Jokers sort le 25 mars 2022, chez ACT. Dans ce disque, enregistré avec le guitariste Federico Casagrande et le batteur Ziv Ravitz, Vincent Peirani change la donne et sort une main inhabituelle, mais pleine d’atouts ! L’accordéoniste aux pieds nus nous en dit plus sur cette nouvelle partie de jeu...
Vincent Peirani : Tout est parti d’une invitation de Stefan Gerde de la NDR (Radio à Hambourg) qui m’a demandé de venir jouer dans cette salle pour deux concerts. Il m’a suggéré de venir avec quelque chose de nouveau, parce que c’était un peu le principe de cette émission : redécouvrir des artistes dans des orchestrations différentes.
Comment as-tu rencontré Federico Casagrande et Ziv Ravitz, et comment fonctionne ce trio sachant que si Casagrande vit à Paris, Ravitz, lui, est basé à New York ?
J’ai rencontré Federico il y a une dizaine d’année. Nous avons très vite eu un bon feeling et, depuis notre rencontre, je l’ai branché sur plusieurs projets. Des projets très différents les uns des autres. A chaque fois, il m’a étonné par sa justesse, son implication dans la musique, sa précision... Et puis le plus important : c’est un gars super !
Pour Ziv, nous nous sommes croisés plusieurs fois dans des festivals. Il se trouve que Ziv joue avec beaucoup de musiciens-amis. Nous avons donc eu l’occasion d’être présentés et le courant est passé tout de suite entre nous. Quelques années plus tard, j’ai organisé une session avec Michel Portal, Michel Benita, Ziv et moi. Nous avons passé un excellent moment ensemble. Le feeling était autant humain que musical ! C’est à ce moment que je me suis dit qu’il fallait nous puissions faire quelque chose ensemble un jour.
Il se trouve que Ziv habite maintenant en France… L’amour peut aider à prendre certaines décisions ! [Rires] Mais il reste, tout comme Federico et moi, quelqu’un de très occupé ! Nous fonctionnons donc sur des dates, des plannings à moyen long terme et tout se passe plutôt bien ! C’était la même chose quand il habitait NYC.
Qu’apporte Casagrande à ta musique ?
Federico, c’est le son. Il cherche toujours le son « juste » et il excelle dans ce domaine ! Il a toujours de très bonnes idées. Il habite la musique quelle qu’elle soit et cherche toujours à être à son service !
Et Ravitz ?
Ziv, c’est la puissance et la liberté absolue. Il a un son de batterie énorme sans que ça n’écrase jamais le reste. De plus, chaque concert est un prétexte aux expérimentations, à la nouveauté, aux surprises et ça rend la musique encore plus vivante, live ! On a même expérimenté Ziv pilotant les effets de l’accordéon et moi qui devait réagir à ce qu’il me proposait en live. C’est ce qu’on appelle de la confiance !!
Non, ce n’est pas le fruit du hasard. La forme du trio m’a toujours fait peur, pour sa place dans l’histoire du jazz : toutes ces références aussi géniales les unes que les autres… Ce qui fait que je ne me suis jamais senti capable de tenter l’aventure en trio. Mais rien n’est jamais définitif…
Cela dit, je n’ai pas tenté le trio « classique », avec contrebasse et batterie, mais une forme un peu hybride avec la guitare, qui prend par moments le rôle plus spécifique de la basse, mais peut également continuer de jouer des harmonies. C’est donc avec cette orchestration que je me suis senti plus rassuré et prêt à tenter l’aventure !
Dans la majorité de tes projets – So Quiet est l’exception qui confirme la règle – tu joues quasi-exclusivement de l’accordéon, parfois de l’accordina et des vocalises, mais pour Jokers tu as ajouté une panoplie d’instruments : clarinette, boîte à musique, claviers, glockenspiel… et tu introduis des effets électro. Peux-tu nous en dire plus sur ta démarche ?
Cet album est arrivé après cette longue période d’inactivité. Période pendant laquelle je me suis penché un peu plus sur les effets, le son, la production, le mix etc… Quand l’idée d’enregistrer Jokers est arrivée, j’ai imaginé deux approches différentes concernant la manière d’enregistrer ce projet, avec des moments où nous jouons tous ensemble, live, et d’autres, où c’est davantage comme dans un disque de chansons ou de pop : je demande aux musiciens de jouer telle ou telle chose afin que je puisse me servir de cette matière en post prod. Il y a donc le travail à l’enregistrement, à la prise, mais aussi après l’enregistrement, pendant les phases de mix.
