Beneath the Underdog
sort aux Etats-Unis en 1971. Charles Mingus
a écrit son autobiographie avec Nel King.
Traduit en français par Jacques B. Hess,
Moins qu’un chien est publié en 1982
chez Parenthèses, dans la collection Epistrophy. Une sixième édition voit le
jour en septembre 2018, toujours chez Parenthèses, mais dans la collection
Eupalinos.
Créée à la fin des années soixante-dix, les éditions
Parenthèses commencent d’abord par éditer des livres d’architecture, puis,
rapidement, le catalogue s’ouvre à l’urbanisme, la musique, l’art, la
photographie, l’histoire, la société… Une ligne éditoriale autour de la
découverte, ou « l’édition sans oublier de lever les yeux ».
Moins qu’un chien
est une autobiographie particulière : Mingus ne déroule pas sa vie chronologiquement comme l’ont fait Duke Ellington (Music Is My Mistress), Count
Basie (Good Morning Blues), Art Pepper (Straight Life), Martial
Solal (Ma vie sur un tabouret), Stéphane Grappelli (Mon violon pour tout bagage)… mais
s’attache à décrire, dans des chapitres plutôt courts, certaines périodes
marquantes de son existence, la plupart du temps liées à ses conquêtes
féminines. Par ailleurs, Mingus se raconte à la troisième personne et parle de
son « copain », dans un style d’écriture familier, souvent cru, parfois
vulgaire.
Le livre tourne autour de trois thèmes : des anecdotes
sur sa vie, la plus petite partie de l’autobiographie, le sexe, sujet central
de Moins qu’un chien, et la musique,
qui n’apparaît que ça-et-là.
Le livre commence sur un accident que Mingus a eu a deux ans
– il s’est fracassé le crâne contre une commode – et qui a déjà failli lui
coûter la vie... Sa mère meurt quand il est encore bébé et il est élevé par un
père sévère, une belle-mère, avec qui il ne s’entend pas particulièrement bien,
et deux sœurs qu’il semble apprécier, Vivian, la pianiste, et Grace, la
violoniste. Il passe sa jeunesse à Watts, quartier pauvre du sud de Los
Angeles, connu pour les émeutes raciales de 1965 et 1992. Le racisme est d’ailleurs
au cœur de son éducation : son père, clair de peau, prétend que la famille
descend d’Abraham Lincoln et d’un
chef indien, et ne veut pas que ses enfants fréquentent les noirs… Ce qui est
évidemment impossible à Watts ! Rejeté par les blancs et les noirs –
« […} il était couleur de chiasse, café au lait, inauthentique. Un
minable. » (page 52) – le jeune Mingus se rapproche des minorités
hispaniques et asiatiques. Il conclura d’ailleurs que s’il pouvait refaire ma
vie : « je ferais partie des hommes sans race de ce monde »
(page 258). Mingus ne décrit que quelques événements marquants de sa jeunesse,
comme le tremblement de terre de Long Beach, en 1933, la mort de Monsieur
Johnson, pompiste écrasé par une voiture, les démonstrations de de judo de ses amis
japonais… Après le lycée, il fait des petits métiers et, à dix-sept ans, il est
cireur de chaussures. Petit à petit Mingus s’éloigne de ses parents : il a
de plus en plus de mal avec sa belle-mère, qu’il appelle « la
sorcière » et il a beaucoup souffert du manque d’amour de son père qui,
entre temps, a abandonné le foyer pour s’installer avec une autre femme. Mingus
ne s’attarde pas non plus sur sa vie d’adulte, en dehors des virées nocturnes avec le Syndicat des musiciens de
Watts, de son internement à l’hôpital psychiatrique Bellevue et de la sérénité
retrouvée dans un club de Manhattan – « un havre musical ». Mingus ne
se dévoile donc jamais complètement et décrit sa vie quotidienne en passant.
