Vincent Bessières a
concocté une saison jazz aux petits oignons pour l’Espace Sorano de Vincennes :
Chris Potter Trio, Chris Speed – Andrew D'Angelo – Kurt Rosenwinkel – Jim
Black, Eduouard Ferlet, Ping Machine, Pierre Durand, Jeb Patton et Dmitry
Baevsky, Avishai Cohen Quartet (le trompettiste)…
Mais, pour bien commencer la saison, le 7 octobre, jour de
la Nuit Blanche, la programmation débute par un véritable marathon musical :
quatre formations se succèdent pour
rendre hommage au centenaire de la naissance de Thelonious Monk. C’est le quintet de Laurent Courthaliac qui ouvre les débats, suivi du duo Jérôme Sabbagh – Danny Grissett, puis du trio d’Enzo Carniel, avant de terminer par Laurent de Wilde, en solo.
Dans son introduction, Bessières compare Monk et Pablo Picasso : comme le peintre, Monk
« envisage la musique sous différents angles d’un seul regard », sans
avoir peur de « fracturer le piano et la composition » et de développer
« une approche résolument originale et percutante du jazz, tout en ayant,
comme Picasso, une très grande érudition musicale, notamment de toutes les
musiques qui l’ont précédées, comme la tradition du stride, par exemple ».
Laurent Courthaliac Quintet
Primé du Conservatoire de Lyon et élève d’Alain Jean-Marie puis de Barry Harris, Courthaliac a également fait
partie du collectif Mû, avant de s’installer à Paris et devenir l’un des
animateurs phares du Petit Opportun au sein du collectif Les Nuits Blanches. En
2005, il publie Scarlet Street, son
premier disque en leader. A partir de 2008, Courthaliac tourne pendant
plusieurs années avec Elisabeth
Kontomanou. En 2013, c’est à New-York qu’il enregistre Pannonica, en trio avec Ron
Carter ou Clovis Nicolas et Rodney Green. En septembre 2016
Courthaliac sort un disque en hommage à Woody
Allen : All My Life, A Musical
Tribute to Woody Allen.
Pour la soirée Monk, Courthaliac a monté un quintet avec Fabien Mary à la trompette, Luigi Grasso au saxophone alto, Géraud Portal à la contrebasse et Romain Sarron à la batterie. Le quartet
choisit d’interpréter quatre grands classiques de Monk – « Hackensack », « Four
in One », « Round Midnight » et « Epistrophy » –, « Eronel »,
morceau moins connu et co-signé avec Idrees
Sulieman et Sadik Hakim, et « All
The Clouds’ll Roll Away » de George
Gerschwin, compositeur favori de Courthaliac.
Fidèle à son approche (Pannonica),
Courthaliac construit les morceaux en suivant une structure be-bop type : exposé
du thème à l’unisson par les soufflants, chorus des solistes, reprise du thème
en conclusion. Les longues phrases vives des solos de Courthaliac rebondissent sur
les harmonies dans une tradition bop bien maitrisée. Les accords en contrechant
du pianiste relève le jeu des soufflants et il ajoute parfois une courte
introduction (« Hackensack »), voire une coda qui peut prendre une
tournure romantique (« All The Clouds’ll Roll Away »). Le saxophone
et la trompette se complètent parfaitement et dialoguent avec élégance (« Round
Midnight »). Grasso – également élève d’Harris, qui a vécu chez Pannonica de Koenigswarter, à Weehawken,
dans la fameuse « Cathouse », où Monk a passé les dernières années de
sa vie – s’inscrit lui aussi dans la
lignée des boppers : un son tendu à la Charlie Parker et jeu d’une grande mobilité avec une alternance de mesures
lentes et d’envolées virtuoses. Sonorité velouté, phrases fluides et développements
limpides, Mary nage comme un poisson dans l’eau. Portal et Sarron assurent un
soutien rythmique bop pur jus : walking imperturbable de la contrebasse et
chabada foisonnant de la batterie.
Le Monk Marathon de l’Espace Sorano commence sur les
chapeaux de roue avec un quintet qui joue la musique de « Sphere » en
respectant les canons du be-bop, dont Monk est l’un des pères fondateurs…
Jérôme Sabbagh – Danny Grissett
Outre son quartet avec Ben
Monder, Joe Martin et Ted Poor (North, Pogo et The Turn méritent le détour), Sabbagh
anime également le trio Lean (Simon
Jermyn et Allison Miller), un
quartet avec Greg Tuohey et un trio
avec Monder et Daniel Humair (I Will Follow You). Récemment, Sabbagh
s’est également associé au pianiste Grissett (Tom Harrell, Jeremy Pelt,
Seamus Blake… et publié chez Criss
Cross) pour jouer en duo un répertoire éclectique, dont des morceaux de Monk.
