A deux pas de l’autoproclamée « plus belle avenue du
monde », un lieu résiste au m’as-tu-vu environnant. Véritable centre
culturel cinématographique, Le Balzac est un cinéma d’art et d’essai
indépendant créé en 1935. Outre une programmation de films contemporains triés
sur le volet, Jean-Jacques Schpoliansky
propose également des manifestations originales, comme la Pochette
Surprise du dimanche matin, L’Enfance de l’art pour le jeune public, les
cinés-concerts… mais aussi des ballets, opéras, concerts et opérettes.
Le 8 décembre, dans sa grande salle ronde au style plus ou
moins art déco, Le Balzac
projette Body
and Soul du réalisateur afro-américain Oscar
Micheaux, accompagné du Caratini Jazz Ensemble. Ce ciné-concert est
l’occasion de lancer le disque éponyme, enregistré en 2013 au Paris Floral de
Paris et sorti en octobre 2014. C’est Sébastian
Danchin – spécialiste du blues et directeur artistique du Paris Jazz
Festival, entre autres – qui a proposé à PatriceCaratini – cinéphile averti et chef d’orchestre émérite, entre autres – de
composer une bande musicale pour Body and
Soul.
Voilà près de dix-sept ans que Caratini a formé le Jazz
Ensemble, après avoir animé le Onztet pendant près de vingt ans. L’orchestre a
d’abord exploré la musique de Louis
Armstrong (Darling Nellie Gray en
2001), puis les chansons de Cole Porter
(Anything Goes, en 2002, avec Sara Lazarus), avant de parcourir son propre répertoire (From The Ground en 2005) et bifurquer
vers la chanson française (De l’amour et
du réel en 2008, avec Hildegarde
Wanzlawe) et les caraïbes (Latinidades
en 2009 et, avec le trio du pianiste Alain Jean-Marie, Chofé Biguine la en 2011). Avec ses dix-sept musiciens, la
plupart compagnons au long court, Caratini s’attaque au ciné-concert. Aux
dix-huit morceaux composés par Caratini, s’ajoute l’incontournable « Body
and Soul ». Ce thème, le plus joué de tous les standards de jazz, a été
mis en parole par Edward Heyman, Robert Sour et Frank Eyton pour la chanteuse et actrice anglaise Gertrude Lawrence et introduit la même
année aux Etats-Unis par la sulfureuse Libby
Holman dans sa revue Three’s A Crowd.
Pourtant, contrairement à la croyance, Body and Soul est un film avant d’être un standard.
En 1925, soit
cinq ans avant le thème de Johnny Green,
Micheaux sort un long métrage muet d’une heure quarante-deux minutes, avec les
premiers rôles (il joue deux personnages) d’une future icône du cinéma
américain, Paul Robeson. L’intrigue
est simple et efficace : un prisonnier alcoolique et violent se déguise en
prédicateur et trompe tout un village pour s’enrichir, boire, ruiner ses
ouailles, déchirer les familles et violer une fille. Le réalisme cru et la
brutalité de Body and Soul lui ont
valu de nombreuses censures et coupes. Une vue plongée sur les pieds de Jenkins
quand il entre et sort de la salle de bain lors du viol d’Isabelle, un
panoramique sur les gratte-ciels d’Atlanta, des séquences qui s’entrecoupent
comme des contrepoints… : le montage et les images de Micheaux sont
impressionnants ! Quant à Robeson, ce colosse élégant, il joue avec une
justesse rare et sa présence phénoménale – le sermon est une scène d’anthologie
– porte Body and Soul de la première
à la dernière image. Body and Soul
rappelle un peu La nuit du chasseur
de Charles Laughton (1955), avec Robert Mitchum, et tiré du roman de Davis Grubb (1953).
A partir de petits motifs courts, Caratini tisse des
ambiances qui se fondent dans le film : un décor jungle que Duke Ellington n’aurait pas renié, un
environnement swing qui aurait plu à Count
Basie, en passant par des esquisses de blues, boléros, chachachas, ballades,
funk, tangos… Les développements mélodiques élégants des solistes se détachent
sur des chœurs feutrés et des poly-rythmes complexes. A ces parties de
concertos pour trompette, saxophone, guitare… ou de duos concertants entre le
tuba et la clarinette, le piano et le cornet… succèdent des concertos grosso,
dans lesquels des croisements de voix, des effets expressifs, des dialogues exubérants…
tournent rapidement à la fanfare free ! Les morceaux rebondissent d’une
atmosphère à l’autre au grès des images. La musique est en telle symbiose avec Body And Soul que notes et plans
finissent par ne faire plus qu’un… D’où l’intérêt du disque ! Son écoute
confirme la richesse de l’écriture de Caratini et la vitalité de son Jazz
Ensemble, qui réunit des musiciens de tous horizons et mêle avec bonheur modernité
et tradition. Les vingt illustrations sonores s’étalent sur cinquante-trois
minutes, soit autour de deux minutes trente par morceaux. Autant de tableaux denses
et concis qui, s’ils peuvent laisser sur leur faim certains auditeurs qui
auraient aimé des développements plus fournis dans le disque, ont néanmoins le
mérite d’aller droit au but, sans baratin.
Un film remarquable et une bande-son formidable : Body and Soul se regarde et s’écoute
sans modération… Plongez-y corps et âmes !
Le disque
Body & Soul
Caratini Jazz
Ensemble
André Villéger et Matthieu Donarier (sax, cl), Rémi Sciuto (bs,
as), Clément Caratini (cl), Claude Egea et Pierre Drevet (tp), François
Bonhomme (cor), Denis Leloup (tb), François Thuillier et Bastien Stil (tu), David
Chevallier (g, bj), Alain Jean-Marie (p), Patrice Caratini (b), Thomas
Grimmonprez (d), Sebastian Quezada, Abraham Mansfarroll et Inor Sotolongo (perc).
Caramusic – PC130728
Sortie en octobre 2014
Liste des morceaux
01. « Isabelle »
(2:29).
02. « The
Deliverer » (2:07).
03. « Social
Club » (1:31).
04. « On
Sunday » (1:21).
05. « It’s
Late » (1:20).
06. « A
Joke » (1:49).
07. « Holy
Blues » (3:03).
08. « Confusion »
(2:21).
09. « Wilful
Girl » (2:02).
10. « The
Offering » (4:27).
11. « Few
Dollars » (3:08).
12. « My Money! » (1:44).
13. « Ballade » (2:10).
14. « If It Ain’t Reverend! »
(2:07).
15. « Body And Soul », Green
(2:03).
16. « Atlanta » (4:19).
17. « Storm » (1:41).
18. « Dry Bones In The Valley »
(6:32).
19. « After The Night »
(4:22).
20. « Body
And Soul » (2:36).
Tous les morceaux sont signés Caratini sauf indication
contraire.