acte de René Clair et Darius Milhaud celle de l’Inhumaine de Marcel L’Herbier. Pour son Napoléon, en 1927, Abel Gance fait appel à Arthur Honneger. Quant à Sergueï Eisenstein, c’est Sergueï Prokofiev qu’il choisit pour la musique d’Alexandre Nevski (1938).

Aux Etats-Unis, le ragtime, le blues et autres ancêtres du jazz vont devenir très rapidement les bandes sons privilégiées des films, car les rythmes vont comme un gant aux burlesques, l’improvisation permet de réagir rapidement aux images, et le piano est particulièrement pratique…

 

Le jazz et ses avatars permettent de donner une dimension romanesque aux films.  Charlie Chaplin l’a parfaitement compris : « je m’efforçai de composer une musique élégante et romanesque pour accompagner mes comédies par contraste avec le personnage de Charlot, car une musique élégante donnait à mes films une dimension affective. Les arrangeurs de musique le comprenaient rarement. Ils voulaient une musique drôle. Mais je leur expliquai que je ne voulais pas de concurrence, que je demandais à la musique d’être un contrepoint de grâce et de charme, d’exprimer du sentiment sans quoi, comme dit Hazlitt, une œuvre d’art est incomplète ».

 ,

En 1915, The Whirl of Life d’Olivier D. Bailey est la première fiction dans laquelle la musique est diégétique (acteurs et spectateurs entendent la même musique, jouée dans le film) : il met en scène la vie du couple de danseurs jazz Blancs (…) Irene et Vernon Castle. Ségrégation oblige, le sujet est traité à l’américaine : les Blancs sont avec les Blancs et les Noirs avec les Noirs. Musiques et danses restent assez éloignées du jazz…

Pendant la première guerre mondiale, le gouvernement de Franklin Delano Roosevelt, plutôt progressiste, encourage Hollywood, plutôt réactionnaire (à l’exception notoire de la Warner Bros), à filmer du jazz, car le credo de l’Office of War Information est que « the war is a people’s war, not a national class or race war ». Les afro-américains font la guerre et les filmer en train de jouer du jazz permet de les faire apparaître à l’écran, sans compter que leur musique motive les troupes et est même associée à la victoire : en 1915, Coleman Goetz et Jack Stern composent « We’re Going to Celebrate the End of War in Ragtime » !

En 1924, les frères Warner mettent au point le Vitaphone qui permet de synchroniser le son et l’image. Leur Don Juan, avec John Barrymore, allie sonorisation musicale, bruitages et quelques voix enregistrées. Cependant le premier film véritablement parlant sort en 1927 : c’est Le chanteur de jazz, d’Alan Crosland, avec Al Jolson, un chanteur Blanc grimé en Noir… mais la musique n’est pas du jazz !

Paradoxalement, Le chanteur de jazz marque sans doute la fin de l’enfance commune du jazz et du cinéma… 


 

1.2 Une adolescence dissonante

Après la guerre, les malentendus entre jazz et cinéma s’accumulent… Dès leur enfance, ces deux divertissements sont marqués racialement : le cinéma est Blanc et le jazz est Noir. Et, dès le départ, même si le cinéma a trouvé dans le jazz et ses dérivés une bande son idéale, à cause de la ségrégation et du code Hays, le rôle et la représentation du jazz sont ambiguës dans les films. Il n’est, le plus souvent, qu’une pâle imitation de la musique afro-américaine par des musiciens Blancs. Par ailleurs, dès 1923, le plus parisien des critiques italiens, Ricciotto Canudo, publie le Manifeste des sept arts pour défendre la place du cinéma et, là où le jazz reste un genre musical, de plus en plus confidentiel au fil du temps, le cinéma, lui, est élevé au rang de septième art, jusqu’à devenir l’un des arts les plus populaires dans le monde.

Dès le début des années 20, des réalisateurs Noirs commencent à faire des films qui mettent en avant la culture afro-américaine, à l’instar du génial Oscar Micheaux (The Homesteader en 1919, premier film entièrement afro-américain, Within Our Gates en 1920, Body and Soul en 1925, The Exile en 1931), mais aussi de Richard E. Norman (The Flying Ace en 1926) ou Spencer Williams (The Blood of Jesus en 1941). Mais le jazz n’est pas un sujet, à l’exception de Swing! (1938) de Micheaux ou The Blood of Jesus de Williams, mais qui sont postérieurs… Dans les années 20, le jazz à l’écran est avant tout synonyme d’exotisme – la danse – et d’érotisme – les jambes. C’est ainsi qu’en 1925, dans Our Dancing Daughters d’Harry Beaumont, mais aussi dans The Hollywood Review of 1929 de Charles Reisner, et dans bien d’autres films encore, Joan Crawford danse le charleston, avec des gros plans sur ses jambes… Idem dans Emak Bakia de Man Ray, en 1926. Même pour Friedrich W. Murnau, dans L’Aurore (1927) c’est le jazz qui symbolise l’amour et le désir.

 

Tandis qu’aux Etats-Unis le jazz est édulcoré et les afro-américains n’ont pas droit à l’image, les cinéastes européens n’hésitent pas à intégrer des éléments de jazz et des artistes Noirs. En 1928, par exemple, Berthe Dagmar et Jean Durand réalise L’île d’amour, dans lequel Dagmar (actrice Blanche) et Harry Fleming (acteur Noir) dansent un charleston, certes pour un public Blanc et ce n’est qu’une scène de décor, mais c’est inconcevable aux Etats-Unis à cette époque. Sans parler des films avec Joséphine Baker, comme, en 1927, La Sirène des tropiques d’Henri Etiévant et Mario Nalpas, et la Revue des revues de Joe Francis. Kurt Weill déclare même que « Le rythme de notre temps, c’est le jazz » et, avec Berthold Brecht, il joint le geste à la parole dans L’opéra de Quat’Sous. En effet, à côté du cinéma, des opéras comme Jonny Spielt Auf d’Ernst Krenek (1927) ou The Ballad of Niger Jim de Hanns Eisler (1930) sont d’autres exemples d’incursion de la culture afro-américaine dans des œuvres européennes.


