10 octobre 2024

Beyond This Place – Kenny Barron

Une cinquantaine d’années après ses débuts professionnels à Philadelphie dans l’orchestre de Mel Melvin, Kenny Barron continue de faire chanter son Steinway. Le pianiste a joué avec d’innombrables musiciens et enregistré plus d’une quarantaine de disques sous son nom, dont le dernier en date, Beyond This Place, sort le 10 mai 2024 chez Artwork Records.

Parmi les étapes clés de la carrière de Barron, il faut commencer par l’orchestre de Dizzy Gillespie de 1962 à 1967, puis, au début des années soixante-dix, celui de Yusef Lateef. A partir de 1973 et pendant près de trente ans, il enseigne à la Rutgers University. En 1974, Barron publie Sunset To Dawn, premier disque sous son nom, avec Bob Cranshaw et Freddie Waits, plus Richard Landrum et Warren Smith aux percussions. Dans les années quatre-vingt, Barron monte un trio avec deux compagnons de route au long-cours, Buster Williams et Ben Riley. Avec l’arrivée de Charlie Rouse, le trio devient le quartet Sphere et se consacre à la musique de Thelonious Monk. Sphere sort six albums de 1982 à 1988, plus un dernier en 1998 avec Gary Bartz, qui prend la suite de Rouse, décédé en 1988. A la fin des années quatre-vingt et jusqu’au début des années quatre-vingt dix, Barron joue en compagnie de Stan Getz, avec les mémorables Anniversary (1991) et People Time (1992). A partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt dix, le pianiste forme un trio emballant, d’abord avec Rufus Reid, remplacé par Ray Drummond, et Riley (Live At Bradley’s – 1996). Dans les années deux mille Barron s’associe à Ron Carter et Steve Cobham pour The Art Of Three (2001), puis avec Kiyoshi Kitagawa et Brian Blade (Ancestry en 2004 et Prayer en 2005). Depuis, il n’a de cesse de créer des projets à géométrie variable avec des musiciens aussi divers que Grady Tate, Gretchen Parlato, Lionel Loueké, Steve Wilson… sans oublier les duos avec Dave Holland (The Art Of Conversation en 2014 et Without Deception en 2020) ou son solo The Source, pour célébrer ses quatre-vingts ans en 2023.

Pour Beyond This Place Barron est accompagné d’Immanuel Wilkins au saxophone alto (la nouvelle garde du jazz, notamment connu pour son quartet avec Micah Thomas, Daryl Jones ou Rick Rosato et Kweku Sumbry), Steve Nelson au vibraphone (entre autre partenaire de Holland et Mulgrew Miller), l’indéfectible Kitagawa à la contrebasse et Jonathan Blake à la batterie (pilier des formations de Chris Potter, Mark Turner, Kevin Hays, Robert Glasper, Tom Harrell, Joe Locke...).

Côté répertoire, en dehors du morceau titre et de « Blues on Stratford Road », composé par Blake pour Truth To Power, un disque de 2024 du Black Art Jazz Collective, Barron reprend des thèmes familiers comme les trois standards, « The Nearness Of You », tube d’Hoagy Carmichael et Ned Washington, qui figure sur The Nearness Of You, un album de 2003 avec Bennie Wallace et Eddie Gomez, « We See » de Thelonious Monk, publié en 1998 dans Sphere, avec Bartz, Williams et Riley, et « Softly As In A Morning Sunrise » d’Oscar Hammerstein II et Sigmund Romberg, grand classique de Barron, qu’il a enregistré à maintes reprises, de Green Chimneys en 1984, avec Williams et Riley, au disque éponyme de 2010 avec The Super Premium Band, constitué de Ron Carter et Lenny White, en passant par People Time et Freefall, un duo de 2001 avec Regina Carter. Barron a puisé les quatre autres compositions dans sa discographie. « Scratch » est le morceau-titre d’un disque de 1985 avec Holland et Daniel Humair. Il en va de même pour « Innocence », sorti en 1978, avec Williams, Riley, Sonny Fortune, Jimmy Owens, Brian Brake, Billy Hart, Rafael Cruz et Gary King. « Tragic Magic » est tiré du Live At Cobi’s (1987 – 1988) avec son frère, le saxophoniste Bill Barron, plus Cecil McBee et Riley. Quant à « Sunset », c’est un autre thème favori de Barron qui apparaît dès 1973 sur Hush ‘N’ Thunder de Lateef, puis dans Sunset To Dawn, Landscape en 1985 avec McBee et Al Foster ou encore dans Live At Bradley’s. Six morceaux sont interprétés en quintet, « The Nearness Of You » est joué sans vibraphone, « Softly As In A Morning Sunrise » est un duo avec Blake et « We See », en duo avec Wilkins.

Ancrée dans la tradition bop, la plupart des morceaux commencent par des thèmes-riffs vifs (« Softly As In A Morning Sunrise »), dans un style monkien (« Scratch »), funky (« Blues On Stratford Road ») ou hard-bop (« Tragic Magic »), mais parfois aussi tranquilles (« Sunset »), voire mélancoliques (« Innocence »). Même si la section rythmique sait se montrer légère et relâchée (« The Nearness Of You »), voire binaire et slow (« Beyond This Place »), Kitagawa et Blake privilégient davantage une luxuriance (« Softly As In A Morning Sunrise »), le plus souvent pleine de swing (« We See ») qui pousse les solistes dans leurs retranchements (« Innocence »), tout comme les walking teintées de shuffle (« Blues On Stratford Road ») et les chabada puissants (« Tragic Magic ») qui se transforment en véritable running et figures ternaires de course (« Scratch »). Barron est au four et au moulin, entre accompagnateur de luxe, qui laisse beaucoup d’espace à ses compères, et soliste, aux idées foisonnantes. Les lignes, accords et motifs du piano soulignent, répondent, ponctuent ou accentuent les phrases des solistes. Dans ses chorus, Barron passe d’une envolée bop entraînante (« Blues On Stratford Road ») à des accords et des dissonances proches du free (« Scratch »), tout en gardant une élégance à toute épreuve (« Tragic Magic »), même dans les passages ultra-rapides (« Softly As In A Morning Sunrise »). Si le bop est omniprésent dans ses propos, le pianiste glisse des touches latines discrètes (« Beyond This Place »), des traits modernes (« Sunset ») et des couleurs monkiennes (« We See »). Le vibraphone apporte une touche cristalline (« Innocence ») et de la délicatesse à la sonorité du quintet (« Blues On Stratford Road »). Nelson maîtrise le langage bop sur le bout des mailloches (« Blues On Stratford Road »), prend des solos majestueux (« Scratch ») et brode en finesse des motifs bien tournés (« Sunset »). Ronde, nette et légèrement aérienne, la sonorité du saxophone alto reste équilibrée sur toute sa tessiture (« Innocence »). L’aisance de Wilkins est impressionnante, aussi bien dans du bop pur et dur (« Tragic Magic ») que dans des développements free (« Scratch »), des legato raffinés (« Sunset ») ou un discours profond (« Scratch »). Lui aussi joue le jeu de Monk à merveille (« We See »).

