Tout le monde, ou presque, connaît le François Corneloup-saxophoniste baryton et soprano qui écume les scènes européennes depuis les années quatre-vingt au sein, entre autres, de la compagnie Lubat, du Grand Lousadzak, du Soñjal Sextet, d’Ursus Minor... sans oublier le trio avec Hélène Labarrière et Simon Goubert, le duo avec Sylvain Kassap, le quintet Next ou le trio avec Jean-Jaacques Birgé et Philippe Deschepper. En revanche le Corneloup-photographe, lui, est moins connu. Et pourtant, son premier album photos, Seuils, sort le 4 avril 2022 chez Jazzdor Series.
Inutile de revenir sur l’indispensable Jazzdor qui, outres ses festivals éponymes de Strasbourg et Berlin, sa saison de concerts salutaires, son inénarrable Transizdor et ses incessantes activités culturelles, a eu l’idée lumineuse de créer le label Jazzdor Series. Non content de publier des disques formidables, Jazzdor Series se lance dans l’édition papier. Seuils est, espérons-le, le premier titre d’une longue série.
Avant de parler troisième art, parlons objet : Seuils est un livre de cent quatre-vingt douze pages, au format quasi-royal, de vingt-deux centimètres et demi de haut pour dix-sept centimètres de large (et deux centimètres d’épaisseur), d’une masse de sept-cent grammes, avec une couverture rouge rigide en tissu, une reliure cousue, un signet… Enfin, toutes les options quoi ! Et tout cela pour la modique somme de vingt centimes la page : une aubaine à ne pas laisser filer !
Seuils, c’est un épigraphe d’Hannah Arendt, une préface de Philippe Orchem, directeur de Jazzdor, une introduction de Corneloup, huit commentaires de Jean Rochard, fondateur de Nato, un entretien avec Guy Le Querrec et, surtout, cent quarante-huit photos en noir et blanc, légendées dans un index particulièrement précis. Côté mise en page, sobriété et élégance sont de mise, avec une image par page, disposée au mieux selon son gabarit, sur un fond blanc, et, intercalés entre des séries de clichés, les textes de Rochard, mis en évidence sur un arrière-plan crème.
« La vie en cours », « Le rideau désiré », « Casacade », « Songe de la face éclairée »... Rochard navigue entre poésie et philosophie pour réfléchir sur les vues de Corneloup, la photographie, les rapports humains, la musique... avec moult références musicales, bien sûr, mais aussi picturales, cinématographiques et littéraires, en accord avec son style : Georges Perec, Oscar Wilde, Arthur Rimbaud, René Char... Dans « Ecoute, écoute, écoute », Rochard souligne avec pertinence que « François Corneloup est un musicien d’écoute. Il sait nouer ce qu’il voit ». « Pour Trait » constate joliment que « de près dans la lumière comme de loin dans l’obscurité, le musicien photographe est un accordeur ». La recommandation prudente des « réminiscences musicales », « ne testons rien que nous ne saurions vivre », contraste avec l’extrait de « Room Full Of Mirrors » de Jimi Hendrix, cité dans « Miroirs » : « Then I take my spirit and I smash my mirrors / And now the whole world is here for me to see »...
L’introduction et l’entretien final permettent de comprendre comment Corneloup est arrivé à la photographie, « regarder pour moi est une joie », sa démarche, « je suis un musicien qui prend des photos », et l’influence décisive de Le Querrec, qui résume judicieusement leur point de vue : « je photographie à partir de la place que j’occupe, c’est tout ».
Les photos – toutes en noir et blanc – ont été prises entre 2007 et 2021, à Uzeste, Malakoff, Treignac, Amiens, Paris... au grès des concerts. François Raulin, Bruno Chevillon (autre photographe musicien), Michel Portal, Dominique Pifarély, Géraldine Laurent, Henri Texier, Elise Caron, Vincent Courtois, Louis Sclavis (lui aussi musicien photographe), Franck Tortiller, Manu Codjia, Claude Tchamitchian, Emmanuel Bex, Vincent Peirani, Emile Parisien, Marc Ducret… La liste des artistes mis dans la boîte est longue ! En général, Corneloup les a saisi en coulisse (133 - William Parker qui lit le journal des Allumés du Jazz), pendant des moments de pause (106 - Sylvaine Hélary, allongée sur un canapé). Normal, puisque d’ordinaire il est avec eux sur scène ! La plupart des musiciens ne jouent donc pas de leur instrument en public, mais sont plutôt en train de décompresser (116 - Daniel Erdmann). La lecture de Seuils est incontestablement apaisante. Même si certains posent (15 – Hasse Poulsen), les sujets sont le plus souvent pris dans l’instant (102 – Sophia Domancich) et dans leur jus (3 – Jean Aussanaire). Ce qui donne un recueil particulièrement réaliste et vivant. Il y a davantage de photos au format portrait que paysage, et la mise en page est dynamique, avec des photos de tailles différentes, centrées, en pleine page, alignées en haut ou en bas... Corneloup utilise quasiment tous les cadrages possibles : plan général (105 – Jacques DiDonato), d’ensemble (58 – Jean-Luc Cappozzo), en pied (108 – Juliette Caplat) voire, un peu plus rarement, américain (70 – Claudia Solal), mais aussi des rapprochés taille (97 – Christophe Marguet) et poitrine (33 – Peter Hennig), et quelques gros plans (28 – Bruno Ducret), mais aucun très gros plan, pas vraiment adapté à l’esprit de Seuils. Corneloup recourt habilement aux clairs-obscurs (29 – JT Bates), joue ingénieusement avec les motifs géométriques (30 – Boot Riley), glisse des citations (2 – Joachim Florent), fait des clins d’œil (143 – Jocelyn Mienniel) et capture au mieux le naturel (135 – Eric Echampard avec sa fille Mia). L’influence de « l’école Magnum » et, bien sûr, de Le Querrec est évidente (53 – Anthony Sérazin).
Si, comme l‘écrit Corneloup, « la photographie est une écriture de l’instantanée », elle a des points communs avec le jazz... Seuils capture des moments intimes de musiciens, et ces quelques clics entre deux sets révèlent que Corneloup a non seulement l’ouïe fine, mais aussi le regard subtil !
Le livre
Seuils
François Corneloup
Jazzdor Series
Sortie le 4 avril 2022