En 1929, de l’autre côté de l’Atlantique, Paul Sloane tourne Hearts in Dixie, premier film réalisé par un Blanc, mais interprété et chanté par des afro-américains. Mais cette comédie musicale est de la propagande pour le sud… En revanche, la même année, King Vidor tourne Hallelujah, un film dans lequel la musique afro-américaine joue un rôle capital, tant comme musique d’écran que musique de fosse, et Vidor de déclarer : « longtemps, j’ai nourri un secret espoir : réaliser un film sur les Noirs, avec une distribution composée exclusivement de Noirs ». Le film, porté par les blues et spirituals, est captivant. Dans le même ordre d’idée, Dudley Murphy réalise deux courts métrages importants : Black and Tan avec Duke Ellington et Saint Louis Blues avec Bessie Smith.

 

Mais la publication du code Hays en 1930 va radicalement changer la place du jazz dans le cinéma en établissant des règles concernant la moralité, les crimes, la sexualité, la religion, la patrie…

1933 est une année importante : Max Steiner compose la musique de King Kong, sans doute l’une des premières bandes originales qui pose les bases d’une musique de film : leitmotiv, rythmes et timbres. Steiner s’appuie essentiellement sur la musique romantique européenne (Richard Wagner, Johannes Brahms, Ludwig von Beethoven, Richard Strauss, Gustav Mahler...) et les comédies musicales de Broadway (Un Américain à Paris, Chantons sous la pluie...). Steiner compose des bandes originales devenues de grands classiques comme dans Une étoile est née (1937), Autant en emporte le vent (1939), Arsenic et vieille dentelle (1944) etc. mais aussi Casablanca, réalisé en 1942 par Michael Curtiz, dans lequel Steiner introduit du jazz, via « As Time Goes By » (tiré de la comédie musicale Everybody’s Welcome), interprété par Dooley Wilson, qui contribue au succès du film.

 

Dans le cinéma des années 30, la musique d'Hollywood, conservatrice et codifiée, reste éloignée du jazz et met même en avant les Blancs dans le jazz : en 1930, pour John Murray Anderson, le Roi du Jazz c’est Paul Whiteman ; dans The Big Broadcast of 1937, Mitchell Leisen fait de Benny Goodman le Roi du Swing…

Et quand Hollywood s’empare du jazz, les clichés racistes sont souvent de mise. Sorti en 1930, Check and Double Check de Melvin W. Brown a certes contribué à la popularité de Duke Ellington, filmé avec son orchestre, mais il n’échappe pas à l’imbécilité ségrégationniste : métisses et Blancs sont Noircis… Dans Murder at the Vanities, réalisé par Mitchell Leisen en 1934, Ellington et son orchestre sont certes filmés, mais dans le rôle d’amuseurs et de faire-valoir pour Kitty Carlisle. Quant à Fats Waller, dans King of Burlesque, réalisé en 1935 par Sidney Lanfield, il joue un rôle de portier et chante « I’ve Got my Finger Crossed ». En 1932, dans A Rhapsody in Black and Blue d’Aubrey Scotto, Louis Armstrong apparaît en peau de léopard ! En 1932, le dessin animé de Dave Fleischer I'll Be Glad when You're Dead You Rascal You s’appuie certes sur l’interprétation de la chanson-titre par Armstrong et son orchestre, mais le scénario est carrément nauséeux avec Armstrong en sauvage : sa tête poursuit Koko et Bimbo pour les manger… 

 

 

De la même manière, dans Pennies From Heaven (1936) de Norman Z. McLeod, Armstrong joue un niais et chante « Skeleton in the Closet » poursuivi par un squelette. En 1937, dans Artists and Models de Raoul Walsh, Martha Raye, maquillée en Noire, chante et danse avec Armstrong. La même année, dans Every Day’s A Holiday, d’Edward Sutherland, Armstrong a encore un rôle caricatural, avec Mae West en batteuse improbable... Même Going Places de Ray Enright n’échappe pas à l’« Oncle-Tommisme ». Pourtant Armstrong y interprète « Jeepers Creepers », qui, en 1938, rapporte à Johnny Mercer et Harry Warren une nomination aux Oscars pour la meilleure chanson. Ali Baba Goes to Town, réalisé en 1937 par David Butler, reprend tous les codes des minstrel shows : grimé en Noir, Eddie Cantor utilise le Hi-De-Ho, célèbre scat de Cab Calloway, pour communiquer avec les Noirs. Dans Everybody Sing !, film de 1938, Edwin L. Martin fait chanter Judy Garland en blackface, sur une musique signée Louis Silver, qui a composé pour Whiteman.

 

En 1943, deux exceptions confirment la règle. Stormy Weather d’Andrew L. Stone, premier all-black-cast produit à Hollywood, rend un hommage aux Harlem Hellfighters, soldats afro-américains envoyés à la première guerre mondiale, et à des stars du jazz tels que Lena Horne, Bill « Bojangles » Robinson, Cab Calloway, Fats Waller, Dooley Wilson… Même topo avec Cabin in The Sky, de Vincente Minelli, qui rassemble Ethel Waters, Horne, Armstrong, Ellington… Ces deux comédies musicales, qui mettent en image du jazz, annoncent les évolutions du cinéma afro-américain des années 70.