Grâce à son sens de l’écoute et son altruisme, Barron réussit à créer une alchimie dans son quintet, avec de belles interactions et des dialogues relevés. Beyond This Place sort franchement des sentiers bop.


Le disque

Beyond This Place
Kenny Barron
Immanuel Wilkins (as), Kenny Barron (p), Steve Nelson (vib), Kiyoshi Kitagawa (b) et Jonathan Blake (d).
Artwork Records – ARTR007CD
Sortie le 10 mai 2024


Liste des morceaux


01. « The Nearness Of You », Hoagy Carmichael & Ned Washington (6:34).
02. « Scratch » (5:35).
03. « Innocence » (8:18).
04. « Blues On Stratford Road », Johnathan Blake (6:40).
05. « Tragic Magic » (5:36).
06. « Beyond This Place » (5:05).
07. « Softly As In A Morning Sunrise », Oscar Hammerstein II & Sigmund Romberg (3:15).
08. « Sunset » (7:10).
09. « We See », Thelonious Monk (4:33).

Tous les morceaux sont signés Barron, sauf indication contraire.


29 septembre 2024

Vorticity – Arshid Azarine

Médecin radiologue spécialisé en imagerie cardiovasculaire, Arshid Azarine est également pianiste de jazz. Comme quoi le cœur mène à tout ! Arrivé en France en 1980, il y découvre le jazz, mais joue déjà du piano depuis son enfance à Téhéran. Au début des années quatre-vingt dix Azarine monte un sextet avec des amis médecins-musiciens qui débouche sur Azarine 6 en 2000. Le pianiste forme ensuite MAH en 2009, un trio avec Habib Meftah aux percussions et Marcos Ariette à la guitare et au chant. C’est en solo qu’Azarine enregistre son premier album, Persian Sketches, en 2013. Suit 7 Djan, en 2015, avec un nouveau trio de jazz-persan, en compagnie d’Hervé de Ratuld à la contrebasse et de Meftah. Après un nouvel enregistrement en solo, Haft Djân (2017), Azarine présente un projet autour d’une quinzaine de musiciens qui aboutit, en 2019, à Sing Me a Song. Dernier opus en date d’Azarine, avec de Ratuld et Meftah, Vorticity sort le 12 avril 2024 chez Ohrwurm Records.

Cinq des neuf morceaux sont des compositions collectives et les quatre autres sont signés Azarine. « Vorticity » et « Helix of Life » évoquent évidemment les recherches médicales du Docteur Azarine... Il en va de même pour « 75.2 bpm », dédié aux cent soixante seize victimes du vol d’Ukraine Airline International PS752 entre Téhéran et Kiev, abattu par erreur par la défense anti-aérienne iranienne le 8 janvier 2020. « Song To Jina », tirée de la chanson traditionnelle kurde « Lay Lay » du chanteur Mazhar Khaleghi est un hommage à Jina Masha Amini, l’étudiante kurde battue à mort par la police des mœurs iranienne en 2022. « One for Unicity / Hameh miporsand » est inspiré d’un poème de Fereydoun Moshiri. « Abann » est un clin d’œil au fils d’Azarine. « Baharoun », « Zomorod » et « Erevan, Tabriz, Tehran » rappellent les origines persanes d’Azarine.

Des mélodies délicates aux consonances moyen-orientales (« 75.2 bpm ») côtoient des thème-riffs vigoureux (« Baharoun »). « Zomorod », joué en solo par Azarine, se pare de mélancolie, renforcée par le texte déclamé sobrement par Golshifteh Farahani. Il en va de même pour « Hameh miporsand », récité avec élégance par Moki Azarine, la mère du pianiste. Quant à « Song to Jina », également interprétée par le piano a capella, c’est une comptine aux accents tristes. Avec ses nombreux ostinatos (« Abann »), ses phrasés syncopés (« Erevan, Tabriz, Tehran ») et autres ses motifs entraînants (« Baharoun »), le piano d’Azarine fait la part belle aux rythmes. De Ratuld passe d’un riff profond à l’unisson du piano (« Vorticity ») à des lignes chantantes (« 75.2 bpm ») ou minimalistes (« Abann »), et prend de courts chorus plein d’entrain (« Baharoun »). Les percussions de Meftah fourmillent de boucles (« Vorticity ») et poly-rythmes (« Abann »), ponctués de frappes puissantes (« 75.2 bpm »), voire binaires (« One For Unicity »). Les développements se caractérisent par des circonvolutions autour des cellules rythmiques (« 75.2 bpm »), des ambiances cinégéniques avec, par exemple, la voix de Bahar Zadi en arrière-plan à l’unisson du piano dans « Abann », une atmosphère quasiment pop (« Helix of Life ») portée par un piano électrique cristallin et aérien et une rythmique expressive, ou un air dansant avec une basse réverbérée, des effets de claviers, des percussions énergiques et une ligne claire au piano (« One For Unicity »). 

Dans Vorticity, qui s’inscrit dans une lignée jazz-fusion-persan, Azarine propose une musique chatoyante et chaloupée !


Le disque

Vorticity

Arshid Azarine

Arshid Azarine (p, kbd), Hervé de Ratuld (b) et Habib Meftah (perc), avec Golshifteh Farahani (voc), Bahar Azadi (voc) et Moki Azarine (voc).
Ohrwurm Records – OHR007
Sortie le 12 avril 2024

Liste des morceaux

01. « 75.2 bpm » (05:33).
02. « Vorticity », Azarine (06:07).
03. « Erevan, Tabriz, Tehran » (05:44).
04. « Zomorod », Azarine (03:44).
05. « Baharoun » (05:23).
06. « Abann » (03:08).
07. « Helix of Life » (05:30).
08. « Song To Jina », Azarine (02:37).
09. « One for Unicity / Hameh miporsand » », Azarine (07:16).