En revanche, des culottes des fillettes dans la cours de
récréation aux partouzes avec « Donnalee », Moins qu’un chien relate en détail la vie sexuelle de Mingus. Tout
commence avec les amourettes de gosse, puis la rencontre de Lee-Marie,
violoncelliste au Los Angeles Junior Philarmonic Orchestra, premier amour de
jeunesse, et l’une des femmes clés de la vie de Mingus : les parents de
Lee-Marie empêchent les deux enfants de se voir, mais des années plus tard, le
couple finit par s’enfuir au Mexique pour se marier. Rattrapé par la famille,
Mingus prend une balle et ils sont séparés de force. Ils finiront par se
retrouver et vivre ensemble. Mingus se rappelle également parfaitement des
cours d’éducation sexuelle de Pop Collette, père du clarinettiste Buddy
Collette, et décrit en long, en large et en travers ses expériences avec
Manuela, Rita, Cindy, Nesa, des prostituées mexicaines… Il raconte aussi avec
moult précisions son mariage avec Barbara, la fille du directeur du stade où il
fait de la musculation, son premier enfant, la séparation, les retrouvailles,
le deuxième enfant, puis la rupture… Avec Donna, rencontrée à San Francisco, le
couple, mixte, fait face au racisme et, plus ou moins encouragé par son cousin
Billy Bones, Mingus devient maquereau. Il récupère Lee-Marie, puis, avec Donna,
ils partent s’installer à New-York. Mingus finit par se lasser de cette vie à
trois et retourne à San Francisco pendant quelques temps. Mais c’est à Manhattan
qu’il rencontre Judy, sa dernière épouse avec qui il aura deux enfants.
Côté musique, à huit ans, Mingus commence le trombone. Sa
sœur, Vivian, lui enseigne quelques rudiments, mais devant ses faibles progrès,
son père le fait passer au violoncelle, que Mingus adore. Un professeur
ambulant, Monsieur Arson, lui apprend à en jouer, mais sans lui enseigner le
solfège. A onze ans, il joue d’oreille dans le Los Angeles Junior Philarmonic
Orchestra (où il tombe amoureux de Lee-Marie). Comme il n’est pas assez bon
lecteur, il est renvoyé de l’orchestre symphonique de la Jordan High
School : Mingus a quinze ans, il est dépité et abandonne le violoncelle. La
chance vient du clarinettiste William
Marcel « Buddy » Collette qui l’embauche, à condition qu’il passe
à la contrebasse : « tu es noir. Quel que soit ton talent, tu ne
perceras jamais dans le classique. Si tu veux jouer, joue d’un instrument de Noir. Tu ne feras jamais claquer un
violoncelle, Charlie, alors apprend la basse et joue
« slap » ! » (page 54). L’omniprésence du racisme dans sa
vie lui fera d’ailleurs conclure avec ressentiment que « le jazz est la
tradition du Noir américain, sa musique. Les Blancs n’ont pas le droit d’en
jouer, c’est la musique des hommes de couleur » (page 257). A dix-sept
ans, Mingus apprend en accompagnant les groupes qu’il entend à la radio et en
prenant les conseils de Joe Comfort.
Il entre dans l’orchestre du lycée, puis dans l’orchestre swing du syndicat. En
parallèle, il prend des cours de contrebasse avec Red Callander et des cours de composition avec Lloyd Reese. Lee Young,
le frère de Lester, lui fait rencontrer Art
Tatum, qui cherche un contrebassiste pour monter un duo – qui ne se
produira jamais – et il répète pendant plusieurs semaines avec le pianiste.
Mingus enregistre aussi quelques disques avec l’orchestre d’Harold Fenton. Grâce à Collette, Il a
l’occasion de jouer avec Charlie Parker,
Lucky Thompson, Miles Davis, Dodo Marmarosa,
Stan Levy et Collette. Sa carrière
professionnelle commence réellement quand son ami Britt Woodman le fait entrer dans l’orchestre de Lionel Hampton, pour lequel il arrange
de nombreux morceaux. « Mingus Fingers » est sa première composition
enregistrée par un orchestre célèbre et pour une maison de disque connue, Decca.
Entre une réception à New-York avec d’éminents jazzmen de l’époque – Thelonious Monk, Bird, Dizzy Gillespie, Coleman Hawkins, Alan Eager,
Tatum… –, Billie Holiday qui chante
« Eclipse », les discussions métaphysiques avec Parker et Lennie Tristano… Mingus s’attarde sur
son amitié avec Fats Navarro et
leurs échanges sur Dieu, le racisme, la religion et la mort : Navarro a la
tuberculose et sait qu’il va mourir, ce qui se produit en 1950, alors qu’il
n’avait que vingt-sept ans…
Dans les derniers chapitres de Moins qu’un chien, Mingus se livre davantage sur sa vie musicale.
