Le vendredi 13
octobre, dans le cadre du festival Jazz & Images et à l’occasion de la
sortie du livret-disque Modern Art (le
22 septembre chez Incises Records), le trio éponyme de Daniel Humair se produit
dans le Cinéma Le Balzac, après la projection d’En Résonance, un documentaire sur le batteur, signé Thierry Le
Nouvel.
Le Cinéma Le Balzac, à quelques pas des Champs-Elysées, est
bien connu des aficionados du jazz car Jean-Jacques
Schpoliansky, son directeur, programme courageusement des ciné-concerts de
haut vol, auxquels ont participé, entre autres, Bruno Régnier, Patrice
Caratini, l’ONJ de Daniel Yvinec,
Alexandra Grimal... Depuis 2016, il a
également monté le festival Jazz & Images, qui propose tout au long de l’année
la projection d’archives filmées et un concert.
En 2017, son directeur artistique, le saxophoniste Vincent Lê Quang a concocté une programmation relevée : Jazz au studio
3 : Blues Again autour d’une émission de Jean-Christophe Averty et Yes Is A Pleasant Country, le trio de Jeanne Added, Lê Quang et Bruno Ruder, Thelonious Monk Live et le duo Sophia
Domancich – Simon Goubert, Made in France de Frank Cassenti et le quartet de François Jeanneau, Le vieux
et le président et News Orleans Revival avec des étudiants du CNSMDP, Dizzy Gillespie au studio 104 et le Trio
1 avec Airelle Besson… et la soirée
du 13 octobre !
En Résonance
Le Nouvel est réalisateur et auteur d’ouvrages sur
le cinéma et ses techniques. Son introduction d’En Résonance est brève car ce sont les images qui en parlent le
mieux…
Le Nouvel met en scène Humair à Paris et dans son
« école » des Combrailles creusoises. Pas de grands discours,
mais de l’action : le batteur joue et peint, bien sûr, mais assiste aussi à un
cours de boxe donné par son ami Freddy
Skouma (ex champion d’Europe de boxe super-welters dans les années
quatre-vingt, et présent dans la salle), contemple avec Skouma des œuvres d’Albrecht Dürer et des élèves de Léonard de Vinci aux archives du
Louvre, cuisine avec son épouse Lucile… Dans le livret de Modern Art, le journaliste et critique d’art pour Télérama, Olivier Cena, écrit qu’il « se
pose ici une question insoluble : Daniel Humair est-il un peintre qui joue
ou un musicien qui peint ? ». C’est peut-être pour cette raison que
Le Nouvel se garde de demander à Humair de philosopher sur un parallèle entre
musique et peinture, mais plutôt de décrire par le geste l’acte de création
musical et pictural.
Côté musique, Humair joue en solo, filmé de dos face à des
images qui défilent, en quartet à la Dynamo, avec Emile Parisien, Vincent
Peirani et Ivan Gélugne, et au Duc des Lombards avec le trio de Nicolas Folmer (Emil Spanyi au piano et Laurent
Vernerey à la contrebasse).
Le Nouvel ne cherche pas des prises de vue virtuoses, mais
ses images sobres s’attachent avant tout à montrer Humair tel qu’il est. Le
montage est dynamique, ponctué par la superposition du batteur en train de
jouer de dos devant le défilement des lignes blanches d’une route en plein
écran.
En Résonance est
un documentaire bien rythmé et passionnant sur l’un des artistes clés de notre
époque.
Modern Art
En 1958, Art Farmer
sort Modern Art avec Benny Golson, Bill Evans, Addison Farmer
et Dave Bailey, mais le titre du
disque se réfère avant tout à la musique du trompettiste et de son futur Jazztet.
Deux ans plus tôt, Art Pepper a
aussi enregistré son Modern Art pour
Aladdin Records, avec Russ Freeman
ou Carl Perkins, Ben Tucker et Chuck Flores. Sur la pochette du disque Pepper contemple son
saxophone sur fond de tableau abstrait… Et dans le livret, Pete Welding écrit que pour Pepper : « le jazz n’est pas une
musique, mais une approche de la musique – un processus, si vous voulez – à
travers laquelle l’artiste recherche constamment à se définir, approfondir,
développer et faire grandir ce qu’il connait déjà, pour atteindre quelque chose
qui est toujours juste un petit peu au-delà de sa portée ». Citation qui pourrait
également être tirée d’En Résonance…
Dans Modern Art, Lê
Quang, Humair et Stéphane Kerecki proposent « une invitation à la découverte » :
autour d’œuvres de treize peintres du XXe, les trois musiciens ont composé ou
repris des morceaux qu’ils associaient à ces peintures. Comme l’écrit Humair
dans le livret qui accompagne le disque, « J’espère qu’à l’écoute de ce
disque, au visionnage et à la lecture de ce livret, des profanes découvriront
la peinture et auront envie d’aller plus loin, de se balader trans-arts ».