Tous les morceaux sont signés du trio sauf indication contraire.

21 septembre 2024

D-Day – Monty Alexander

Le 6 juin 1944 le Maréchal Bernard Law Montgomery débarque en Normandie avec les Alliés. Le même jour, à Kingston, en Jamaïque, la famille Alexander s’agrandit avec la venue au monde de Monty (diminutif du Maréchal, évidemment)... Le pianiste célèbre comme il se doit les quatre-vingt ans de son D-Day avec un disque éponyme qui sort le 29 mars chez PeeWee!.

Ce pourrait être aussi le soixantième anniversaire de sa discographie en leader, démarrée avec Alexander, The Great, enregistré pour Pacific en 1964… De l’eau a coulé sous les ponts et Alexander compte désormais près de quatre-vingt (décidément, ce nombre lui va comme un gant) disques sous son nom. A l’image de ses sources d’inspiration, Oscar Peterson, Art Tatum et Ahmad Jamal, Alexander n’a que peu enregistré en sideman, juste quelques disques avec Milt Jackson et Dizzy Gillespie, ou des échanges de bons procédés avec son compatriote guitariste Ernest Ranglin.
 
Comme ses ainés, Alexander est un grand adepte du solo et du trio. Si au départ il n’a pas vraiment d’accompagnateurs attitrés, dans les années quatre-vingt (encore !) Alexander se partage souvent entre deux compagnons de route de Peterson – le guitariste Herb Ellis et le contrebassiste Ray Brown – et son trio avec John Clayton (contrebasse) et Jeff Hamilton (batterie). Dans la décennie suivante Alexander monte des groupes à géométrie variable qui incluent des percussions, des claviers, des guitares électriques, le mélodica… et il ajoute une palette reggae à son jazz. Dans les années 2000 il poursuit dans cette voie, en alternant avec des trios, notamment pour rendre hommage à Nat King Cole et Tony Bennett, et des petites formations dans lesquels Hassan Shakur tient la plupart du temps la basse, tandis qu’Obed Calvaire ou Jason Brown sont souvent derrière les fûts. Pour D-Day Alexander revient à la formule du trio acoustique qu’il affectionne, avec Luke Sellick à la contrebasse et Brown à la batterie.

D-Day est construit autour d’une courte introduction sous forme d’extraits de discours de juin 1944, suivi de onze morceaux. Alexander joue deux standards : « I’ll Never Smile Again », composé en 1939 par Ruth Lowe et devenu un tube de Tommy Dorsey et Franck Sinatra, et « Smile », le thème des Temps Modernes (1936) de Charlie Chaplin, un classique du répertoire d’Alexander. Il réinterprète également trois compositions tirées de The River (1985) qu’il renomme pour l’occasion : « The Serpent » devient « Aggression », « The River » se transforme en « River of Peace » et « Renewal » en « Restoration ». « Oh Why » est une reprise de « That’s Why », du disque Reunion In Europe (1984) avec Clayton et Hamilton. Quant à « You Can See », il figure au programme de Jamboree (1988). Deux inédits complètent la liste : « June 6 » et « V.E. Swing ». D-Day se conclut sur le joyeux « Day-O », alias « The Banana Boat Song », un mento folklorique traditionnel de la Jamaïque rendu célèbre en 1956 par Harry Belafonte, et qu’Alexander reprend au mélodica  avec le public.

Égal à lui-même Alexander varie les ambiances, mais place toujours le swing au centre de sa musique. D’airs aux touches bluesy (« I’ll Never Smile Again ») ou latino (« You can see ») à un blues pur souche (« June 6 »), d’une pulsation entre boogie et stride (« Aggression [The Serpent] ») à un chant romantique (« Oh Why [That’s Why] »), d’un thèmes-riffs dynamiques (« Restoration [Renewal] ») à une une ballade apaisée (« River of Peace [The River] »), les morceaux bouillonnent (« Smile ») et font irrémédiablement dodeliner de la tête (« V.E. Swing »). Il faut dire que la section rythmique y met du sien. Les motifs athlétiques émaillés de shuffle (« I’ll Never Smile Again »), les riffs profonds (« Restoration [Renewal] »), les lignes arpégées (« Aggression [The Serpent] ») et la walking vigoureuse (« June 6 ») de Sellick, alliés aux chabada robustes (« V.E. Swing »), ponctués de pêches (« Aggression [The Serpent] ») et rim shot (« You can see »), les frappes lourdes (« D-Day Voices ») et les roulements serrés de Brown assurent une pulsation de tous les instants. Les morceaux se conforment le plus souvent à la structure thème – solos – thème chère au bop. Ce qui permet d’apprécier les variations sinueuses et mélodieuses de Sellick (« Smile ») et les stop-chorus musclés de Brown (« Aggression [The Serpent] »). Alexander s’est forgé un style tout à fait personnel construit sur un phrasé syncopé (« I’ll Never Smile Again ») particulièrement dansant (« Smile »), un foisonnement rythmique percé de fulgurances mélodiques (« Restoration [Renewal] »), une alternance de lyrisme et d’accords plaqués (« Aggression [The Serpent] »), un discours luxuriant et truffé de citations (à l’instar de « Jésus que ma joie demeure » au milieu de « You can see »).

Influencé par le bop – à tendance hard – le trio d’Alexander fonde avant tout sa musique sur des interactions rythmiques et des mélodies séduisantes. Il faut que ça bouge ! Enjoué et énergique du début à la fin, D-Day confirme la règle.

Le disque

D-Day

Monty Alexander

Monty Alexander (mélodica, p), Luke Sellick (b) et Jason Brown (d).
PeeWee! - PW1013
Sortie le 29 mars 2024

Liste des morceaux

01. « Introduction » (00:16).
02. « I’ll Never Smile Again », Ruth Lowe (04:18).
03. « Aggression [The Serpent] » (06:03).
04. « Oh Why [That’s Why] » (06:39).
05. « Restoration [Renewal] » (06:35).
06. « June 6 » (06:15).
07. « River of Peace [The River] », Monty Alexander & Frank Severino (05:49).
08. « Smile », Charlie Chaplin (06:30).
09. « V.E. Swing » (04:24).
10. « You can see » (05:35).
11. « D-Day Voices » (04:28).
12. « Day-O », Traditional (02:52).