Il se rappelle de ses tournées dans le sud des Etats-Unis (sans doute avec le
vibraphoniste Red Norvo et le
guitariste Tal Farlow), avec les
affres de la ségrégation, puis la séance télé à laquelle il ne peut pas
participer parce qu’il est noir et qui met fin à sa participation au trio.
Engagé par Duke Ellington, il se bat
avec Juan Tizol à la suite d’une remarque
raciste et se fait renvoyer de l’orchestre. Mingus évoque également sa
rencontre avec Nat Hentoff,
« un homme d’une grande sensibilité qui vous fait venir à son émission
radio pour une interview et qui se révèlera être un des très rares blancs avec
qui vous pourrez parler dans votre vie » (page 235). Ils correspondent, se
voient régulièrement et c’est à Hentoff que, après avoir écouté des quatuors de
Béla Bartók interprété par le Juilliard
String Quartet, Mingus écrit : « il faudra que j’abandonne le jazz – c’est
un mot qui recouvre trop de duperie » (page 247).
Mais c’est un entretien avec un journaliste londonien – Bob Priestley ? – qui donne véritablement
un éclairage sur sa vision de la musique. Tout commence par son admiration pour
Parker : « Jusqu’à nouvel ordre, j’estime que depuis la mort de Bird,
personne n’a rien donné d’important, à l’exception de ses
contemporains, qui sont passés inaperçus à l’époque – Monk, Max, Rollins, Bud
et d’autres, moi-même, peut-être. Bird jouait alors ce qu’on appelle de
l’avant-garde aujourd’hui. Il superposait des septièmes majeures aux septièmes
mineures, il improvisait en quarte par rapport à la tonalité, que sais-je
encore, et les gens disaient qu’il canardait » (page 256). Et bien qu’il soit l’un des précurseurs
du free jazz, Mingus se montre sceptique sur cette nouvelle direction du jazz :
« il n’y a rien de nouveau dans ces histoires de forme libre – suppression
de la barre de mesure et tout ça. Je l’ai fait, et Duke avant moi, et Jelly
Roll avant Duke » (page 256). L’artiste explique également quelques un de
ses concepts : la « perception rotatoire », pour une approche du
rythme comme « un cercle entourant chaque temps – chacun peut alors
jouer ses notes n’importe où à l‘intérieur de ce cercle et cela lui donne
l’impression de disposer d’un plus grand espace », alors que dans le swing
traditionnel, la note tombe au centre du temps ; les « extensions
formelles et les accords prolongés », inspirés des musiques arabes et
espagnoles, car « on peut faire encore beaucoup de choses avec les points
d’orgue, en gardant longtemps des pédales sous les accords qui changent, ce qui
permet de varier les tonalités et d’obtenir toute sortes d’effets » (page
257). En revanche, à part une évocation rapide d’Eric Dolphy, Mingus ne parle à aucun moment des musiciens qui l’ont
accompagné dans ses aventures musicales, tels que Jackie McLean, Booker Ervin,
Jimmy Knepper, Horace Parlan, Pepper Adams,
Jacki Byard, Mal Waldron ou l’incontournable Dannie Richmond… Il n’évoque pas non plus les frères Ertegun et Atlantic,
qui jouèrent pourtant un rôle clé dans sa carrière musicale.
Finalement, bien qu’il soit « l’un de ces parias
exploités qui créent la musique de jazz » (page 264), le résumé qu’il retrace
de sa carrière laisse poindre un léger espoir d’optimisme : « j’avais
au moins enregistré une quinzaine d’albums sous mon nom et une centaine
d’autres disques, je m’étais produit dans un grand nombre de clubs et de
concerts, d’innombrables référendums avaient amené mon nom parmi les toutes
premières places, j’avais écrit pas mal de bonne musique et j’avais travaillé
avec des hommes que j’aimais bien » (page 240).
Moins qu’un chien
est placé sous le signe du sexe, du racisme et de la musique : une
autobiographie tendue, faites de cris révoltés, violents et auto destructeurs,
alimentés par un désespoir cynique, que le bon génie musical n’a jamais réussi à
calmer !
Le livre
Moins qu’un chien
Charles Mingus
Collection Eupalinos – Editions Parenthèses
Sortie en septembre 2018