25 avril 2021

Petite biodiscographie de Chick Corea

Chick Corea naît le 12 juin 1941 à Chelsea, Massachusetts. Lorsqu’il a quatre ans, son père, trompettiste, contrebassiste et compositeur, le met au piano. Corea progresse vite et apprend également la batterie. En 1959, il passe brièvement par l’université Columbia et la Juilliard School, mais il préfère l’école des clubs. Au début des années soixante, il joue avec Cal Tjader, Herbie Mann, Willie Bobo, Mongo Santamaria, Sonny Stitt… En 1964, son premier enregistrement est un véritable baptême du feu : Corea joue dans le quintet du trompettiste Blue Mitchell, aux côtés de Junior Cook (saxophone ténor), Gene Taylor (contrebasse) et Al Foster (batterie). The Thing to Do sort sur le label Blue Note, il a évidemment été enregistré à Englewood Cliffs par Rudy Van Gelder et, cerise sur le gâteau, l’une de ses composition, « Chick’s Tune », est au répertoire...


Tones for Joan’s Bones et Now He Sings, Now He Sobs
En avant la musique !

En 1966, Corea enregistre son premier album en leader pour Vortex :
Tones for Joan’s Bones. Woody Shaw est à la trompette, Joe Farrell au saxophone ténor et à la flûte, Steve Swallow à la contrebasse et Joe Chambers à la batterie. Le quintet interprète trois morceaux du pianiste - « Litha », « Tones For Joan’s Bones » et « Straight Up And Down » – et un standard d’Ira Gershwin et Kurt Weill, « This Is New ».

Le portrait en bleu de Corea sur un fond bigarré, très hippie, est typique des pochettes psychédéliques en vogue à l’époque à l’image de Bitches Brew de Miles Davis, Disraeli Gears de Cream, Odessey and Oracle des Zombies, The Psychedelic Sounds of the 13th Floor Elevators, Are You Experienced? de Jimi Hendrix, Amigos de Carlos Santana, mais la liste est sans fin…

Tones for Joan’s Bones s’inscrit dans une veine hard-bop. « Litha » en donne une belle démonstration : unissons abrupts et énergiques, déboulés stratosphériques, walking et chabada véloces, accélérations brutales, développements qui respectent la structure thème – solos – thème… Dans « This Is New », Shaw et Farell rivalisent d’ingéniosité et de swing ! Corea profite de jouer en trio « Tones For Joan’s Bones » pour laisser son lyrisme et sa vitalité vagabonder. Le chorus de Swallow dans « Tones For Joan’s Bones » est inspiré et mélodieux. Retour à la vitalité hard-bop dans « Straight Up and Down », d’abord poussé par la walking grondante de Swallow et le chabada dynamique de Chambers. Le morceau prend ensuite une orientation plus expérimentale avec Corea qui adopte un accompagnement très contemporain – motifs dissonants, clusters, accords puissants, jeu dans les cordes... – pour souligner les chorus débridés de Shaw et Farell, tandis que Swallow et Chambers s’émancipent eux aussi, avec un solo inspiré du batteur.

Même si Tones for Joan’s Bones n’est pas révolutionnaire, sa musique n’a pas pris de rides et s’écoute toujours avec plaisir.

C’est avec Now He Sings, Now He Sobs, sorti en 1968 chez Blue Note, que Corea fait son
entrée dans la cour des grands.
Accompagné par Miroslav Vitouš et Roy Haynes, Corea publie cinq pièces de son cru : « Steps – What Was », « Matrix », « Now He Sings, Now He Sobs », « Now He Beats the Drum, Now He Stops » et « The Law of Falling and Catching Up ». La réédition en disque compact permet d’ajouter deux standards – « My One And Only Love » de Guy Wood et Robert Mellin, et « Pannonica » de Thelonious Monk plus six morceaux supplémentaires signés Corea : « Bossa », « Fragments », « Windows », « Samba Yantra », « I Don’t Know » et « Gemini ».