Tous les morceaux sont signés Monty Alexander sauf indication contraire.
 

16 septembre 2024

Bond – Fur

En 2017 Hélène Duret monte Synestet avec Sylvain Debaisieux au saxophone, Benjamin Sauzereau à la guitare, Fil Caporali à la contrebasse et Maxime Rouayroux à la batterie. Le quintet sort deux albums remarqués : Les usures (2019) et Rôles (2022). Comme le raconte la clarinettiste, Jazz à Porquerolles souhaite inviter Synestet pour l’édition 2019, mais, prévenue tardivement, elle ne peut proposer qu’un trio, avec Sauzereau et Rouayroux. Cette expérience avec une instrumentation en trio quasiment inédite - peut-être que Jimmy Giuffre aurait pu s’y lancer (mais c’est plutôt la batterie qu’il écartait…) - s’avère fructueuse : le Sysnestet Trio est né. Pour se distinguer du quintet, il est renommé Fur. Boîte noire, premier opus auto-produit du trio, est publié en 2021. Quant à Bond, dans les bacs le 26 avril 2024, il a été produit par Budapest Music Center Records en association avec Tricollectif.

Au programme de Bond, onze compositions signées pour moitié par Duret et Sauzereau, plus un titre de Rouayroux. Les morceaux, plutôt courts, sont construits comme des chansons finement ciselées (« Travers »), des ritournelles (« Barely Spreng ») ou des boucles minimalistes (« Minuscule »), un peu dans un esprit musique de chambre (« Entrer sortir »). Les mélodies plutôt douces (« La maison préfabriquée ») et les airs élégants (« Fils de trader »), parfois teintés de folk (« Rozenn »), sont habilement écrits (« En attendant ») et servent de socle à des développements passionnants souvent structurés en plusieurs tableaux (« Barely Spreng ») faits de motifs intercalés (« Tout tombe »), lignes superposées (« Fils de trader »), dialogues subtils (« En attendant ») et autres alternances de contre-chants et d’unissons (« Travers »). L’interaction est le maître mot de Fur dont la sonorité reste naturelle et proche de l’acoustique, même si des effets électro donnent un caractère psychédélique à « Minuscule » ou de musique concrète à « Trouble », et des vocalises aériennes plongent « Rozenn » dans une ambiance éthérée. Côté rythmique, si Rouayroux joue évidemment un rôle primordial, Duret et Sauzereaux contribuent largement au swing qui emballe tous les morceaux, d’abord avec un phrasé toujours entrainant, mais aussi avec des ostinatos (la guitare dans « Travers », la clarinette dans « Minuscule »), des phrases de basse profondes (« La maison préfabriquée »), des traits cristallins (« Faiblesse »)… Pendant ce temps, la batterie foisonne sans jamais s’imposer (« En attendant »), souligne les propos de la clarinette et de la guitare à l’aide de splash et cliquetis adroits (« La maison préfabriquée »), de frappes légères et dansantes (« Faiblesse ») ou de balais frémissants (« Fils de trader »), sans négliger des passages puissants (« Entrer sortir ») parsemés de roulements énergiques (« Tout tombe »).

Fur réussit le tour de force de proposer une musique très personnelle, mais immédiatement familière, à la fois intime et festive, raffinée et accessible. Bond est juste impressionnant !

Le disque

Bond

Fur

Hélène Duret (cl, bcl, voc), Benjamin Sauzereau (eg) et Maxime Rouayroux (perc, d).
Budapest Music Center Records – BMC CD 339
Sortie le 26 avril 2024

Liste des morceaux

01. « La maison préfabriquée », Sauzereau (05:07).
02. « En attendant », Duret (04:19).
03. « Rozenn », Duret (04:01).
04. « Minuscule », Duret (05:26).
05. « Entrer sortir », Duret (03:57).
06. « Faiblesse », Sauzereau (03:01).
07. « Trouble », Sauzereau (03:25).
08. « Tout tombe », Rouayroux (02:43).
09. « Fils de trader », Duret (04:44).
10. « Barely Spreng », Sauzereau (05:53).
11. « Travers », Sauzereau (02:28).

13 juillet 2024

Le marché de la musique enregistrée

Le SNEP met à disposition deux rapports instructifs sur le marché de la musique enregistrée : L’IFPI Global Music Report 2024 et La production musicale française en 2023 du SNEP. L’occasion passer en revue quelques statistiques…

Un marché mondial numérique et dynamique

Le marché mondial de la musique enregistré ne se porte pas trop mal : avec quelques 26 milliards d’euros, le chiffre d’affaires global a augmenté de +10.2% en 2023. Pendant que les revenus liés à l’écoute en ligne par abonnement, qui représentent près de la moitié du marché mondial, croissent de +11,2%, les ventes physiques, elles, sont en hausse de +13,4%, au détriment des revenus des droits voisins (principalement les redevances liées à la diffusion) et de la synchronisation (en gros les royalties sur les bandes sons).

Un marché français timide

Avec 4% du marché mondial de la musique enregistrée, la France se place au sixième rang, derrière les Etats-Unis, le Japon, le Royaume-Unis, l’Allemagne et la Chine. Le marché français de la musique enregistrée a cru de +5,1% en 2023, soit moitié moins que la moyenne mondiale. Il faut dire qu’avec son petit milliard d’euros de chiffre d’affaires, la musique enregistrée semble moins préoccuper les Français que le pain (15 milliards d’euros) ou le vin (25 milliards d’euros)…

Une musique enregistrée convalescente

En vingt ans le marché de la musique enregistrée en France a été quasiment divisé par deux ! En 2002 100 % des 1,5 milliards d’euros de ventes de musique enregistrée sont des supports physiques. Vingt ans après, ces mêmes supports ne représentent plus que 20 % des ventes, soit 195 millions d’euros. Or, sur la même période, l’essor des supports numériques, passés de 0 à 620 millions d’euros de ventes, est loin de compenser la baisse des ventes de supports physiques...