Fait du hasard, les morceaux choisis par Sabbagh et Grissett
sont tous différents de ceux joués par Courthaliac et sont tous signés
Monk : « Light Blue », « Gallop’s Gallop », « Ask Me Now », « San
Francisco Holiday », « Reflections », « Pannonica », « Ugly
Beauty » et « We See ».
Le gros son chaleureux de Sabbagh et le discours clair de
Grissett rappellent les duos de Stan
Getz et Kenny Barron. Ils naviguent
dans les eaux d’un néo-bop moderne, avec un balancement rythmique entraînant et
des développements volontiers lyriques. Les volutes de Sabbagh se marient aux
phrases de Grissett dans des contrechants subtils, des unissons raffinés, des
questions-réponses expressives…
Un saxophone ténor sinueux et un piano tout en souplesse se
livrent à des échanges intimistes sur les thèmes de Monk : une réussite.
Enzo Carniel Trio
Après ses études de médecine (Faculté de Marseille) et de
musique (CNR de Marseille et CNSMDP), Carniel se fait connaître avec son
quartet House of Echo – Marc-Antoine
Perrio, Simon Tailleu et Ariel Tessier – mais aussi pour ses
prestations en solo (Erosions –
2014). Pour interpréter Monk, Carniel se produit en trio, avec Matyas Szandai à la contrebasse et Guilhem Flouzat à la batterie.
Après « Just a Gigolo »
(Leonello Casucci – 1929), le trio
assure la transition avec Sabbagh et Grissett en reprenant « We See ».
Suivent quatre autres compositions de Monk : « I Mean You », « Bye-Ya »,
« Thelonious » (basé sur le Si bémol, la note préférée de Monk, comme
le rappelle Carniel) et « Reflections ».
Le trio mise sur l’interplay, cher à Bill Evans : Carniel laisse beaucoup d’espace à Szandai et
Flouzat. Le pianiste passe du stride à la musique contemporaine, avec des
incursions dans le bop. Il peut compter sur une contrebasse grave et puissante
et une batterie musicale et touffue, qui alternent des motifs modernes et des walking
– chabada classiques au grès des morceaux.
Enzo Carniel Trio propose une lecture énergique et tendue de
la musique de Monk. Ce qui lui va comme un gant !
Laurent de Wilde Solo
Inutile de présenter l’auteur du volume 3009 de la
collection Folio, dédié à Monk et paru en 1996… Laurent de Wilde a écrit un livre incontournable sur le pianiste et,
après avoir abordé presque tous les genres, de l’acoustique à l’électro, du bop
au reggae, de la musique au cinéma, en passant par le conte, la télévision, la
littérature… il enregistre pour la première fois le répertoire de Monk et
sort New Monk Trio en octobre 2017 chez
Gazebo, avec Jérôme Regard à la
contrebasse et Donald Kontomanou à
la batterie. Mais c’est en solo que de Wilde a décidé de rendre hommage à Monk
lors de ce marathon.
De Wilde reprend des morceaux de New Monk Trio. Sur un riff bluesy, après une exposition épurée de « Misterioso »,
il développe tranquillement le thème. L’arrangement de la ballade « Monk’s
Mood » est élégant, pimenté d’accents folks. « Tune For T »,
composé par le pianiste, repose sur un accompagnement stride vivifiant et une
mélodie sautillante ponctuée de citations. « Pannonica », que Sabbagh
et Grissett ont déjà interprété, commence dans les cordes puis s’envole
sereinement. Dans « Four In One », repris également par Courthaliac,
de Wilde glisse quelques notes bleues dans sa version dynamique et nerveuse du
morceau. Il conclut son set par et les mêmes thèmes que Carniel : les si
bémols de « Thelonious » sont enveloppés dans un accompagnement dense
marqué par l’esprit du stride ; quant à « Reflections », de
Wilde le déroule lentement, avec beaucoup de sentiment.
De Wilde donne une vision personnelle de l’univers de Monk :
à la fois joueuse et introspective, son approche est particulièrement convaincante.