Le disque est présenté dans un coffret (qui ne tiendra pas
sur l’étagère Billy d’Ikea…), agrémenté d’un livret qui contient une
introduction sur la peinture de Cena, des propos d’Humair recueillis par Franck Médioni pour présenter la
démarche de Modern Art et la
reproduction des treize tableaux, fil conducteur du disque. Modern Art a été enregistré au Studio
Sextant à La Fonderie de Malakoff par l’orfèvre en sons, Philippe Teissier du Cros. Le répertoire est varié : Humair a
composé « Jim Dine » (reprise de Full
Contact avec Tony Malaby et Joachim Kühn) et « Vlada V. »
(illustration sonore de Corps de Vladimir Veličković – 2011) ;
Kerecki propose « Alan Davie », « Bleu Klein », « Cy
Twombly » et « Paul Rebeyrolle » ; « Larry Rivers »,
« Jean-Pierre Pincemin », « Bernard Rancillac » et « Sam
Szafran » sont co-signés ; « Jackson Pollock » est un thème
de Jane Ira Bloom pour Meets Jackson Pollock – Chasing Paint
(2003 – Arabesque Jazz) ; « Pierre Alechinsky » figure dans Paloma Recio de Malaby (2009 – New World
Records) ; « Bram Van Velde » est un morceau de François Jeanneau pour le disque Humair Jeanneau Texier (1979 – Owl Records).
Lors du concert le trio joue sept morceaux du disque plus « Mutinerie »
de Michel Portal (Dockings – 1998) pour
évoquer les peintures de François Arnal
et « Gravenstein » d’Humair (La
sorcellerie à travers les âges – 1977 avec Jean-Luc Ponty, Phil Woods,
Eddy Louiss et Portal) pour l’œuvre de
Pierre Molinier. Anecdote amusante
racontée par Humair à propos de ce morceau : il aurait dû s’appeler Molinier,
mais le producteur trouvait le nom de la pomme plus commercial…
Les thèmes sont construits sur des successions de motifs
courts exposés à l’unisson (« Jim Dine », « Bram Van Velde »,
« Jackson Pollock »), des zigzags (« Mutinerie », « Alan
Davie »), des formules aux allures de musique contemporaine (« Cy
Twombly », « Pierre Alechinsky »), un air de blues (« Bleu
Klein ») ou de ballade free (« Pierre Molinier »). La batterie
foisonne avec un punch qui ne se dément pas (« Alan Davie ») et saute
d’un contrepoint dense (« Pierre Alechinsky ») à des grondements de
tambours aux accents africains (« Jackson Pollock »), en passant par
des cliquetis et roulements énergiques (« Jim Dine ») et un chorus
endiablé (« Bram Van Velde »). Particulièrement mélodieuse, à l’instar
du solo dans « Bram Van Velde », la contrebasse joue tantôt des
lignes fluides (« Jim Dine »), tantôt des phrases galopantes (« Mutinerie »),
mais toujours avec puissance (« Alan Davie ») et beaucoup d’à-propos
(la pédale blues intense dans « Bleu Klein »). Le saxophone, ténor ou
soprano, s’amuse sur toute l’étendue de sa tessiture (« Jim Dine »)
et son discours reste lisible même dans les envolées les plus débridées (« Alan
Davie »). Aux techniques étendues expressives (growl dans « Bleu
Klein ») succèdent des passages rollinsiens
(le deuxième tableau dans « Bleu Klein ») ou coltraniens (« Cy Twombly »). Les idées fusent et le trio
réagit au quart de tour avec maestria, grâce à une concentration palpable, mais
aussi des oreilles et des yeux constamment aux aguets.
Texture et traits fusionnent dans une musique certes savante,
mais que la mise en place tendue, la sonorité organique du trio et la cohérence
des développements rendent accessible. Le concert est jubilatoire et le
disque l’est tout autant : Modern Art
c’est du free jazz acoustique de proximité. A écouter d’urgence… sans oublier
la « balade trans-arts » !...
Le disque
Vincent Lê Quang (ts, ss), Stéphane Kerecki (b) et Daniel
Humair (d)
Incises Records – INC001
Sortie le 22 septembre 2017
Liste des morceaux
01. « Alan
Davie », Kerecki (4:00).
02. « Jackson
Pollock », Bloom (3:25).
03. « Bleu
Klein (Pour Yves Klein) », Kerecki (4:45).
04. « Larry
Rivers », Humair et Lê Quang (1:31).
05. « Pierre
Alechinsky », Malaby (5:04).
06. « Cy
Twombly », Kerecki (3:41).
07. « Bram
Van Velde », Jeanneau (3:47).
08. « Jean-Pierre
Pincemin », Humair et Kerecki (1:07).
09. « Paul
Rebeyrolle », Kerecki (3:38).
10. « Jim
Dine », Humair (3:45).
11. « Vlada
V. », Humair (3:40).
12. « Bernard
Rancillac », Lê Quang et Humair (1:35).
13. « Sam
Szafran », Humair, Lê Quang et Kerecki (3:20).