 

Autrement dit, pour l’Hollywood des années 30, à part de rares exceptions, les bandes originales restent éloignées du jazz et quand il y a du jazz, il est joué spécifiquement par des orchestres de jazz, et s’il est une musique sérieuse, il est Blanc, alors que s’il est un décor exotique et folklorique, il est Noir…

2. Jazz et musique de film

1941 est une date fondatrice : Orson Wells réalise Citizen Kane, et confie la bande son à Bernard Herrmann, qui écrit une bande originale dans les traces de Steiner, mais avec un esprit jazz. C’est l’une des premières fois qu’un compositeur de musiques de films s’inspire directement du jazz pour écrire une musique de film. Pour Gilles Mouëllic, Welles est au cinéma ce que Charlie Parker est au jazz : « Il y aura désormais un après et un avant, un après-Citizen Kane et un après-Koko »…

A partir des années 40, cinéma et jazz commencent donc à vivre chacun leur vie : le cinéma s’affirme comme un art populaire, tandis que le jazz se transforme petit à petit en musique savante.

La musique de film s’émancipe et devient un genre musical à part entière, qui trouve ses sources dans la musique classique, les musiques populaires, le jazz et autres. Si les romances privilégient souvent les musiques sirupeuses inspirées par la musique classique occidentale, les westerns versent plutôt dans la grandiloquence et les comédies musicales puisent surtout leur matériau musical à Broadway, mais intègrent des éléments jazzy dans leurs bandes originales, tout comme les films noirs et les films comiques. C’est ainsi que la musique de film ne tarde pas à avoir ses compositeurs dédiés, tels que John Mandel, Ralph Burns, Lennie Niehaus, Jerry Goldsmith, John Barry, John Williams, Enio Morricone, Francis Lai, Nino Rota, Hans Zimmer, Philippe Sarde, Henry Mancini, Michel Legrand, Georges Delerue, Vladimir Cosma etc. mais c’est une autre histoire…

2.1 Influence du jazz sur la musique de film - La bande-originale jazzy

De nombreuses musiques de film se construisent autour de leitmotiv réarrangés, similaires au rôle du thème en jazz, sur des rythmes adaptés aux scènes qu’elles illustrent, avec un traitement souple, proche du jazz, et avec des couleurs sonores qui se rapprochent également du jazz par l’instrumentation, notamment la batterie et les percussions, l’utilisation de bruitages, des techniques étendues, de timbres inhabituels…

Il faut attendre les années 50 pour que le jazz fasse une réapparition plus directe dans les musiques de films, et c’est l’Europe qui sera pionnière en la matière. En 1950, Jean Cocteau fait figure de précurseur quand il demande à Georges Auric d’insérer des composants jazz dans la bande originale d’Orphée. En 1953, Alain Romans compose la musique des Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati. Il récidive en 1959 avec celle de Mon Oncle. Michel Legrand fait ses premières armes en 1954 aux côtés de Marc Lanjean, avec Razzia sur la chnouf d’Henri Decoin. En 1956, c’est un jazzman et musicologue émérite, André Hodeir, qui est l’auteur des thèmes du film de Jacques Yves Cousteau, Autour d'un récif. Pour Du rififi chez les hommes (1959), Jules Dassin confie la musique à Georges Auric, plus symphonique que jazz…

 

Aux Etats-Unis, moult bandes originales de comédies musicales s’inspirent du jazz symphonique, mais s’apparentent souvent davantage aux bluettes de Broadway qu’aux improvisations de la 52e rue, à l’instar d’Hellzapoppin’, réalisé en 1941 par H.C. Potter, avec notamment Slim Gaillard et Slam Stewart, mais aussi An American in Paris de Minelli (1951) dont la musique est essentiellement signée George Gershwin, Singing in The Rain de Stanley Donen (1952) avec une musique de Nacio Herb Brown, The Band Wagon (1953), toujours de Minelli et une musique d’Arthur Schwartz… En 1954, pour A Star is Born, George Cukor fait appel à une actrice et chanteuse de jazz à ses heures : Judy Garland. La BO est composée par Harold Arlen, Ira Gershwin et Leonard Gersh. Et ce n’est pas aux musiciens de jazz Noirs, mais aux chanteurs d’opéra Noirs qu’Otto Preminger rend hommage dans Carmen Jones (1954) et Porgy and Bess (1959), basés sur une distribution exclusivement Noire. Pourtant, aux Etats-Unis, Preminger fait figure de précurseur avec la bande originale de L’homme au bras d’or (1955), signée Elmer Bernstein et directement inspirée du jazz. Quant à Leonard Bernstein, il marque un grand coup avec la musique qu’il a composée pour West Side Story, réalisé en 1961 par Jerome Robbins et Robert Wise, car il combine avec réussite opéra, swing, mambo, be-bop…

 

Wise, réalisateur engagé, est d’ailleurs un bon exemple de réalisateur qui utilise largement le jazz dans les bandes sons de ses films : The Set-Up en 1949, I Want to Live en 1958, Odds Against Tomorrow en 1959, Two for the Seesaw en 1962... Les années 60 marquent le déclin des comédies musicales. Parmi les dernières comédies musicales populaires, Mary Poppins de Robert Stevenson (1964) avec une BO des frères Sherman, et The Sound of Music (1965) de Wise sur une musique de Richard Rodgers, reposent sur la prestation de l’actrice et chanteuse Julie Andrews, mais sont loin du jazz. Hello, Dolly!, une réalisation de Gene Kelly en 1969, montre Armstrong qui chante en duo avec Barbara Streisand (Dolly) le morceau—titre composé par Lionel Newman et Lennie Hayton, mais c’est le seul moment jazzy du film.