Now He Sings, Now He Sobs est également marqué par le be-bop : développements vifs (« Samba Yantra »), jeux harmonico-mélodiques (« Now He Sings – Now He Sobs »), structure thème – solos – thèmes (« Matrix »), walking et chabada au service du soliste (« Steps – What Was »), stop-chorus puissants (« Matrix »)… En plus des boppers, les ombres de Bill Evans (« My One And Only Love »), de Monk (« Fragments ») et du free (« Gemini ») plannent également au-dessus de Now He Sings, Now He Sobs. Quant à la patte de Corea, elle transparaît dans les éléments de musique contemporaine ou d’avant-garde qu’il glisse dans ses interventions (« Now He beats The Drum – Now He Stops », « Fragments », « The Law Of falling And Catching Up »), un traitement rythmique sophistiqué (« Now He Sings – Now He Sobs »), un lyrisme virtuose (« Windows ») ou raffiné (« Bossa »), quelques espagnolades (encore timides dans « Steps – What Was »), une relecture personnelle des thèmes (« My One and Only Love », « Pannonica »)… Corea est épaulé par une paire rythmique de luxe : Vitouš allie des lignes de basse d’une limpidité confondante (« Pannonica ») et des chorus chantants (« Now He Beats The Drum – Now He Stops »), tandis qu’Haynes possède un drumming charnel et musclé (« I Don’t Know ») et ses solos sont impressionnants de musicalité (« Steps – What Was »).

Dans la carrière de Corea, Now He Sings, Now He Sobs est le disque fondateur.


Return to Forever et My Spanish Heart
Fusion et pattes d’eph

En septembre 1968, changement de décor : recommandé par
Tony Williams, Corea rejoint Miles Davis, passe aux claviers électriques et fait partie des aventure Filles de Kilimanjaro, In a Silent Way et Bitches Brew ! Le virage fusion est bel et bien pris : Corea fonde Return to Forever en 1971. Le premier disque éponyme du quintet sort l’année suivante chez ECM avec Farell, Flora Purim au chant, Stanley Clarke à la basse et Airto Moreira aux percussions. Au programme, quatre compositions de Corea : « Return to Forever », « Crystal Silence », « What Game Shall We Play Today » et « Sometime Ago – La Fiesta ».

Comme il se doit en cette fin des années soixante, l’ambiance est à l’onirismes, les pattes d’eph, Peace & Love… Les tambourins côtoient le Fender Rhodes, cristallin et aqueux, les rythmes latins chaloupés rencontrent les élans virtuoses du piano, un flamenco énergique voisine une mélodie relax… Les percussions de Moreira plantent un décor sud-américain singulièrement entraînant. La basse de Clarke est efficace et sa contrebasse redoutable ! Le phrasé brésilien et la voix voluptueuse de Purim apportent une touche sensuelle. Tandis qu’à la flûte et au ténor Farell renforce le côté musique du monde, au soprano, particulièrement éloquent, il met beaucoup de relief dans ses développements. Quant à Corea, il navigue entre un jeu rythmique marqué par l’Amérique du Sud et l’Espagne, son sens mélodique et sa dextérité héritée du be-bop.

Marqué par son époque, Return to Forever garde le charme, la nonchalance et l’insouciance de ces années d’émancipation…

Dès ses débuts, à la fin des années cinquante, dans l’orchestre de Phil Barboza, les
musiques arabo-andalouses et latines ont toujours attiré Corea.
My Spanish Heart, qui sort en 1976 chez Polydor, reste dans une veine fusion, comme Return To Forever, mais est encore davantage influencé par les musiques du monde, et plus particulièrement sud-américaines. Outre Clarke, transfuge de Return To Forever, Corea réunit Gayle Moran (épouse de Corea depuis 1972) au chant, Jean-Luc Ponty au violon, Don Alias aux percussions, deux batteurs – Steve Gadd et Narada Michael Walden –, un quatuor à cordes et des cuivres. En dehors de « The Hilltop », signé Clarke, les neufs autres titres et les deux suites (« El Bozo » et « Spanish Fantasy ») sont de Corea.

