14 décembre 2014

Jeff Herr Corporation en couleur…

Le 18 novembre, dans le cadre du festival Jazzycolors, Jeff Herr Corporation se produit aux Archives Nationales, 60, rue des Francs Bourgeois, dans le troisième arrondissement de Paris. C’est également l’occasion pour le trio de présenter son nouvel opus, Layer Cake, sorti en novembre chez l’insatiable label bruxellois Igloo Records.

Le concert se déroule aux Archives Nationales, dans l’hôtel de Clisson. Que le jazz investisse un monument aussi emblématique qu’historique mérite bien quelques mots sur ledit lieu ! Construit au XIVe par un connétable de Charles VI, Olivier de Clisson, l’hôtel particulier deviendra celui du duc de Guise en 1553, tristement célèbre pour avoir fomenté le massacre de la Saint Barthélémy. Au XVIIe, Mademoiselle de Guise met l’hôtel dans le sens de l’art : Corneille, Tristan L’Hermite, Louis Armstrong… heu ! Pardon… Marc-Antoine Charpentier sont des habitués. En 1700, les de Rohan rachètent l’hôtel, qui devient le célèbre hôtel de Soubise, contigu à l’hôtel de Rohan. Hercule Mériadec a beau s’y reprendre à douze fois, la Révolution s’empare du bâtiment et, en 1808, l’affecte aux Archives de l’Empire, tandis que l’hôtel de Rohan se voit confier l’Imprimerie nationale, jusqu’en 1927. Depuis, à part héberger une partie des archives nationales, l’hôtel est devenu l’un des plus beaux lieux pour le jazz que connaisse Paris.

Haut plafond, moulures tarabiscotées, portes impressionnantes, lustres monumentaux, miroirs intimidants, parquet distingué… la salle du concert en impose et son acoustique semble favoriser les basses Le seul bémol, c’est qu’en l’absence de scène, mieux vaut arriver tôt pour pouvoir écouter et voir en même temps. La salle est comble et, comme souvent, le public de Jazzycolors est plutôt jeune, cosmopolite et, s’il n’est pas forcément habitué au jazz, il découvre avec curiosité et bienveillance cette musique.


La musique de Jeff Herr Corporation constitue d’ailleurs une entrée en matière parfaite pour le non initié : le trio saxophone – contrebasse – batterie, si cher à Sonny Rollins, est une formule qui permet de naviguer en toute sécurité entre tradition et modernité. Créé il y a plus de dix ans par le batteur Jeff Herr, le trio est constitué du saxophoniste Maxime Bender et du contrebassiste Laurent Payfert.

Le répertoire du concert reprend cinq morceaux de Layer Cake : « Danse sucrée » signé Payfert, « And So It Is », « Layer Cake » et « Journey To The Bliss » d’Herr et « The Man Who Sold The World », un hit de David Bowie (dans l’album éponyme de 1970).

Le trio est soudé autour d’une rythmique dense : la batterie d’Herr est luxuriante, la contrebasse de Payfert imposante et le saxophone ténor de Bender captivant. Succession de phrases courtes, pimentées de dissonances (« Danse sucrée »), lignes sinueuses élégantes (« Journey To The Bliss »), jeu aérien (« And So It Is »)… Bender se montre aussi habile au saxophone ténor qu’au saxophone soprano (« The Man Who Sold The World »). Sa sonorité ample et velouté, sa mise en place précise et son phrasé moderne évoquent parfois Joshua Redman. Particulièrement profonde, la contrebasse de Payfert passe d’un rif entraînant (« And So It Is ») à des passages vifs en walking (« Danse sucrée »), sans oublier quelques motifs minimalistes qui grondent (« Danse sucrée ») ou une ligne dansante, inspirée par Nirvana (« The Man Who Sold The World »). Payfert prend également des solos particulièrement mélodieux, comme l’introduction a capella de « Journey To A Bliss », dans laquelle il parcourt le registre de la contrebasse de bas en haut et s’appuie sur un jeu en double corde, des glissandos, des vibratos… Herr possède un drumming touffu, énergique et varié : « Layer Cake » débute par un solo sur les peaux frappées directement par les mains et se termine par un chorus dans lequel les rim shots rivalisent avec les roulements ; le démarrage de « Danse sucrée » est particulièrement majestueux, avec les mailloches sur les toms, ponctuées de splash retentissants sur les cymbales ; les balais délicats accompagnent avec élégance la balade « Journey To The Bliss » ; « The Man Who Sold The World » est porté par des motifs heurtés plein de groove…

Sans doute plus habitué à la musique baroque, l’hôtel de Soubise ouvre ses salons au jazz dans une ambiance surchauffée par un concert dynamique !