 

En 1962, Jean-Pierre Melville demande au pianiste de jazz Jacques Loussier de coopérer avec Paul Misraki pour la musique du Doulos. Côté comique, en 1965, Black Edwards confie la BO de La panthère rose à Henry Mancini et c’est le saxophoniste ténor Plas Johnson qui interprète ce thème archi-célèbre. Pour Mickey One d’Arthur Penn, en 1965, c’est Stan Getz qui joue la musique d’Eddie Sauter. En 1967, le free jazz fait son apparition dans la musique du Départ de Jerzy Skolimowski, composée par Krzysztof Komeda. Claude Bolling est plus classique pour la BO de Borsalino (1969) de Jacques Deray.

 
 

Aux Etats-Unis, à partir des années 70, dans la continuité du mouvement des droits civiques, les films all-black-cast se séparent en deux courants : la Blaxploitation avec des films commerciaux faits par et pour les afro-américains, avec des bandes sons plutôt soul, RnB etc. et le cinéma indépendant, évidemment plus marginal. Sweet Sweetback's Baadasssss de Melvin Van Peebles, sorti en 1971, est à la croisée de ces deux courants.

Hermann continue ses musiques jazzy, comme pour Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese. En 1977, pour The Gauntelt, Clint Eastwood fait appel à Jerry Fielding qui choisit Art Pepper et Jon Faddis pour interpréter sa bande-son. En 1980, pour Stardust Memories de Woody Allen, Dick Hyman compose une musique dans le style Nouvelle Orléans, avec des interprétations d’Armstrong, Django Reinhardt et Chick Webb. Hyman est de nouveau aux commandes pour Radio Days, en 1987, et compile des émissions de radio avec Glenn Miller, Tommy Dorsey, Artie Shaw, Bennie Goodman, Duke Ellington… De son côté, en 1977, Alain Corneau s’associe à Gerry Mulligan pour La Menace, puis, en 1981, Le choix des armes est mis en musique par Philippe Sarde, qui confie le thème à Ron Carter et Buster Williams. Le saxophoniste ténor Barney Wilen est de retour pour la bande originale des Baisers de secours de Philippe Garrel, en 1989. Abbas Kiarostami choisit Armstrong pour Le goût de la cerise, en 1997. En 2007, c’est Ellington qu’Arnaud Despléchin met sur L’aimée

Dans les autres genres cinématographiques que sont les séries et le dessin animé, le jazz est aussi largement influent.

Les thèmes cultes de Mission Impossible, Mannix, Starsky & Hutch… ont été composés par Lalo Schiffrin, musicien de jazz au parcours classique ! Pour la série Johnny Staccato, un pianiste de jazz enquêteur, John Cassavetes (nous en reparlerons...), la bande-son d’Elmer Bernstein est éminemment jazz. Toujours au début des années 60, la partition de Mancini pour la série Peter Gunn est 100% du jazz... Hollywood fait aussi directement appel à des jazzmen pour composer les bandes originales des films et séries, plus particulièrement de gangsters : Le chef d’orcheste Pete Rugolo pour Richard Diamond, Stanley Wilson pour M Squad, Dave Grusin pour Baretta, Quincy Jones pour L’homme de fer…

Les dessins animés ne sont pas en reste, notamment grâce au « mickeymousing » (strict unisson du mouvement à l’image et du son), pour lequel le jazz est particulièrement bien adapté. Dès 1929, Walt Disney sort The Jazz Fool, un dessin animé musical de Mickey Mouse. De nombreux dessins animés s’appuient sur le jazz dans leurs bandes originales, comme Les Aristochats (1971) et La princesse et la grenouille (2009), toujours chez Disney, ou encore Chico et Rita (2010) de Fernando Trueba et Javier Mariscal, voire, plus récemment, en 2019, Soul, des studios Pixar…

2.2 Le jazz comme bande-originale

La musique, comme le cinéma, défile… Les deux reposent sur des notions de mouvement et de temps. Pour Johan Van Der Keuken : ils n’ont « pas de commencement ni de fin mais seulement un mouvement continu ». Rien d’étonnant donc que certains cinéastes aient souhaité utiliser du jazz comme bande sonore.

Si les musiques de film jazzy se sont plus ou moins imposées aux Etats-Unis, dès les années 50, en Europe, et plus particulièrement en France, le jazz se fait musique de film. Depuis le début des années 50, le jazz est à la mode. Noctambule, urbain, excessif, noir… il est une musique d’ambiance par excellence. Et, à l’opposé des Etats-Unis, englués dans la ségrégation, les français n’hésitent pas à faire appel à des musiciens de jazz Noirs pour réaliser leurs bandes originales. En 1957, Roger Vadim demande à John Lewis et son Modern Jazz Quartet de composer la bande originale de Sait-on jamais.

 

En 1959, pour Les liaisons dangereuses 1960, Vadim récidive et demande à Thelonious Monk de jouer la musique du film, avec Charlie Rouse au saxophone ténor, Sam Jones à la contrebasse et Art Taylor à la batterie. Le saxophoniste ténor Barney Wilen participe également à la bande son. Vadim commande aussi une musique aux Jazz Messengers d’Art Blakey. La même année, Jean-Pierre Melville demande à Christian Chevallier et Martial Solal la musique de Deux hommes dans Manhattan. Autre grand amateur de jazz, Edouard Molinaro s’adresse en 1959 à Barney Wilen pour la bande originale d’Un témoin dans la ville. Kenny Dorham, Duke Jordan, Paul Rovère et Kenny Clarke accompagnent Wilen. Pour Les femmes disparaissent, sorti la même année, c’est Art Blakey et les Jazz Messengers qui en écrivent la musique.