Comme le titre de l’album l’indique, My Spanish Heart laisse une large place à la musique arabo-andalouse et latine. Corea se lance dans du crossover entre jazz, arrangements classiques, musiques sud-américaines et incursions électro. Les chœurs des cuivres sont tonitruants, comme dans un combo de salsa, le quatuor à cordes est souvent théâtral, malgré quelques échanges de haute voltige avec le piano, quant au sextet jazz, il swingue et maintient la carrure des morceaux avec brio. Tour à tour romantique, latino, bopper, espagnol, charmeur, vif comme Bartók… Corea s’active avec une énergie qui ne se dément pas. C’est aussi dans My Spanish Heart qu’il enregistre pour la première fois son morceau emblématique, « Armando’s Rhumba ». Dans la suite « El Bozo » – le simplet, mais aussi la moustache, en espagnol… –, qui compte trois mouvements, Corea joue avec des claviers en tous genres. Même si leurs sonorités sont datées, la musique est expressive et bouffonne. Pour la « Spanish Fantasy » en quatre actes, le quatuor et les cuivres sont de retour. Corea force les traits : trilles et triolets, arpèges et envolées flamboyantes, phrases grandiloquentes et embardées latines… avec un côté image d‘Epinal d’une fantaisie espagnole.

My Spanish Heart n’échappe pas à un côté kitch, mais reste foisonnant et souvent amusant.


Children’s Songs et Akoustic Band
Parenthèse acoustique

Au beau milieu de son épopée électrique, en 1984, Corea enregistre le concerto pour deux pianos et orchestre de Mozart avec
Friedrich Gulda. C’est également cette année-là que Corea enregistre ses dix-neuf Children’s Songs en solo, plus un « Addendum » en trio avec un violon et un violoncelle, pour ECM. Superbes miniatures qu’il jouera souvent en concert, comme, par exemple, en 1992, lors d’une soirée inoubliable dans la salle Rios Reyna du Théâtre Teresa Careno de Caracas, devant plus de deux mille spectateurs, hypnotisés du début à la fin.

Comme le souligne Corea, il a été inspiré par les Mikrokosmos de Bartók, mais il y a aussi un côté Erik Satie dans certains de ces mouvements, très courts (de trente-huit secondes à deux minutes trente-huit). Des airs ciselés et délicats comme des comptines, poétiques et souvent empreints de romantisme, alternent avec des thèmes mélodico-rythmiques. Les variations, pour la plupart vives et rythmées, rebondissent sur des ostinato, pédales, riff, motifs arpégés, contre-chants et autres balancements plein de swing. L’« Addendum » prend résolument le chemin de la musique de chambre du début vingtième.

Les Children’s Songs sont des petits bijoux d’études dont on ne se lasse pas.

Laissant de côté la fusion, Corea revient à la formule du trio, en compagnie de
John Patitucci
à la contrebasse et Dave Weckl à la batterie. Akoustic Band sort un album éponyme en 1989 chez GRP Records. Retour également à un répertoire de standards : « My One and Only One », « So in Love », « Sophisticated Lady », « Autumn Leaves » et « Someday My Prince Will Come ». A cela s’ajoutent des classiques de Corea : « Circles », réminiscence de son groupe d’avant-garde Circle (1970 – 1971), avec Anthony Braxton, Dave Holland et Barry Altschul, et « Spain », tube de Return To Forever (Light As A Feather – 1973). « Morning Sprite » et « T.B.C. (Terminal Baggage Claim) » viennent compléter le programme.