Deux morceaux de Metal Industriel – « This Is The New Shit » de Marilyn Manson et « Copy of A » de Nine Inch Nails – un tube pop – « River » de Bishop Brigs – une berceuse italienne – « Ninna Nanna » – deux morceaux de Casagrande et trois de tes compositions. Un programme pour le moins éclectique ! Comment as-tu choisi le répertoire ?
Comme à chaque fois que je dois enregistrer un disque, tout d’abord, j’écoute plusieurs fois le disque Grace, de Jeff Buckley. Pour moi, c’est une forme de nettoyage d’oreilles ! Il se trouve que j’accumule depuis plusieurs années maintenant un « sac » de morceaux que j’adore, qui ne sont pas de ma composition, et que j’aimerais reprendre un jour. Je me plonge donc dedans et je cherche si quelque chose peut convenir ou pas. En même temps, je commence à écrire mes propres compositions, qui vont orienter le discours musical du projet et créer ainsi du lien avec les potentielles reprises.
Mais ce qui est sûr, c’est que j’aime mettre des ingrédients très différents dans un même disque. Il faut juste réussir à bien tous les accorder entre eux !
Comment s’est déroulé l’enregistrement : avez-vous pu roder le répertoire en concert malgré la pandémie ? Avez-vous répété ? Avez-vous fait beaucoup de prises ?
Nous avions un répertoire constitué depuis plusieurs années, rodé avec environ une trentaine de concerts... Mais pour l’enregistrement, j’ai eu envie de changer de direction pour essayer quelque chose de très différent ! Pourtant, à l’origine du projet, j’avais déjà envie d’aller dans la même direction que celle du disque, mais, pour diverses raisons, nous avons suivi un autre cap !
Il a fallu que Fede et Ziv me fassent confiance car nous n’allions pas pouvoir répéter avant la séance d’enregistrement et ils découvriraient donc les morceaux en studio, sous les micros...
En dehors d’Out of Land et Tandem, tous tes disques en leader sont des enregistrements en studio. Pourquoi le studio plutôt que le concert ?
Tout simplement parce que l’occasion ne s’est pas présentée ! Je ne suis pas sectaire, ni envers l’enregistrement live, ni envers le studio !
Thrill Box, Belle époque et Living Being ont été enregistrés par Jean-Paul Gonnod au Studio de Meudon. Pour les disques suivants, tu as changé de studio à chaque fois, mais avec Boris Darley derrière les consoles pour Living Being II, So Quiet et Abrazo. Jokers, lui a été enregistré au Studio Black Box par Etienne Clauzel. Pourquoi le Studio Black Box ? Quelle est l’importance du studio d’enregistrement ? Comment les choisis-tu ? Quel est le rôle et comment conçois-tu la relation avec les ingénieurs du son ?
Petite rectification : So Quiet a été enregistré au Studio Soult par Nicolas Djemane, l’ingé son de tous mes projets en live, puis mixé par Boris Darley. Après avoir enregistré trois disques sous mon nom au Studio de Meudon, j’ai eu envie de changer mes habitudes et d’essayer de trouver le studio, la pièce, ou plutôt les pièces, les mieux adaptées à chaque projet. C’est ce qui s’est passé, par exemple, avec Living Being II, que nous avons enregistré au Studio ICP, à Bruxelles. Studio où j’avais déjà enregistré pas mal de fois, mais dans des contextes plutôt pop ou de chanson française. Les pièces étaient vraiment idéales pour le projet, ainsi que tout le matériel mis à disposition. Et j’ai la même réflexion à chaque fois. Je prends des infos à droite à gauche, demande des retours à certains musiciens qui sont déjà aller dans tel ou tel studio, et après avoir recoupé toutes ces infos, je prends ma décision.
En ce qui concerne l’ingé son, c’est plus une question de feeling. Pour Jean-Paul, c’est un ami commun qui m’a parlé de lui, puis, au cours d’une discussion, nous nous sommes rendu compte que nous avions fait des stages de musique ensemble quand nous étions plus jeunes ! Le hasard fait bien les choses ! Le choix de l’ingé son est davantage une histoire humaine que « pro ».
Depuis Living Being II, puis Abrazo et, maintenant, Jokers, tu mixes tes disques. Pourquoi ce changement ?
En fait, le changement, c’est que je rajoute mon nom sur la pochette pour le mix, mais j’ai toujours été avec l’ingénieur du son pendant le mix et ça, depuis le début !
Tes disques sortent chez ACT depuis Thrill Box, c’est à dire une dizaine d’années. Peux-tu nous raconter comment tu as rejoint ce label ? Est-ce important d’être fidèle à un label ? Comment se passe le travail avec Siggi Loch ?