Aux Etats-Unis, l’un des premiers à utiliser un musicien de jazz Noir est Otto Preminger pour Autopsie d’un meurtre (1959) avec des musiques de Duke Ellington.

 

A partir des années 60 l’utilisation du jazz en tant que tel comme bande originale s’étiole. En 1960, pour À bout de Souffle, Jean-Luc Godard confie la musique à Martial Solal. Dans Blow up (1966) de Michelangelo Antonioni, c’est Herbie Hancock qui signe la bande sonore. De même, Lewis Gilbert demande à Sonny Rollins et Oliver Nelson de créer la B.O d’Alfie. En 1970, le Carnet de note pour une Orestie africaine de Pier Paolo Pasolini est mis en musique par Gato Barbieri. Dans L’Arnaque, en 1973, un film de George Roy Hill, Marvin Hamlisch reprend « The Entertainer », composé par Scott Joplin en 1902. L’année suivante, Bertrand Blier s’appuie sur la musique de Stéphane Grappelli pour Les Valseuses. En 1974, la bande originale de Death Wish de Michael Winner est signée Herbie Hancock. En 1991, David Cronenberg demande à Ornette Coleman de jouer pour Festin nu.

2.3 Quand le cinéma encanaille le jazz

Si le jazz a influencé les musiques de films, voire a été utilisé comme musique de film, plus ou moins fréquemment jusqu’aux années 60, le cinéma a également eu un impact, certes plus limité, sur le jazz…

Tout d’abord, de nombreuses musiques de films, souvent tirées des comédies de Broadway, sont devenues des standards de jazz : « Chattanooga Choo Choo » de Harry Warren et Mack Gordon dans Sun Valley Serenade (1941) de H. Bruce Humberstone ; « As Time Goes By » d’Herman Hupfeld dans Casablanca (1942) de Michael Curtiz ; « Laura » mis en musique par David Raskin dans le film éponyme (1944) d’Otto Preminger ; « Body and Soul » d’Edward Heyman dans le film éponyme (1947) de Robert Rossen ; « Chim chim cheree » et « My Favorite Things » de The Sound of Music (1965) de Robert Wise etc.


Le cinéma a également influencé de nombreux compositeurs de jazz, finalement convertis aux musiques de films : Michel Legrand, Lennie Niehaus, Pete Rugolo, Shorty Rogers, Dave Grusin, Johnny Mandel… Et, bien sûr, Lalo Schiffrin qui, outre Mission Impossible, Mannix et Starsky & Hutch, déjà cités, a également composé les musiques de Luke la Main froide, Bullitt, L’Inspecteur Harry, The Fox... et qui déclare : « j’ai grandi dans la musique classique mais j‘ai choisi les deux arts du XXè siècle, le cinéma et le jazz. » 

La musique de film a aussi eu un impact sur le jazz symphonique de Stan Kenton et le jazz West Coast. D’ailleurs, de nombreux musiciens de jazz vont partager leur temps entre clubs et studios : Harry James, Shelly Manne, Jimmy Giuffre… Il en va de même en France avec Martial Solal, Michel Portal, Henri Texier, Daniel Humair

3. Le jazz, sujet du cinéma

3.1 Des fictions…

En 1941, Blues in the night, d’Anatole Litvak, est l’un des premiers films dont le scénario, noir et mélodramatique, repose entièrement sur le jazz, sans être pour autant une comédie musicale. Mais il ne casse pas les codes raciaux, puisque les musiciens de jazz sont tous Blancs. Quant à Birth of the Blues, également de 1941, de Victor Schertzinger, il présente certes un orchestre afro-américain, mais le clarinettiste Noir est surpassé, sans rien y comprendre, par un enfant Blanc, qui sera le roi du blues… Dans Syncopation, à l’écran en 1942, William Dieterle retrace plus ou moins l’histoire du jazz et met en scène des Noirs – dont Rex Stewart, non crédité au générique – et des Blancs, dont Benny Goodman, Harry James, Gene Krupa et Connie Boswell, mais en prenant soin de ne pas les mélanger… Bertold Brecht, ami de Dieterle, rapporte que les soutiens financiers du film ont demandé « de couper le plus scènes possibles avec des Noirs et de les remplacer par des scènes entre des hommes et des femmes ». La même année, en France, Mademoiselle Swing de Richard Pottier fait partie des films pionniers qui traitent le jazz comme sujet, avec une bande originale composée par Raymond Legrand, Marc Lanjean et Johnny Hess.

En 1948, A Song Is Born d'Howard Hawks est une comédie musicale tirée de Ball of Fire. Si le jazz est bien présent dans l'intrigue, la musique, elle, reste Hollywoodienne… En revanche, en 1949, Rendez-vous de juillet de Jacques Becker, avec l’orchestre de Claude Luter et Rex Stewart, montre le jazz et sa dimension esthétique. Il faut dire que Becker est pianiste et qu’il a monté son film avec un rythme jazz…

Young Man With the Horn de Michael Curtiz, en 1950, est inspiré du roman de Dorothy Baker sur Bix Beiderbecke. Kirk Douglas et Lauren Bacall naviguent dans le monde du jazz, mais labande originale de Ray Heindorf et Max Steiner reste hollywoodienne… Pour The Glenn Miller Story, en 1954, Anthony Mann confie le rôle titre à James Stewart et la bande son à Mancini, qui monte des morceaux de jazz. En 1955, Preminger, encore lui, sort The Man with the Golden Arm, avec Frank Sinatra en musicien de jazz, batteur et junkie. La BO, signée Elmer Bernstein et jouée par Shorty Rogers and his Giants, devient l’un des premiers succès discographiques pour une musique de film. Suite des biographies des jazzmen – blancs – Valentine Davies sort The Benny Goodman Story en 1956. Autre biographie, en 1958, Saint Louis Blues d’Allen Reisner s’inspire de la vie de WC Handy, interprété par Nat King Cole, avec Cab Calloway, Ella Fitzgerald, Mahalia Jackson

