31 octobre 2017

Thelonious 100 – Monk Marathon

Vincent Bessières a concocté une saison jazz aux petits oignons pour l’Espace Sorano de Vincennes : Chris Potter Trio, Chris Speed – Andrew D'Angelo – Kurt Rosenwinkel – Jim Black, Eduouard Ferlet, Ping Machine, Pierre Durand, Jeb Patton et Dmitry Baevsky, Avishai Cohen Quartet (le trompettiste)…

Mais, pour bien commencer la saison, le 7 octobre, jour de la Nuit Blanche, la programmation débute par un véritable marathon musical : quatre formations se succèdent  pour rendre hommage au centenaire de la naissance de Thelonious Monk. C’est le quintet de Laurent Courthaliac qui ouvre les débats, suivi du duo Jérôme SabbaghDanny Grissett, puis du trio d’Enzo Carniel, avant de terminer par Laurent de Wilde, en solo.

Dans son introduction, Bessières compare Monk et Pablo Picasso : comme le peintre, Monk « envisage la musique sous différents angles d’un seul regard », sans avoir peur de « fracturer le piano et la composition » et de développer « une approche résolument originale et percutante du jazz, tout en ayant, comme Picasso, une très grande érudition musicale, notamment de toutes les musiques qui l’ont précédées, comme la tradition du stride, par exemple ».


Laurent Courthaliac Quintet

Primé du Conservatoire de Lyon et élève d’Alain Jean-Marie puis de Barry Harris, Courthaliac a également fait partie du collectif Mû, avant de s’installer à Paris et devenir l’un des animateurs phares du Petit Opportun au sein du collectif Les Nuits Blanches. En 2005, il publie Scarlet Street, son premier disque en leader. A partir de 2008, Courthaliac tourne pendant plusieurs années avec Elisabeth Kontomanou. En 2013, c’est à New-York qu’il enregistre Pannonica, en trio avec Ron Carter ou Clovis Nicolas et Rodney Green. En septembre 2016 Courthaliac sort un disque en hommage à Woody Allen : All My Life, A Musical Tribute to Woody Allen.


Pour la soirée Monk, Courthaliac a monté un quintet avec Fabien Mary à la trompette, Luigi Grasso au saxophone alto, Géraud Portal à la contrebasse et Romain Sarron à la batterie. Le quartet choisit d’interpréter quatre grands classiques de Monk – « Hackensack », « Four in One », « Round Midnight » et « Epistrophy » –, « Eronel », morceau moins connu et co-signé avec Idrees Sulieman et Sadik Hakim, et « All The Clouds’ll Roll Away » de George Gerschwin, compositeur favori de Courthaliac.

Fidèle à son approche (Pannonica), Courthaliac construit les morceaux en suivant une structure be-bop type : exposé du thème à l’unisson par les soufflants, chorus des solistes, reprise du thème en conclusion. Les longues phrases vives des solos de Courthaliac rebondissent sur les harmonies dans une tradition bop bien maitrisée. Les accords en contrechant du pianiste relève le jeu des soufflants et il ajoute parfois une courte introduction (« Hackensack »), voire une coda qui peut prendre une tournure romantique (« All The Clouds’ll Roll Away »). Le saxophone et la trompette se complètent parfaitement et dialoguent avec élégance (« Round Midnight »). Grasso – également élève d’Harris, qui a vécu chez Pannonica de Koenigswarter, à Weehawken, dans la fameuse « Cathouse », où Monk a passé les dernières années de sa vie  – s’inscrit lui aussi dans la lignée des boppers : un son tendu à la Charlie Parker et jeu d’une grande mobilité avec une alternance de mesures lentes et d’envolées virtuoses. Sonorité velouté, phrases fluides et développements limpides, Mary nage comme un poisson dans l’eau. Portal et Sarron assurent un soutien rythmique bop pur jus : walking imperturbable de la contrebasse et chabada foisonnant de la batterie.