La musique du concert est évidemment proche du disque, mais, dans les solos, les musiciens donnent du champ à leur inspiration et les développements ont davantage de rebondissements. D’ailleurs les morceaux sont nettement plus longs que dans l’album, à l’instar de « Danse sucrée », qui dure le double du temps. En revanche Layer Cake propose deux morceaux supplémentaires – « The Funky Monkey » et « A-Rabi Dub » composés par Herr –, un intermède également signé Herr et quatre courtes pièces écrites en commun par le trio.

Les points communs avec la musique de Redman transparaissent plus clairement sur le disque qu’en concert, pour les interactions sophistiquées, les dissonances mélodieuses, la complexité rythmique et la sonorité soignée du trio (« The Funky Monkey »). « And So It Is » montre que Rollins n’est pas loin non plus… Les intermèdes permettent à Bender, Payfert et Herr de jouer sur des effets sonores expressifs et explicites : souffle et bruissements pour le « Wind » ; fragilité, frottements léger et archet vibrant pour « Le regret » ; roulements clairs et rapides, grondements et foisonnement pour l’« Euphoria » ; mélopée à l’archet et mélodie triste pour la « Melancholia » ; cliquetis, jeux de bouche et bourdonnements pour la « Rain »… « A-Rabi Dub » laisse la part belle aux rythmes ensorcelants du Moyen-Orient pendant que le saxophone soprano joue un chant aérien aux accents orientaux. Comme en concert, la musique de Layer Cake est moderne, tendue et bigarrée.

Les musiciens

A onze ans, Herr commence ses études musicales au Conservatoire de Luxembourg. Il en sort avec des premiers prix en solfège et en percussions. En 2001, il étudie au Conservatoire de Maastricht et, en parallèle passe le professorat de musique. Dès 2001, Herr accompagne les groupes de Pascal Schumacher, Greg Lamy, Jef Neve... En 2003, il crée la Jeff Herr Corporation avec des musiciens rencontrés lors de ses études à Maastricht et sort Modern Times en 2004, suivi de Conspiracy, en 2007.

Bender sort de la Musikhochschule Köln, mais il poursuit son apprentissage au Conservatoire Royal de Bruxelles, puis au Conservatoire National de Région de Strasbourg, avant de finir au Conservatoire de Luxembourg. Saxophoniste, flûtiste, pianiste… Bender a aussi bien joué en compagnie de DeeDee Bridgewater que Donny McCaslin, David Binney, Nigel Kennedy

Payfert commence par la trompette au Conservatoire de musique de Metz. A l’adolescence il s’oriente vers la basse électrique, puis, quelques années plus tard, il opte pour la contrebasse. A la fin des années quatre-vingt il étudie à l’Ecole Municipale de Musique de Jarny. Diplôme d’Etudes Musicales du Conservatoire National de Région de Metz en poche, Payfert accompagne des musiciens aussi variés que Noël Akchoté, Steve Lacy, Michel Pilz, Jean-Marc Folz, Peter Kowald

Le disque

Layer Cake
Jeff Herr Corporation
Maxime Bender (ts, ss), Laurent Payfert (b) et Jeff Herr (d).
Igloo Records – IGL259
Sortie en octobre 2014

Liste des morceaux

01.  « The Funky Monkey » (5:30).
02.  « A-Rabi Dub » (5:46).
03.  « Wind », Bender, Payfert & Herr (1:36).
04.  « Danse sucrée », Payfert (7:01).
05.  « Le regret » (1:57).
06. « The Man Who Sold the World », Bowie (7:17).
07. « Euphoria », Bender, Payfert & Herr (1:05).
08. « And So It Is » (5:00).
09. « Melancholy », Bender, Payfert & Herr (0:51).
10. « Journey to the Bliss » (5:21).
11. « Rain », Bender, Payfert & Herr (2:04).
12. « Layer Cake » (7:01).

Toutes les compositions sont signées Herr, sauf indication contraire.