En 1958, loin des biopics, mais film de mœurs qui annonce la Nouvelle Vague, Les Tricheurs, de Marcel Carné, crée une ambiance jazz avec un collage de morceaux qui vont de Nat King Cole à Oscar Peterson, en passant par Chet Baker, Stan Getz, Dizzy Gillespie, Lionel Hampton, Coleman Hawkins

Dans Paris Blues, en 1961, Martin Ritt, avec Paul Newman, Joanne Woodward et Sidney Poitiers, sur une musique de Duke Ellington, consacre Paris comme ville du jazz, mais avec que des clichés !

En 1962, pour Eva, avec Jeanne Moreau, Joseph Losey s’appuie sur la musique de Michel Legrand comme musique de fosse, mais intègre « Willow Weep for Me » et « Loveless Love » chantés par Billie Holliday dans l’histoire car, comme le déclare le réalisateur : « le jazz était le point clé dans Eva ». Mais le jazz n’est pas un sujet si fréquent dans le cinéma… En 1969, le carnaval de la Nouvelle Orléans fait une apparition dans Easy Rider de Dennis Hopper. Play Misty For Me (1971), premier film de Clint Eastwood, grand amateur de jazz et pianiste à ses heures, tourne autour de « Misty », la composition d’Eroll Garner, de la radio et du jazz. Le personnage principal s’appelle Garver, clin d’œil à Garner, KRML, le nom de la radio, se réfère à Carmel, ville du festival de Monterey, où « Misty » a connu un succès énorme… Le jazz est mêlé à l’intrigue et fait entièrement partie de la dramaturgie.

 

Dans les années 70 et 80, le jazz apparaît de façon épisodique. Une exception qui confirme la règle, en 1971, dans Les Stances à Sophie, Moshé Mizrahi utilise la musique free de l’Art Ensemble of Chicago. En 1977, un autre réalisateur grand amateur de jazz, Martin Scorcese, sort New York, New York, avec un saxophoniste (Robert De Niro) et une chanteuse de jazz (Liza Minnelli). Dans quasiment toutes ses bandes sonores, Scorcese fait appel au jazz : Ragging Bull, Affranchis, Casino… En 1984, Francis Ford Coppola rend hommage au Cotton Club dans un film éponyme. Kansas City (1996), de Robert Altman, mêle jazz et film noir, avec des musiciens acteurs tels que Geri Allen, James Carter, Craig Handy…


En 1986, Bertrand Tavernier tourne Round Midnight, un film nostalgique sur les années be-bop en France, avec Dexter Gordon dans le rôle principal. Dans une veine similaire, Eastwood tourne un film sur la vie de Charlie Parker. Bird sort en 1987, avec une bande son arrangée par Lennie Niehaus sur la base d’enregistrements d’époque. Pupi Avati reprend la biographie de Bix Beiderbecke en 1990 dans Bix, tourné à Davenport, la ville du saxophoniste. La même année, Mo’ Better Blues de Spike Lee met en scène Denzel Washington, un trompettiste en proie aux tourments de l’inspiration et de la création, sur une musique du trompettiste Terence Blanchard. En 1994, Alain Corneau met la culture américaine, dont le jazz, au centre du Nouveau Monde, encore sur un mode nostalgique. Woody Allen, clarinettiste patenté, met également du jazz dans la plupart de ses films, mais en fait le thème central d’Accords et désaccords, en 1999. Whiplash, sorti en 2014, de Damien Chazelle, est centré sur la batterie et se clôture sur « Caravan ». En 2015, Don Cheadle sort Miles Ahead, une biographie très personnelle de Miles Davis. En 2017, Etienne Comar sort le biopic Django, servi par le Rosenberg Trio.

Côté séries, le jazz n’est pas un sujet fréquent, mais le jazz est central dans Treme de David Simon (2010), Dancing on the Edge de Stephen Poliakoff (2013) et The Eddy de Jack Thorne et Damien Chazelle (2020).

 

3.2 … aux documentaires

La fiction n’est pas la seule à s’être emparée du jazz : un certain nombre de films documentaires en ont également fait leur sujet.

En 1944, Gjon Mili et le célèbre producteur de jazz Norman Granz sortent un court-métrage remarquable : Jammin’ the Blues. Une pléthore de stars du jazz sont filmées lors d’une jam session : Lester Young, Red Callender, Harry Edison, Marlowe Morris, Sid Catlett, Barney Kessel, Jo Jones, John Simmons, Illinois Jacquet, Marie Bryant, Archie Savage et Garland Finney. Inspiré par le Bauhaus, Mili essaie de traduire l’ambiance du jazz avec des effets pour qu’images et musiques se marient : montage rythmé, images dédoublées en rythme ou retournées, prises de vue sophistiquées du jitterburg, playback avec musique ajoutée… Code Hays oblige, Barney Kessel est filmé dans l’ombre…


En 1958, Aram Awakian et Bert Stern filment un concert au Newport Jazz Festival et sortent, en 1960, Jazz On A Summer's Day. Apparenté à l’Ecole de New York, ce documentaire cherche à traduire la musique au mieux par un montage recherché, des prises de vues étonnantes, des effets inhabituels… comme la séquence avec Armstrong, dans laquelle le public, le chanteur et le chant ne font qu’un.