Le trio vrombit commme un gros moteur : des walking et chabada à la veux-tu en voilà (« My One and Only Love »), des shuffle et rim shot de derrière les fagots (« T.B.C. »), des thèmes – solos – thèmes aux petis oignons (« Autumn Leaves »), des stop-chorus luxuriants (« Bessie’s Blues »), des développements qui franchissent le mur du son (« So In Love »), quelques espagnolades (« Spain ») et touches latino (« Morning Sprite »), un balancement contagieux (« Someday My Prince Will Come »), des dialogues pimentés (« Circles »)… Akoustic Band s’inscrit dans une veine be-bop pur jus. Corea enlumine les thèmes (« Sophisticated Lady ») et tournicote autour (« Someday My Prince Will Come ») avant de les dérouler avec vélocité (« Autumn Leaves »), un swing impressionnant (« My One and Only Love ») et ce lyrisme démonstratif si typique de son jeu (« Sophisticated Lady »).

Corea revient pour un temps sur ses premières influences, Bud Powell, Horace Silver, Bill Evans, Teddy WilsonAkoustic Band ne change pas la face du monde, mais avec une paire rythmique de cet acabit et un pianiste de ce calibre, la musique n’en reste pas moins sacrément impressionnante !


Play
Place à la voix

En 1992, Corea et
Ron Moss créent le label Stretch Records à l’occasion de la sortie de Heart of The Bass de Patitucci, mais il faudra attendre 1997 et l’association avec Concord Records pour que le label du pianiste décolle réellement. 1992, c’est aussi l’année de Play, qui sort chez Blue Note. Corea aime jouer dans toutes les configurations et de nombreux duos émaillent sa carrière : Gary Burton, Herbie Hancock, Keith Jarrett, John McLaughlin, Bela Fleck, Hiromi Uehara, Stefano Bollani... Mais c’est avec la voix de Bobby McFerrin qu’il croise les notes dans les six morceaux de Play : « Spain », « Even For Me » (Don’t Worry, Be Happy), « Autumn Leaves », « Blues Connotation » (Circling In), « Round Midnight » et « Blue Bossa ».

Si McFerrin a été révélé au grand public grâce à son tube « Don’t Worry, Be Happy », sorti en 1988, les amateurs de jazz, eux, l’ont découvert en 1984 avec le premier disque vocal en solo absolu, The Voice. Sa tessiture, sa justesse, son agilité et sa mise-en-place parfaite servent à merveille la musique de Play. De questions-réponses virtuoses, parsemées de modulations (« Spain »), aux imitations caricaturales des crooners (« Autumn Leaves »), en passant par une ligne en walking (« Blues Bossa ») et des vocalises éthérées (« Round Midnight »), McFerrin se montre une fois de plus d’une musicalité époustoufflante. Le duo s’amuse de bout en bout avec des dialogues piquants (« Autumn Leaves »), des échanges rythmiques amusants (« Blue Bossa »), des unissons énergiques (« Blue Connotation ») et une connivence évidente (« Blue Bossa »).  Corea est un accompagnateur exceptionnel ! Ses contrepoints en harmonie avec la voix (« Spain »), son soutien rythmique puissant (« Even From Me »), ses phrases en parfaite osmose avec les vocalises (« Round Midnight »), ses lignes entraînantes (« Autumn Leaves »)… tout son jeu s’adapte à son partenaire, comme un caméléon ! Sans oublier ses chorus mélodieux (« Even From Me ») et sensibles (« Round Midnight ») ou post-bop (« Autumn Leaves ») et dansants (« Blue Bossa »).

Dans Play, Corea et McFerrin se sont bien trouvés et leur duo, dynamique et brillant, ne peut pas laisser indifférent.


The Song Is You
Return To The Future

Retour à l’avant-garde avec The Song Is You. Ce disque sort sur le label d’Alan Douglas en
1997. En fait, le disque a été enregistré seize ans plus tôt au Festival de Jazz de Woodstock, organisé par
Jack DeJohnette pour collecter des fonds afin de soutenir le Creative Music Studio, fondé en 1971 par Karl Berger et Ornette Coleman.