Le Monk Marathon de l’Espace Sorano commence sur les chapeaux de roue avec un quintet qui joue la musique de « Sphere » en respectant les canons du be-bop, dont Monk est l’un des pères fondateurs…


Jérôme Sabbagh – Danny Grissett

Outre son quartet avec Ben Monder, Joe Martin et Ted Poor (North, Pogo et The Turn méritent le détour), Sabbagh anime également le trio Lean (Simon Jermyn et Allison Miller), un quartet avec Greg Tuohey et un trio avec Monder et Daniel Humair (I Will Follow You). Récemment, Sabbagh s’est également associé au pianiste Grissett (Tom Harrell, Jeremy Pelt, Seamus Blake… et publié chez Criss Cross) pour jouer en duo un répertoire éclectique, dont des morceaux de Monk.

Fait du hasard, les morceaux choisis par Sabbagh et Grissett sont tous différents de ceux joués par Courthaliac et sont tous signés Monk : « Light Blue », « Gallop’s Gallop », « Ask Me Now », « San Francisco Holiday », « Reflections », « Pannonica », « Ugly Beauty » et « We See ».


Le gros son chaleureux de Sabbagh et le discours clair de Grissett rappellent les duos de Stan Getz et Kenny Barron. Ils naviguent dans les eaux d’un néo-bop moderne, avec un balancement rythmique entraînant et des développements volontiers lyriques. Les volutes de Sabbagh se marient aux phrases de Grissett dans des contrechants subtils, des unissons raffinés, des questions-réponses expressives…

Un saxophone ténor sinueux et un piano tout en souplesse se livrent à des échanges intimistes sur les thèmes de Monk : une réussite.


Enzo Carniel Trio

Après ses études de médecine (Faculté de Marseille) et de musique (CNR de Marseille et CNSMDP), Carniel se fait connaître avec son quartet House of Echo – Marc-Antoine Perrio, Simon Tailleu et Ariel Tessier – mais aussi pour ses prestations en solo (Erosions – 2014). Pour interpréter Monk, Carniel se produit en trio, avec Matyas Szandai à la contrebasse et Guilhem Flouzat à la batterie.

Après « Just a Gigolo » (Leonello Casucci – 1929), le trio assure la transition avec Sabbagh et Grissett en reprenant « We See ». Suivent quatre autres compositions de Monk : « I Mean You », « Bye-Ya », « Thelonious » (basé sur le Si bémol, la note préférée de Monk, comme le rappelle Carniel) et « Reflections ».


Le trio mise sur l’interplay, cher à Bill Evans : Carniel laisse beaucoup d’espace à Szandai et Flouzat. Le pianiste passe du stride à la musique contemporaine, avec des incursions dans le bop. Il peut compter sur une contrebasse grave et puissante et une batterie musicale et touffue, qui alternent des motifs modernes et des walking – chabada classiques au grès des morceaux.

Enzo Carniel Trio propose une lecture énergique et tendue de la musique de Monk. Ce qui lui va comme un gant !


Laurent de Wilde Solo

Inutile de présenter l’auteur du volume 3009 de la collection Folio, dédié à Monk et paru en 1996… Laurent de Wilde a écrit un livre incontournable sur le pianiste et, après avoir abordé presque tous les genres, de l’acoustique à l’électro, du bop au reggae, de la musique au cinéma, en passant par le conte, la télévision, la littérature… il enregistre pour la première fois le répertoire de Monk et sort New Monk Trio en octobre 2017 chez Gazebo, avec Jérôme Regard à la contrebasse et Donald Kontomanou à la batterie. Mais c’est en solo que de Wilde a décidé de rendre hommage à Monk lors de ce marathon.


De Wilde reprend des morceaux de New Monk Trio. Sur un riff bluesy, après une exposition épurée de « Misterioso », il développe tranquillement le thème. L’arrangement de la ballade « Monk’s Mood » est élégant, pimenté d’accents folks. « Tune For T », composé par le pianiste, repose sur un accompagnement stride vivifiant et une mélodie sautillante ponctuée de citations. « Pannonica », que Sabbagh et Grissett ont déjà interprété, commence dans les cordes puis s’envole sereinement. Dans « Four In One », repris également par Courthaliac, de Wilde glisse quelques notes bleues dans sa version dynamique et nerveuse du morceau. Il conclut son set par et les mêmes thèmes que Carniel : les si bémols de « Thelonious » sont enveloppés dans un accompagnement dense marqué par l’esprit du stride ; quant à « Reflections », de Wilde le déroule lentement, avec beaucoup de sentiment.

De Wilde donne une vision personnelle de l’univers de Monk : à la fois joueuse et introspective, son approche est particulièrement convaincante.