Big Ben: Ben Webster in Europe est un reportage jazz de Johan Van Der Koelen, sorti en 1967… dans lequel le réalisateur, grand amateur de jazz, filme et monte comme s’il improvisait, sur des rythmes variés, un tempo soutenu, une pulsation captivante, peu de paroles et beaucoup de notes.

En 1979, Eastwood produit The Last of the Blue Devils de Bruce Ricker sur Kansas City avec Count Basie et ses musiciens. Après une longue période d’absence, les documentaires sur le jazz se sont multipliés depuis la fin des années 80, en grande partie grâce à la télévision. En France, Frank Cassenti s’est fait une spécialité des reportages sur le jazz : Lettre à Michel Petrucciani en 1983, Mystery Mister Ra et Archie Shepp : Je suis jazz… c’est ma vie en 1984, Wynton Marsalis : I Love to Swing en 1996… suivra une quinzaine d’autres documentaires, tous aussi instructifs qu’originaux.

En 1988, Thelonious Monk, Straight No Chaser de Charlotte Zwerin pose les bases d’un film-documentaire. Le montage intercale des images filmées par Michael et Christian Blackwood lors d’une tournée européenne de Monk en 1968, des photos, des séquences d’archives, des entretiens… et en une heure et demie, Zwerin, soutenue financièrement par Eastwood, retrace la vie et l’œuvre de Monk d’une manière magistrale.

Egalement sorti en 1988, Let’s Get Lost, de Bruce Weber, est consacré à Chet Baker. Robert Palmer propose The World According to John Coltrane en 1990. Toujours en 1990, Nicolas Humbert et Werner Penzel sortent Step Accross The Boarder, un film barré sur Fred Frith. Don McGlynn tourne Triumph of the Underdog sur Charles Mingus, en 1998.

La série Jazz que Ken Burns sort en 2001 est remarquable, tant par l’iconographie et les extraits de films, que le montage et la limpidité du récit. The Blues, série produite par Martin Scorcese en 2003, regroupe sept films centrés uniquement sur le blues et tournés par Scorcese, Wim Wenders, Clint Eastwood, Marc Levin etc.

En 2005, Ken Koenig s’intéresse à la Californie avec Jazz on the West Coast: The Lighthouse. Plus récemment, Alan Hicks réalise en 2014 un documentaire émouvant : Keep On Keepin’on avec le trompettiste Clark Terry et un jeune pianiste aveugle Justin Klaufman. La même année, Kasper Collin sort My Name Is Albert Ayler. En 2007, Billy Strayhorn: Lush Life est tourné par Robert Levi. En France, Christine Baudillon tourne des films-documentaires dans lesquels images, biographie, musique et cadre de vie forment un récit intimiste : Raymond Boni les mains bleues (2012), Daunik Lazro, horizon vertical (2010), Joëlle Léandre basse continue (2008) et Siegfried Kesler, a love secret (2004). Stéphane Sinde est dans la même démarche, avec des documentaires sur Barney Wilen (2005), Michel Portal (2012) et Jacques Thollot (2013). Dans la même mouvance, en 2012, Richard Bois sort Zicocratie à partir de l’enregistrement de l’album E Total d’Andy Emler.

Quant aux émissions de jazz à la télévision, si elles sont relativement fréquentes dans les années 50, elles vont progressivement sortir du paysage audiovisuel… Aux Etats-Unis, John Crosby (The Sound of Jazz), Ralph Gleason (Jazz Casual), Jimmie Baker (Jazz Scene USA), Steve Allen (The Tonigth Show)… sont quelques figures marquantes du petit écran. En France, en 1955, Maurice Blettery crée A la recherche du jazz, réalisé par l’incontournable Jean-Christophe Averty (Jazzorama, Modern Jazz at Studio 4) ; André Francis (Jazz club, Jazz portrait), Philippe Adler (Jazz 6)... vont également développer des émissions de jazz de qualité pour la télévision, mais c’est une autre histoire…

4. Le ciné-jazz

4.1 Le ciné-concert, un retour en enfance

Au départ, les films sont accompagnés par un violon ou un accordéon, un orchestre, un limonaire, un piano… La musique s’adapte aux mouvements des images, mais l’avènement du parlant met fin à la musique live.

Dans les années 70, Un drame musical instantané, orchestre à géométrie variable monté par Jean-Jacques Birgé, Bernard Vitet et Francis Gorgé reprend la formule du ciné-concert, avec vingt-six films à leur répertoire. Mais c’est véritablement à la fin du vingtième et surtout au vingt-et-unième que le ciné-concert est réhabilité.

En 1995, Bill Frisell improvise sur les films de Buster Keaton. Louis Sclavis compose en 2000 une bande-son pour Dans la nuit, de Charles Vanel (1929). En 2016, Denis Colin et Les Arpenteurs illustrent des films des frères Lumière et Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1919). En 2002, Lucas Belvaux sort Cavale et demande à Ricardo Del Fra de jouer en direct. Bruno Régnier, Patrice Caratini, John Zorn, Marc Perrone, Thierry Escaich, l’ONJ (Carmen de Cecil B. DeMille, 1915), Guillame Perret et beaucoup d’autres… animent de nombreux cinés-concerts.

En parallèle, des spectacles multimédias qui mêlent vidéo et jazz voient le jour, à l’image du duo Jean-Marc Foussat et Stephan Oliva…

Malgré tout, le ciné-concert reste anecdotique.

4.2 Le film jazz, une fratrie détonante

En littérature, certains auteurs ont écrit avec une dynamique et un rythme qui swinguent, à l’instar de Boris Vian, Jean Cocteau, Pierre Reverdy, Raymond Queneau, Paul Morand, Scott Fitzgerald, Langston Hugues, James Baldwin, Jack Kerouac, certaines pages du roman noir américain, par exemple de Chester Himes, Toni Morrison, Alessandro Baricco, Christian Gailly etc.