« Les plages sont à géométrie variable : Braxton, Corea, Vitous et DeJohnette commencent avec « Impression », Konitz les rejoint pour « No Greater Love », et Metheny remplace Konitz sur « All Blues ». Le trio Corea - Vitous - DeJohnette entame le deuxième disque avec « Waltz » et « Isfahan », puis le duo Corea et Konitz conclut avec « Stella By Starlight » et « Round Midnight ».

Que dire des interprétations ? Plongé dans ces morceaux, l’auditeur est maintenu en apnée du début à la fin ! DeJohnette et Vitous (quel archet !), particulièrement tenaces, ne lâchent pas leur(s) leader(s). Corea est éblouissant au four comme au moulin ! Metheny est aérien. Braxton et Konitz rivalisent d’intelligence, et les deux duos de Konitz et Corea laissent pantois.

The Song Is You, « la chanson, c’est vous ». Peut-être. Quoiqu’il en soit, la chanson est belle, très belle, trop belle même ! » (extrait d’une chronique de 2006).


The New Crystal Silence et The Continents, Concerto For Jazz Quintet & Chamber Orchestra
Crossover, quand tu nous tiens

En 2008, pour
The New Crystal Silence (Concord Jazz), Corea retrouve Burton, équipier au long cours avec qui il aura enregistré pas moins de six disques en duo : Crystal Silence (1972), Duet (1979), In Concert, Zürich, October 28, 1979 (1980), Native Sense (1997) et Hot House (2012). Dans le premier opus du double disque, les deux musiciens interprètent cinq compositions de Corea accompagnés par l’Orchestre Symphonique de Sydney et dans le deuxième, ils jouent ensemble cinq morceaux signés Corea, plus « Waltz for Debby », « Sweet And Lovely » et « I Love You Porgy ».

Le premier disque croise musique classique et jazz. Le mélange évoque souvent les musiques de films (« Love Castle »), avec des mouvements d’ensemble théâtraux (« La Fiesta »), parfois grandiloquents (« Duende »). Si dans la plupart des pièces l’orchestre sert de décor (« Brasilia ») sur lequel Corea et Burton dialoguent habilement (« Love Castle »), les quelques interactions avec le vibraphone et le piano donnent du relief aux morceaux (« Crystal Silence »).

Dans le deuxième disque les deux compères ont des discussions animées ! Tantôt dans une veine bop (« Bud Powell »), tantôt plutôt latino (« No Mystery »), voire Espagnol (« La Fiesta »). Du swing intense (« Señor Mouse »), une valse virtuose (« Waltz For Debby »), une entente de tous les instants (« Alegria »), des échanges foisonnants (« La Fiesta »), des jeux de cache-cache autour des thèmes (« I Love You Porgy »), la nostalgie du stride (« Sweet and Lovely »)… En bref, huit duos de haute volée.

Après l’écoute du deuxième disque de The New Crystal Silence, se pose la question de la pertinence de l’orchestre symphonique sur le premier disque...

Toujours attiré par la musique classique – Béla Bartók, Wolfgang Amadeus Mozart,
A
lexandre Scriabine… –, Corea enregistre en 2012 The Continents, Concerto For Jazz Quintet & Chamber Orchestra pour Deutsche Grammophon. Tout un symbole ! Le quintet est constitué de Steve Davis au trombone, Tim Garland aux saxophones, clarinettes et flûte, Hans Glawischnig à la contrebasse et Marcus Gilmore à la batterie. Le premier disque contient une suite sur le thème des six continents, inspirée par Mozart, et, dans le deuxième disque, le quintet joue « Lotus Blossom », « Blue Bossa », « Just Friends » et « What’s This? » (un thème de Corea), puis Corea joue onze « Solo Continuum ».