Les supports numériques (hors droits voisins et synchronisation) représentent désormais près des trois quart du marché français, mais, avec un quart du marché, les supports physiques n’ont pas encore dit leur dernier mot. L’écoute en ligne par abonnement représente près de 60% des supports numériques, alors que l’écoute en ligne financée par la publicité et les vidéos sont à moins de 10% chacune. Quant au téléchargement, qui représentait quelques 60 % de l’écoute numérique en 2010, il est tombé autour d’1% aujourd’hui.

Intéressant également de constater que les vinyles et les disques compacts pèsent chacun 12% du marché en valeur, alors qu’en unités, il y a deux fois plus de disques compacts vendus (10,5 millions d’unités) que de vinyles (5,5 millions d’unités). Quant aux canaux de distribution des supports physiques, sans surprise, le e-commerce continue sa croissance avec +48% depuis 2009 et représente désormais un tiers des revenus physiques.

Il n’est peut-être pas surprenant que les moins de trente cinq ans soient les principaux écouteurs en ligne (52%), mais contrairement aux idées reçues ils sont également les principaux consommateurs de vinyles (43% contre 20% pour les 35 – 44 ans et 37 % pour les 45 – 64 ans) et de disques compacts (54% contre 17% pour les 35 – 44 ans et 29% pour les 45 – 64 ans).

L’écoute en ligne, un vertige sonore

Même si, en France, l’écoute en ligne par abonnement représente près de 80% du chiffre d’affaires de l’écoute en ligne totale, loin devant l’écoute en ligne financée par la publicité (12%) et l’écoute en ligne vidéo (11%), elle reste en deçà des autres marchés. A titre comparatif, le nombre d’abonnés rapporté au nombre d’internautes est de 16% en France, contre 18% en Allemagne, 27% au Royaume Unis et 30% aux Etats-Unis.

Phénomène étonnant, l’écoute en ligne par abonnement semble favoriser l’allongement du cycle de vie des titres : sur 80% de la consommation d’écoute en ligne payante, 59% concerne les catalogues de titres ayant plus de trois ans et la tendance est à la hausse (+5 points entre 2022 et 2023). Par ailleurs, le goût des auditeurs français est éclectique : ils écoutent en moyenne dix genres musicaux différents. Autre particularité française, par rapport aux autres marchés, la musique locale représente environ la moitié des écoutes en ligne.

A noter que le catalogue mondial de musique numérique s’enrichit de plus de 150 000 nouveautés par jour ! En 2023, sur les 121 milliards d’écoutes en France, moins de 5% du catalogue mondial a été écouté au moins une fois dans l’année… soit quand même près de 10 millions de titres !

Ecouter et manger font bon ménage

Les Français écoutent environ dix-huit heures de musique par semaine, soit 2 heures 34 minutes par jour, et ils consacrent en moyenne 2 heures 22 minutes par jour à leurs repas (source : INSEE)...

Le temps d’écoute a progressé de plus d’une heure par semaine par rapport à 2022, l’équivalent d’un millier de titres supplémentaire écouté par an et par Français. Avec environ quatre heures par semaine de temps d’écoute, la radio et l’écoute en ligne sont au coude à coude, devant Youtube, avec trois heures, et TikTok (ou autres vidéos courtes), avec seulement 1 heure 40 minutes, mais qui connaît la plus forte progression.

Le jazz aux abonnés absents

Les quinze albums les plus vendus en 2023 et dix-sept des vingt albums les plus vendus sont produits en France. Inutile de souligner qu’aucun album de jazz (ni de de classique, d’ailleurs) ne figure dans la liste. Même constatation concernant les répertoires les plus écoutés : seize artistes sur vingt sont produits en France, mais pas un seul n’est un musicien de jazz. Encore pire, aucun album, ni titre de jazz n’apparait dans les Top 200 des albums et titres vendus en France en 2023, ni même dans les Top 100 vinyles ou Top 100 radio...

Top des albums de jazz vendus en 2023

Comme le jazz ne concourt décidément pas dans la même cour que la pop, variété, rock, urbain, musiques du monde, country, bande originale, electro / dance, ni même classique (Sensations de Gautier Capuçon est 147ème et Letter de Sofiane Pamart arrive 185ème), limitons-nous à son marché...

Dans le Top 10 du jazz il n’y a qu’une production française : Capacity To Love d’Ibrahim Maalouf. A titre de comparaison, dans le répertoire classique, six productions françaises figurent dans le Top 10... Nina Simone truste les deux premières places et la sixième avec deux best of (The Very Best Of et Best of Nina Simone) et SinnermanGabi Hartmann arrive en troisième position avec son disque éponyme, devant Maalouf. Les inusables Stan Getz et Joao Gilberto pointent à la cinquième place, suivis, dans l’ordre et à partir de la septième par Samara Joy (Linger Awhile), Black Pumas (disque éponyme), Gregory Porter (Still Rising) et Kyle Eastwood (Eastwood Symphonic).

A côté de Maalouf, les seuls autres artistes français présents dans le Top 50 sont le quartet Ballaké Sissoko, Vincent Segal, Emile Parisien et Vincent Peirani avec Les égarés, qui se hisse à la treizième place, puis André Manoukian (23ème avec Anouch), Sébastien Collinet (24ème avec Pianophonie) et Thomas Dutronc (32ème avec Frenchy).

Maalouf place huit albums dans le Top 50, un record ! Des disques de Nina Simone apparaissent à six reprises. Melody Gardot et Ray Charles sont crédités chacun trois fois. Quant à Louis Armstrong, Gregory Porter et Chet Baker ils placent chacun deux albums. A noter la très belle quarantième place de Blue Train de John Coltrane… 

 

La musique enregistrée continue sa mutation vers un tout numérique qui submerge le monde d’un raz-de-marée de sons. Absent de tous les classements de ventes, de l’écoute en ligne aux supports physiques, en passant par les radios et autres, le jazz est noyé... Il n’est définitivement pas une musique de marché !

 

07 juillet 2024

Casablanca – EYM Trio

Le pianiste Elie Dufour, le contrebassiste Yan Phayphet et le batteur Marc Michel montent EYM trio en 2011. Au milieu des quelques quatre cents concerts qu’ils ont donné, le trio réussit à enregistrer Genesi en 2013, Khamsin en 2016, Sâdhana en 2018 et Bangalore en 2023, avec Varijashree Venugopal au chant. Leur cinquième opus, Casablanca, sort le 17 mai 2024 chez Kollision Records.