C’est Siggi Loch qui est venu me chercher après un concert où j’accompagnais Youn Sun Nah, avec qui j’ai tourné pendant quatre ans. Par la suite nous avons eu des échanges, sommes tombés sur un accord, et ça fait maintenant dix ans que ça dure ! Avec le temps, nous arrivons à construire une relation, nous apprenons à mieux nous connaitre et à mieux travailler ensemble.
Avec une douzaine de disques en leader, une soixantaine en sideman, une quinzaine de DVD, une douzaine d’albums enfants… en une douzaine d’années ! Ta discographie est pléthorique ! Serais-tu un boulimique ?
Il est vrai que j’aime travailler ! Mes enfants disent de moi que je suis drogué au travail, que je ne suis vraiment heureux que quand j’ai passé du temps à travailler… Mais je me soigne quand même ! Bon, c’est vrai que j’ai beaucoup d’idées, pas forcément toujours bonnes, mais je réfléchis beaucoup… Et, avant tout, j’aime la musique, j’aime ce que je fais, j’aime les gens avec lesquels je fais de la musique, j’ai une super équipe qui m’entoure… Donc toutes les conditions sont réunies pour avoir envie de travailler ! [Sourire]
Plus généralement, pour toi, que représente un disque dans ton parcours musical ?
Le disque permet de prendre une photo sonore. Il nous raconte là où nous en sommes musicalement avec le projet. C’est aussi parfois un moyen de clarifier et préciser les choses. C’est une étape essentielle pour moi, mais avec le live comme finalité, quoiqu’il arrive !
(c) JP Retel & Agence de presse Ephelide |
Il y en pas mal, et plein que je dois encore découvrir ! Parmi les « anciens », je peux citer Deep Purple, Jimmy Hendrix, Buckley, BBA, Cream, Led Zeppelin, Iron Butterfly… Mais il y en a encore beaucoup d’autres !
« River » penche davantage vers le folk, avec des teintes de blues. Dans « Circus of Light », ton développement suit une veine quasi-musique classique, un peu comme une rhapsodie. L’introduction de « This Is The New Shit » au glockenspiel et « Ninna Nanna » évoquent des comptines. Le déroulé nostalgique de « Twilight » rappelle une musique de film… Tu revendiques cet éclectisme et tu écoutes toutes les musiques ?
Je revendique surtout un « no barrière », que ce soit dans les styles ou dans les musiques. Je suis un amoureux de la musique, sans frontière, et j’aime penser que tout est possible à partir du moment où on aime ce qu’on fait et qu’on est honnête avec soi-même.
« Copy Of A » a une pâte sonore complètement différente : entre dance floor et musique électro. Jokers est l’un des premiers disques sur lequel tu utilises autant d’effets. C’est un jeu et / ou une nouvelle voie que tu pourrais explorer dans le futur : un accordéon et des pédales, un peu comme ce que fait Guillaume Perret avec son saxophone ?
Oui, c’est exactement ça. C’est un nouveau champ de jeu qui s’ouvre avec l’électronique, les pédales… Et c’est un monde sans fin ! Donc, dans le futur, oui, mon accordéon sera accompagné d’électronique !
Ta musique est à la fois mélodieuse et entraînante. C’est l’accordéon qui veut ça ? La danse est-elle importante pour toi ?
Je ne sais pas si c’est l’accordéon qui veut ça. Je pense que chacun a sa propre personnalité et ressent les choses de manière singulière. Quant à la danse, elle est tout le temps présente dans ma tête, dans ma musique. J’ai commencé par le bal et faire danser les gens, c’est quelque chose qui m’a toujours plu. Mon père insistait en permanence sur le fait que la musique, quelle qu’elle soit, se doit d’être dansante. Pas forcément dansée, mais dansante ! Et j’ai toujours écouté mon père… Enfin presque toujours… [Sourire]
Tu gères également la tension avec un sens dramaturgique évident : « Les Larmes De Syr » est un bel exemple de cet aspect de ta musique. D’ailleurs les morceaux sont souvent cinégéniques, comme « Ninna Nanna », quasiment la bande son d’un western... Il est fondamental qu’un morceau raconte une histoire ?
C’est, pour moi, l’essence même de la musique. Nous sommes juste en train de raconter des histoires et nos instruments sont les vecteurs, les outils, par lesquels nous nous exprimons. Donc, à travers la musique, j’aime raconter des histoires, parfois la mienne, parfois des histoires inventées, ou celles qu’on m’a racontées…
Et pour terminer, une question qui me taraude depuis longtemps : enregistres-tu pieds nus, comme quand tu joues en concert ?
Pourquoi changer ? Ce n’est pas un effet de style ou je ne sais quoi, c’est essentiel pour moi : j’aime être pieds nus le plus souvent possible !
Jazz à bâbord (c) PLM |