Comme The New Crystal Silence, The Continents est une œuvre typiquement crossover, avec des mouvements d’orchestre amples qui évoquent des arrangements cinématographiques (« Africa »), de courtes phrases des hautbois, basson, clarinette, flûte, violons… dans un style classique (« Antarctica »), des unissons majestueux (« Asia »), des glissandos des cordes (« Amérique »), des reprises en chœur (« Australia ») et autres tutti foisonnants (« Antarctica »). Les passages jazz et latin-jazz s’insèrent au milieu des envolées lyriques de l’orchestre de chambre avec, le plus souvent, le piano qui fait le lien entre les deux (« America »). Corea ne reprend pas les stéréotypes musicaux utilisés habituellement pour décrire les continents et ses descriptions sont tout à fait personnelles. Les chorus de Davis (« Europe ») et Garland (« Asia »), la paire Glawischnig – Gilmore (« Europe ») et les interventions de Corea (la cadence d’« Antarctica ») sont convaincantes, mais, comme assez souvent dans ces essais de mariage, la place de la musique de chambre semble un peu forcée.

Dans le deuxième disque, quand il joue en quintet, Corea navigue entre latin-jazz (« Blue Bossa »), bop (« Lotus Blossom », « Just Friends »), avec quelques légères incursions free (« What’s This »), en s’appuyant sur l’efficacité de Davis et Garland, et sur une rythmique aux petits oignons : walking soutenue de Glawisching et chabada souple de Gilmore. Vive, dynamique, tendue, la musique du quintet s’inscrit dans une veine néo-bop.

Les onze solos qui suivent sont concis, comme des petites études, avec des ambiances variées : lignes arpégées, motifs staccatos, walking, phrases discontinues, jeux rythmiques, boucles, mélodies hachées, passages plus lyriques... Comme si Corea laissait son esprit vagabonder en compagnie de Bartók, Igor Stravinsky, Arnold Schönberg

The Continents est un disque disparate, juste reflet de la carrière de Corea qui ne s’est jamais mis de barrières.


Trilogy 2 et Antidote
Le chant du cygne

En 201
0 Corea forme un trio acoustique All Stars avec Christian McBride et Brian Blade, et publie Trilogy en 2013. Cinq ans plus tard, les trois artistes proposent une sélection de titres enregistrés pendant leurs concerts entre 2010 et 2016. Trilogy 2 (Universal Music) est un double-album qui alterne sept standards – « How Deep Is The Ocean », « Crepuscule With Nellie », « Work », « But Beautiful », « All Blues », « Serenity », « Lotus Blossom » –, un tube de Stevie Wonder, « Pastime Paradise », une composition de Steve Swallow, « Eiderdown », et trois classiques de Corea : « 500 Miles High », « La Fiesta » et « Now He Sings, Now He Sobs ».

Mises en bouche typiquement « coreannes » avec des introductions du piano a cappella tout ce qu’il y a de lyrique (« How High The Moon », « But Beautiful », « Eiderdown »), teintées de musique classique (« 500 Miles High », « Serenity ») ou de musique arabo-andalouse (« La Fiesta »). Et quand McBride et Blade se mettent en marche, bonjour le swing (« Eiderdown ») ! La musique circule remarquablement entre les trois artistes (« Crepuscule With Nellie ») et leur entente est fusionnelle (« All Blues »). Le trio reste sur la structure thème – solos – thème (« Serenity »). Corea est d’une musicalité remarquable (« 500 Miles High », « Lotus Blossom »), d’une versatilité de jeu impressionnante (« La Fiesta », « Now He Sings, Now He Sobs ») et son sens rythmique constamment bluffant (« Pastime Paradise »). En compagnie de pointures telles que McBride, carré dans ses lignes (« Work ») et créatif dans ses chorus (« But Beautiful » ou à l’archet dans « Pastime Paradise »), et Blade, accompagnateur foisonnant (« La Fiesta ») et formidablement mélodieux en solo (l’introduction de « Now He Sings, Now He Sobs »), Corea n’a plus qu’à laisser voguer son imagination (« Pastime Paradise ») et rejoindre ses amis boppers (« Serenity »), porté par une walking et un chabada exemplaires (« Lotus Blossom »).