Huit des dix titres sont signés Dufour et les deux autres Phayphet et Michel. La barre de HLM colorée qui illustre la pochette et la scène de rue qui orne les deux pages intérieures, mise habilement en relief par la reprise du dessin sur le CD, ont été réalisées par Simon Lamouret, notamment connu pour ses romans graphiques sur l’Inde (Bangalore, L’Alcazar) et une chronique familiale (L’homme miroir).

Du thème-riff « Picnic à Tchernobyl » à l’air nostalgique « Midnight Damper », en passant par le minimalisme de « Spleen » ou la ronde « Dystopia », les mélodies sont entrainantes (« Merapi »), subtilement parfumées d’épices méditerranéens (« Casablanca »), et se situent quelque part entre Avishai Cohen (le contrebassiste) et Tigran Hamasyan. D’ailleurs, à l’instar de ces deux artistes, EYM trio place le rythme au centre de ses développements musicaux (« Midnight Damper »). Il alterne pédale (« Merapi »), motifs répétitifs (« Casablanca »), ostinato (« No Madness »), riffs (« Casablanca »)… De son côté Dufour prend des solos denses (« Dystopia ») : pendant que l’une des mains trilogue avec Phayphet et Michel, l’autre part dans des variations sinueuses (« Song for Anilou »). Son piano préparé sonne comme un  métallophone (« Spleen »), voire une guitare étouffée (« Midnight Damper ») et son jeu est intense (« Merapi »). Phayphet se montre tour à tour profond (« Picnic at Chenobyl »), ténébreux (« No Madness »)  sourd (« Merapi »), mais également musical (« Bass Interlude ») et mélodieux (à l’archet dans « Do I Know You »). Michel foisonne (« No Madness »). Son accompagnement luxuriant (« Casablanca ») est parsemé de rim shot (« Spleen ») et autres splash (« Picnic in Tchernobyl »), mais aussi de roulements serrés secs et mats (« Merapi »), de frappes frémissantes sur les cymbales ou de grondements avec les tambours (« Do I Konw You »). La Méditerranée est omniprésente (« No Madness »), tout comme les Balkans et le Moyen-Orient (« Midnight Damper »), mais le blues s’invite également à la fête (« Spleen » et « Do I Know You »).

Casablanca reflète parfaitement l’esprit d’EYM trio : une musique lumineuse et dansante.

Le disque

Casablanca

EYM trio

Elie Dufour (p), Yan Phayphet (b) et Marc Michel (d).
Kollision Records
Sortie le 17 mai 2024

Liste des morceaux

01. « Picnic in Tchernobyl » (06:07).
02. « Bass Interlude », Phayphet (01:04).
03. « Casablanca » (07:14).
04. « Song for Anilou » (04:11).
05. « Merapi » (07:28).
06. « Spleen » (06:32).
07. « No Madness » (06:00).
08. « Midnight Damper » (03:50).
09. « Dystopia » (04:40).
10. « Do I Know You », Michel (06:26).

Toutes les compositions sont signées Dufour, sauf indication contraire.

30 juin 2024

Lapse – Oxyd

Formé en 2006 au sein du collectif Onze Heures Onze, Oxyd rassemble Olivier Laisney à la trompette, Julien Pontvianne au saxophone ténor, Alexandre Herer aux claviers, Olivier Degabriele à la basse et Thibault Perriard à la batterie. Dans les deux premiers disques du quintet – Onze Heures Onze (2009) et Oblivious (2011) – Matteo Bartone est à la basse, puis à partir de Plasticity, en 2013, Degabriele prend la relève. Depuis, Oxyd a enregistré Long Now en 2016 et The Lost Animals en 2019. Quant à Lapse, sixième album du quintet, il sort le 13 septembre 2024, toujours sur le label Onze Heures Onze.

Les neufs compositions sont signées Oxyd et leurs titres résonnent avec une certaine actualité : surpopulation, théorie de l’effondrement, temps incertain, espace, problème des trois corps, abandon, pic pétrolier, écliptique…

Thématique oblige, la plupart des morceaux se déroule dans des ambiances sombres (« Three Body Theory »), voir sépulcrales (« Overcrowding ») avec, parfois, des allures d’hymnes (« Blank »), d’airs jazz punk (« Modules oubliés ») ou de rock progressif (« Collapsology »). Degabriele et Perriard se montrent denses (« Blank ») et emphatiques (« Ecliptic »), et forment une paire rythmique puissante (« Three Body Theory ») dans une veine jazz-rock (« Peak Oil »). La basse est souvent sourde (« Collapsology ») et volontiers minimaliste (« Choir »), tandis que la batterie tonne furieusement (« Collapsology ») avec des frappes mates et sèches (« Overcrowding »). Les claviers d’Herer planent au-dessus de la mêlée (« Ecliptic »), plantent des décors touffus et mystérieux (« Peak Oil ») et tapissent l’arrière-plan d’effets dans un style musique contemporaine (« Choir »). Laisney et Pontvianne se complètent parfaitement (« Peak Oil »), tantôt à l’unisson (« Modules oubliés ») ou en contre-chants (« Blank »), tantôt par des superpositions de voix foisonnantes (« Collapsology ») ou des lignes aériennes empreintes de tristesse (« Three Body Theory »). Le quintet met en avant les mouvements d’ensemble (« Modules oubliés »), avec des développements très cinégéniques (« Three Body Theory ») et tendus (« Lapso »).

Lapse n’est certes pas joyeux et sans soucis, mais la musique d’Oxyd n’en reste pas moins intense et ensorcelante.

 
Le disque

Lapse

Oxyd
Julien Pontvianne (ts), Olivier Laisney (tp), Alexandre Herer (p, kbd), Oliver Degabriele (b) et Thibault Perriard (d).
Onze Heures Onze – ff
Sortie le 13 septembre 2024

Liste des morceaux

01. « Modules oubliés », Laisney (03:50).
02. « Overcrowding », Herer & Laisney (04:50).
03. « Collapsology », Herer (07:10).
04. « Lapso », Perriard (03:10).
05. « Blank », Herer (03:00).
06. « Three Body Theory », Pontvianne (04:50).
07. « Choir », Perriard (06:00).
08. « Peak Oil », Herer & Laisney (05:05).
09. « Ecliptic », Herer (03:55).