Dans leur mode opératoire, le jazz et le cinéma partagent des points communs. Ils sont avant tout des arts du mouvement et du rythme, mais aussi de l’immédiateté. En effet, jazz et cinéma ont le même rapport au présent : ils « s’inventent au présent », l’un par le jeu des acteurs et l’autre par celui des musiciens. Par ailleurs, les scripts sont au cinéma ce que les partitions sont au jazz, les prises sont au film ce que les répétitions sont au concert, et le mixage est au musicien ce que le montage est au réalisateur.

C’est ce qu’a compris Jean Painlevé dès 1945 et 1947 : il sort les tous premiers films dont les images ont été montées en fonction de la musique, en l’occurrence des morceaux joués par Louis Armstrong, Duke Ellington, Jimmie Luceford, Baron Lee, Gene Krupa… Il s’agit de deux documentaires : Le Vampire, sur les chauve-souris, et Assassins d’eau douce, sur les crevettes.

 

1958 est une année clé pour le film jazz. D’abord parce que l’ethnologue Jean Rouch filme Moi un Noir en marchant – c’est de la walking camera et de l’improvisation dynamique – et monte la bande son en postsynchronisation. Il filme jazz, même s’il ne l'évoque pas en tant que tel. C’est également en 1958 que sort le film mythique de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud, avec la musique improvisée par Miles Davis devant l’écran. Comme l’écrit Gilles Mouëllic : « jamais la légende d’un film ne s’est autant construite autour de la bande-son ».

 


La même année, dans Blue Jean, Jacques Rozier donne un thème et laisse les acteurs libres de leur jeu… Il récidivera en 1961 avec Adieu Philippine qui démarre sur un générique filmé pendant une émission de Jean-Christophe Averty, avec Maxime Saury et Jacques Danjean pour la musique.

En 1959, le film emblématique de la Nouvelle Vague, A bout de souffle, se déroule sur la musique de Martial Solal et un motif jazzy répété. Jean-Luc Godard filme et monte sur un rythme enlevé, comme le jazz, et utilise la postsynchronisation pour la bande originale.

 


 

Deux films s'imprègnent réellement la culture afro-américaine. Shadows, de Cassavetes, sorti en 1959, avec une bande son signée Charles Mingus et Shafi Hadi, et un jeu d’acteurs basé sur l’improvisation. Davantage apprécié par les Européens que les Américains, Shadows reçoit le grand prix de la critique du festival de Venise en 1961… En 1960, Cassavetes tourne une trilogie jazz, Too Late Blues, avec une musique de David Raskin. La réalisatrice Shirley Clarke, ex danseuse chez Martha Graham et proche de Cassavetes, se focalise sur les problèmes raciaux. En 1960, elle sort The Connection, tiré d'une pièce de Jack Gelber autour de musiciens de jazz toxicomanes, créée par le Living Theater et Jackie McLean. Le film est censuré aux Etats-Unis jusqu’en 1962, mais sort en Europe. En 1963, toujours de Clarke, The Cool World est accompagné par le quintet de Dizzy Gillespie.


Le cinéaste Johan Van der Keuken utilise la musique du Willem Breuker Kollektief comme bande originale de la plupart de ses films, filme caméra à l’épaule et se définit lui-même comme un cinéaste improvisateur. Chris Marker, autre réalisateur de films-documentaires dynamiques, écrit un article en 1948 dans Esprit intitulé « du jazz considéré comme prophétie ». Les huit cent clichés qui composent Si j’avais quatre dromadaires, sorti en 1966, sont montés en fonction des voix off et de la musique.

Toujours en 1966, Michelangelo Antonioni sort Blow up sur une musique de Herbie Hancock. Le film, déjanté, se déroule dans le Swinging London des années 60 et la bande originale joue un rôle clé pour le rythme du film.

Entre 1975 et 1981, dans Duelle, Noroît et Merry-Go-Round, Jacques Rivette mélange improvisation et direction, et tourne avec un orchestre qui joue en direct. Jean Wiener est au piano, puis Jean et Robert Cohen-Solal avec Daniel Ponsard, et le duo Barre Phillips et John Surman.


Encore plus radical, Bush Mama (1975) est tourné comme du free jazz par Haïlé Gerima avec un jonglage entre images répétées, voix off, musique, cris… Passing Throug (1977) de Larry Clark est un pamphlet contre les Majors, sur une bande originale d’Horace Tapscott.

En 1978, dans In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord utilise « Whisper Not » comme une voix off et un palindrome et agence les images autour de la musique. Claire Denis a écrit Chocolat, en 1987, en écoutant « Nambanje » d’Abdullah Ibrahim et Johnny Dyani. En 2001, Jean Rochard propose à Pascale Ferran d’être le témoin de la création d’un disque. Elle filme Sam Rivers et Tony Hymas dans un studio pendant quatre jours et sort Quatre jours à Ocoee en 2001.

Parmi les réalisateurs qui filment et montent avec un rythme hors des conventions hollywoodiennes, Wong Kar-Wai, les frères Dardenne, Raymond Depardonqui, s’ils ne font pas vraiment des films jazz, ont néanmoins une esthétique proche de l’esprit du jazz, ou, à défaut, appréciée des amateurs de jazz.

La conclusion revient à Gilles Mouëllic qui, dans Jazz et Cinéma, déclare : « nés en même temps, sur le même continent, dépendant l'un et l'autre de la reproduction technique, leur histoire commune se limite à de petites histoires, à des points de convergences ponctuels qui parcourent le siècle ».

Texte de la conférence-vidéo du 23 septembre 2023 à la Médiathèque Andrée Chedid.

Sources principales :