Intelligent, vif et tendu, Trilogy 2 est incontestablement un must dans la discographie de Corea.

Chassez le naturel, il revient au galop ! Corea monte The Spanish Heart Band et sort
Antidote – le titre est prémonitoire – chez Concord Jazz en 2019. Pour ce retour aux années latinos de ses débuts, mais aussi à « Spain », My Spanish Heart, Touchstone (avec Paco De Lucia), Tap Steps… Corea a convoqué un aréopage impressionnant de musiciens : Carlitos Del Puerto à la basse, Marcus Gilmore à la batterie deux musiciens qui accompagnèrent De Lucia, Jorge Pardo à la flûte et au saxophone, Niño Josele à la guitare et Nino de Los Reyes aux claquettes, Luisito Quintero aux percussions, Michael Rodriguez à la trompette, Gayle Moran, Maria Bianca et Ruben Blades aux voix, et Steve Davis au trombone.

Corea reprend des titres comme « My Spanish Heart » (1976), « Armando’s Rhumba » (My Spanish Heart - 1976), « The Yellow Nimbus » (Touchstone - 1982), « Duende » (Native Sense avec Burton – 1997). Il propsoe deux inédits : « Antidote », et « Admiration ». Au programme également « Pas de deux » d’Igor Stravinsky (The Fairy’s Kiss), « Zyryab » en hommage à De Lucia et « Desafinado » d’Antonio Carlos Jobim.

Le morceau-titre est une salsa à texte : choeurs des cuivres, clave, poly-rythmie et percussions chaloupées, chant engagé du salsero Blades, solo de guitare aux couleurs flamenco, solo de flûte latine, questions-réponses du clavier et des cuivres… Après une introduction de la flûte et du piano sur le fémissement des percussions, le trombone et le reste de l’orchestre les rejoignent et interprètent « Duende » avec beaucoup d’élégance et de nombreuses interactions, dans un esprit musique de chambre. Avec les claquettes, les palmas, les encouragements vocaux, la guitare flamenca, la rythmique arabo-andalouse, les espagnolades du piano et de la flûte… « The Yellow Nimbus » est un voyage en Espagne. Un choeur a capella de voix aériennes, légèrement incongru, introduit « My Spanish Heart ». Le piano prend la relève sur une rythmique sud-américaine, accompagné par les vocalises et le chant, style crooner, de Blades, les vents à l’unisson, les lignes arpégées de la guitare… le tout dans une ambiance festive et dansante. Corea reprend son tube, « Armando’s Rhumba », en dialoguant d’abord avec l’orchestre, avant de le dérouler dans le plus pur style latin-jazz : succession de chorus dansants du trombone, de la flûte, de la trompette, de la guitare et du piano, avec les choeurs de l’orchestre et les accords latinos de Corea en arrière-plan, sur une rythmique luxuriante. Pris sur un tempo vif et une rythmique dynamique, « Desafinado » balance bien et Corea renoue avec le Fender Rhodes. Retour à l’Espagne avec « Zyryab », une composition fringante de Paco de Lucia, marquée par la musique arabo-andalouse, dans laquelle, la flûte, le piano et la guitare échangent des banderilles flamencas ! Comme souvent, Corea joue un morceau dans lequel il laisse libre-court à son goût pour la musique classique et fait joliment valser « Pas de Deux » de Stravinsky. Véritable dédicace au latin-jazz, « Admiration » réunit tous les ingrédients caractéristiques du style et conclut Antidote sur une touche enjouée et entraînante.

Dernier opus de Corea, Antidote est un archétype particulièrement réussi d’album de latin-jazz.

Décédé le 9 février 2021, Corea est l’un des pianistes majeurs de la deuxième moitié du vingtième siècle par la personnalité protéiforme et singulière de son jeu. Son œuvre, exubérante et éclectique, va laisser une empreinte indélébile dans l’histoire du jazz.