22 juin 2024

Gaga Gundul – Peemaï

Formé en 2007 à l’initiative d’Alfred Vilayleck, le Collectif Koa crée, produit et diffuse des projets autour du jazz et des musiques improvisées. Le collectif s’appuie sur une vingtaine d’artistes et compte six groupes, dont le quartet Peemaï, monté en 2016 par Vilayleck, avec Hugues Mayot au saxophone ténor, David Vilayleck à la guitare et Franck Vaillant à la batterie. Le quartet publie un premier disque éponyme en 2017, essentiellement inspiré du Laos. En 2019, avec Gilles Coronado à la guitare et Maxime Rouayroux à la batterie, Peemaï entame une collaboration avec Gayam 16. Ce collectif javanais de joueurs de gamelan a été créé en 1995 par Sapto Raharjo (décédé en 2009), notamment connu pour ses collaborations avec André Jaume (Borobudur Suite, Merapi) et Alex Grillo (Katak Katak Bertanggo).

Pour Gaga Gundul, sorti le 26 avril 2024, Peemaï croise ses notes avec Sudaryanto, Azis Rifkyanto, Bevy Hanteriska, Azied Dewa et Bagus Ryan, cinq virtuoses des métallophones (demung, peking ou saron), gongs (bonang), tambours (kendang) et autres flûtes (suling), qui constituent un gamelan. Sept compositions sont signées Peemaï et trois, Gayam 16. En dehors de « Khonsawan », district du nord-est de la Thaïlande, les titres des morceaux évoquent l’Indonésie – « Merapi’s Party » pour le volcan, tout comme « Deep In Kanteng », du nom de la caldeira du volcan Ijen, « Sarira » pour la ville et montagne du sud de Sulawesi – ou sont en bahasa : « Terbawa Arus » (emporté par le courant), « Kemrungsung » (anxieux), « Rampak » (vol),  « Sluku Love » (surnom Love), « Gaga Gundul » (le Géant Chauve) et « Gundul In Wonderland »...

Gaga Gundul est un véritable patchwork d’ambiances : de l’extrême-orient (« Merapi’s Party ») au smooth jazz (« Terbawa Arus ») en passant par le rock (« Kemrungsung »), le groove (« Khonsawan »), une cour de récréation (« Gaga Gundul »), un chant bouffon (« Rampak »), une fête joyeuse (« Deep In Kanteng ») ou un climat solennel (« Gundul In Wonderland »). Les mélodies sont le plus souvent harmonieuses (« Rampak »), voire éthérées (« Merapi’s Party »), sous forme de thème-riff (« Khonsawan »), d’air majestueux (« Gundul In Wonderland »), de comptine (« Sluku Love ») ou de ballade sirupeuse (« Terbawa Arus »). Ce qui n’empêche évidemment pas Gaga Gundul d’être entraînant du début à la fin. Tour à tour groovy (« Merapi’s Party »), touffue (« Khonsawan »), puissante (« Kemrungsung ») et dansante (« Deep In Kanteng »), la section rythmique foisonne (« Gundul in Wonderland ») et assure une pulsation imposante (« Deep In Kanteng »). Dans les développements, les boucles imbriquées (« Deep In Kanteng »), les ostinatos (« Merapi’s Party » ) et autres frappes tintinnabulantes (« Sarira ») du gamelan répondent aux phrases véloces du saxophone ténor (« Khonsawan ») et aux motifs noisy de la guitare (« Kemrungsung »). Mayot et Coronado virevoltent entre les lignes hypnotiques de Gayam 16, tandis que Vilayleck et Rouayroux enchaînent des traits rythmiques luxuriants (« Sarira »).

Le Géant Chauve de Peemaï et Gayam 16 est un guide parfait pour partir en voyage dans les poly-rythmes et mélodies asiatiques, sur fond de blues et de ses avatars.

Le disque

Gaga Gundul

Peemaï

Hugues Mayot (ts, kbd, voc), Gilles Coronado (g, voc), Alfred Vilayleck (b, voc) et Maxime Rouayroux (d, voc), avec Sudaryanto (fl, percu), Azis Rifkyanto (percu), Bevy Hanteriska (percu), Azied Dewa (percu) et Bagus Ryan (percu).
Collectif Koa – CK07
Sortie le 26 avril 2024

Liste des morceaux

01. « Merapi’s Party » (05:16).
02. « Khonsawan » (06:40).
03. « Sarira », Sudaryanto (05:14).
04. « Terbawa Arus », Azis Rifkyanto (04:23).
05. « Kemrungsung », Bevy Hanteriska  (05:41).
06. « Gaga Gundul » (07:36).
07. « Sluku Love » (03.22).
08. « Rampak » (05:28).
09. « Deep In Kanteng » (05:38).
10. « Gundul In Wonderland » (03:35).

Tous les morceaux sont signés Peemaï, sauf indication contraire.


08 juin 2024

AfuriKo à la bibliohèque Andrée Chedid

En 1968, les architectes Jean-Claude Jallat et Michel Proux se voient confier la réalisation d’un immeuble de cent quatre-vingt logements, « Le Village », sur la dalle du Front de Seine. Adossé au nord à la centrale de chauffage urbain, l’immeuble est aveugle sur cinq niveaux et l’aménageur propose à la Direction des Affaires Culturelles de la Ville de Paris d’y installer une bibliothèque. Le 3 mai 1974 la bibliothèque Beaugrenelle ouvre ses portes. Forte de ses deux mille cent mètres carrés, de sa salle de projection et de ses cabines d’écoute musicale, c’est l’une des premières médiathèques en France. Pôle musical depuis la fin des années quatre-vingt dix, elle est rebaptisée bibliothèque Andrée Chedid en 2012. 


Pourquoi cette longue introduction ? Parce que d’avril à juin 2024 la bibliothèque commémore son cinquantenaire et qu’elle célèbre son anniversaire le samedi 25 mai avec, entre autres festivités, un concert d’AfuriKo.

Voilà près de quinze ans que la percussionniste Akiko Horii et le claviériste Jim Funnell ont formé AfuriKo, dont le nom est tiré d’un jeu de mots japonais : « Afurika », Afrique, et « Ko », enfant. Le duo compte trois disques à son actif : On The Far Side (2014), Style (2016) et Tao (2019).

Au programme du concert : quatre compositions originales (« Kotejuga », « Afro-Samba Funk », « No One Knows Where Willy Goes » et « Sukunya ‘s Soukous »), « Kassai », chanson de Taiji Nakamura et Ou Yoshida, immortalisée en 1972 par Naomi Chiaki, et qui figure sur Tao, « Flor de Lis » du musicien brésilien Djavan, « Pismo ti e doshlo », un chant bulgare, et « Red Dragonfly », un arrangement de deux morceaux traditionnels du Japon et de Guinée, au répertoire de Style.

Afuriko - Jim Funnell & Akiko Horii (c) PLM

Inspiré du rythme Malinke éponyme, « Kotejuga » bondit du début à la fin ! Après un démarrage abrupt et dansant basé sur des percussions tintinnabulantes, la main droite swingue sur le piano, tandis que la main gauche joue une ligne de basse sourde sur un clavier midi et que la rythmique foisonne. « Afro-Samba Funk » est un thème-riff entraînant aux accents funky porté par des poly-rythmes fougueux et puissants. Pendant que Funnell déroule des motifs mélodico-rythmiques enjoués, Horii maintient le morceau sous pression avec ses frappes sur le cajón et le djembé, des pêches sur les congas, cymbales, carillon ou autre cowbells et le tintement des grelots-charleston. Afuriko interprète la ballade mélancolique « Kassai » dans un style comptine, mais les percussions restent exubérantes et le solo du piano rappelle ça-et-là Lennie Tristano. Changement de décor avec « Flor de Lis » : une mélodie chantante sur une rythmique chaloupée, agrémentée de variations typiques latin-jazz et de dialogues animés entre Horri et Funnell. Dédié à leur chat, souvent en vadrouille, « No One Knows Where Willy Goes » est quasiment figuratif et évoque les balades du chat, avec un thème circulaire qui s’appuie sur un ostinato et une cadence régulière, mais parsemée de splash et autres coups impromptus. Les riffs du piano et les envolées poly-rythmiques des percussions créent une ambiance intense. A « Pismo ti e doshlo », air folklorique touchant, succède un hymne quasiment romantique, « Red Dragonfly » ou « Aka Tombo » en japonais, hommage à la libellule rouge ! Une mélodie solennelle aux accents extrême-orientaux, soutenue par des percussions toujours dynamiques, laisse place à des lignes aux couleurs bluesy et funky encadrées par une rythmique énergique. « Sukunya’s Soukous » s’inspire à la fois du mythe de la sorcière Sukunya de Trinidad et Tobago et de la danse congolaise. Pendant que les mains d’Horii virevoltent sur les peaux et les cymbales dans un feu d’artifice de rythmes, Funnell développe des phrases joyeuses et légères, aux parfums des Caraïbes...

Pittoresque, gaie et dansante, la musique d’Afuriko a enflammé le public venu en nombre fêter l’anniversaire de la bibliothèque Andrée Chedid.

28 mai 2024

Lennie’s

Absorbé par ses recherches sur les liens entre composition et improvisation, Jean-Christophe Kotsiras s’est plongé dans la musique de Lennie Tristano. Pour ce faire, le pianiste a monté un quintet avec le saxophoniste alto Ludovic Ernault (à la tête d’un quartet avec Enzo Carniel, Florent Nisse et Simon Bernier), le saxophoniste ténor Pierre Bernier (Wanderlust Orchestra, Quartet Christian Brenner, Antoine Karacostas Quartet…), le contrebassiste Blaise Chevallier (Aérophone, Yoann Loustalot Quartet, Quartet Christian Brenner…) et le batteur Ariel Tessier (House of Echo, Charley Rose Trio, Emmanuel Borghi Trio…).

Premier opus du quintet, Lennie’s sort chez Soprane Records le 24 mai 2024, avec, au programme, quatre compositions signées Kotsiras, trois morceaux de Lee Konitz – « Lennie’s » (2000), « It’s You » (1977) et « Palo Alto » (1950) – « Marionette » (1949) de Billy Bauer et « Wow » (1949) de Tristano.

La musique du quintet est – évidemment – placée sous le signe de Tristano. Les thèmes sont le plus souvent exposés à l’unisson, avec des riffs (« Lennie’s ») et des phrases élégantes dans une veine Third Stream (« Emelia »), mais aussi sous forme de duo tendu entre les deux saxophones (« Palo Alto »), parfois pimentés de dissonances (« Shining »). Dans la plupart des cas la construction des développements suit les codes « tristaniens », avec des structures sophistiquées (« Emelia »), à base de contrepoints et de croisements de voix subtils (« Palo Alto »), de questions-réponses superposées (« Shining ») et de dialogues échevelés (« Wow ») qui côtoient les lignes fluides et aériennes des saxophones (« Lennie’s »), volontiers marquées par la West Coast (« Anamnèse »), les envolées plutôt puissantes du piano (« Nihil ») dans le registre médium grave, caractéristiques du jeu du pianiste chicagoan (« It’s You »), et les chorus mélodieux de contrebasse (« Emelia »). Comme chez Tristano, la section rythmique joue fréquemment une walking et un chabada hérités du be-bop (« It’s You »), à tendance ultra-rapide (« Marionette ») !

Lennie’s s’inscrit avec beaucoup de pertinence dans la lignée de « l’école Tristano ». Comme le disait Konitz, emporté par le coronavirus en 2020 : « tant qu’il y aura des gens qui essaient de jouer de la musique avec sincérité, il y aura du jazz ». Kotsiras et son quintet en sont la preuve.

Le disque

Lennie’s

Ludovic Ernault (as), Pierre Bernier (ts), Jean-Christophe Kotsiras (p), Blaise Chevallier (b) et Ariel Tessier (d).
Soprane Records – SP106
Sortie le 24 mai 2024.

Liste des morceaux

01. « Lennie’s », Lee Konitz (5:28).
02. « It’s You », Lee Konitz (4:13).
03. « Marionette », Billy Bauer (3:28).
04. « Anamnèse » (5:36).
05. « Nihil » (4:05).
06. « Palo Alto », Lee Konitz (4:50).
07. « Emelia » (4:52).
08. « Wow », Lennie Tristano (3:09).
09. « Shining » (6:57).

Toutes les compositions sont signées Jean-Christophe Kotsiras, sauf indication contraire.