Il y a une quinzaine d’années, le pianiste Jim Funnell monte Word Out, un combo à géométrie variable. D’abord trio, avec Olivier Degabriele à la contrebasse et Thibault Perriard à la batterie, Word Out publie un disque éponyme en 2009. Le même trio, augmenté de l’harpiste Isabelle Olivier, sort Spirit of the Snail en 2015. Changement de casting complet pour Live in Japan enregistré en 2021 à l’occasion d’une tournée japonaise : Funnell s’entoure de musiciens locaux avec Hiroshi Fukutomi à la guitare, Ryoichi Zakota à la contrebasse, Ryo Noritake à la batterie et Akiko Horii – partenaire de Funnell dans le duo AfuriKo – aux percussions.
Le 8 novembre 2024 New Dream est dans les bacs, avec un nouveau Word Out, international, composé du contrebassiste canadien Chris Jennings, du batteur américain Jeff Boudreaux et de la percussionniste franco-japonaise Horii. Funnell invite également la violoniste japonaise Tomoko Omura et le saxophoniste suisse Nino Wenger, chacun sur un morceau. Neuf compositions de New Dream sont signées Funnell, et « Nicaea » est un hymne écrit en 1861 par le pasteur anglais John Bacchus Dykes.
Joués en trio, « Crop Circle Crackle » (morceau dans l’esprit du « Twinkle Tinkle » de Thelonious Monk) et « House of Granate » s’inscrivent dans une lignée be-bop avec des thèmes-riffs dynamiques, une structure thème – solos – thèmes, des stop – chorus, un accompagnement à base de walking et de chabada, et des développements véloces. Toujours en trio piano – contrebasse – batterie, « Pioneers » et « Echo of Cyan » sont des ballades délicates : la première évoque une comptine plutôt mélancolique, tandis que la deuxième s’envole, poussée par le piano. Les échanges entre Funnell, Jennings et Boudreaux sont tout en souplesse et subtilité. Dans « Tree of Light » et « Ikigai », les percussions d’Horii se substituent à la batterie de Boudreau. Des boucles mélodieuses empreintes de lyrisme se balancent dans une atmosphère latino, aux rythmes des shuffle de la contrebasse, des lignes chaloupées des percussions et des phrases entraînantes du piano. Interprété en quartette piano – contrebasse – percussions – batterie « Greenpoint Graffiti » prend une tournure funky qui invite à la danse. « Asteroid B612 » combine d’abord des éléments de musique répétitive apportés par Funnell et des couleurs extrêmes-orientales distillées par Omura, avant de décoller, propulsé par les interactions grisantes de la contrebasse et des percussions soulignées par les propos fougueux du piano. En dehors de quelques accents bluesy glissés en fin de morceau, Funell respecte la majesté de « Nicaea ». Quant à « Full Circle » qui clôture New Dream, c’est un duo élégant bâti sur les contrepoints recherchés et les discours aériens du saxophone alto et du piano.
New Dream n’usurpe pas son titre : avant de partir vers de nouveaux rêves, Funnell dresse un état des lieux de son art, entre be-bop, latin jazz et jazz contemporain, parfumé de funk et de blues, ou de touches extrêmes-orientales...
Le disque
New Dream Jim Funnell’s Word Out Jim Funnell (p, kbd, melodica), Chris Jennings (b), Jeff Boudreaux (d) et Akiko Horii (perc), avec Tomoko Omura (vl) et Nino Wenger (as). Funnelljazz – FNLJZ 4 Sortie le 8 novembre 2024
Liste des morceaux
01. « Crop Circle Crackle » (04:05). 02. « Tree of Light » (06:33 03. « Pioneers » (05:27 04. « Greenpoint Graffiti » (03:48 05. « Nicaea », John Bacchus Dykes (02:54). 06. « Echoes of Cyan » (04:17). 07. « Asteroid B612 » (06:08). 08. « House of Granate » (04:49). 09. « Ikigai » (05:06). 10. « Full Circle » (05:25).
Tous les morceaux sont signés Funnell, sauf indication contraire.
Le
Jazz et le Cinéma sont nés à peu près en même temps, à la
fin du XIXe. La France et les Etats-Unis ont joué un rôle
fondamental dans le développement du cinéma et, si le jazz est un
genre musical afro-américain, la France a souvent été considérée
comme la deuxième patrie du jazz. Enfin, comme chacun le sait, le
premier film parlant s’intitule Le
chanteur de jazz...
1. Jazz & Cinéma – Les faux
frères
1.1 Une enfance à l’unisson
Le
jazz et le cinéma sont nés presque en même temps, à la toute fin
du XIXe et tous les deux ont pris leur envol au début du XXe. Même
si Français et Américains se disputent la paternité du cinéma,
force est de constater que le cinéma, comme le jazz, a pris son
véritable essor aux Etats-Unis. L’âge d’or du cinéma muet
correspond à l’apogée du jazz New Orleans. Rappelons également
qu’initialement ces deux divertissements étaient populaires et
relativement méprisés par la bourgeoisie et la plupart des
intellectuels. Tous ces éléments communs en font des frères…
Sans remonter jusqu’à la préhistoire du cinéma avec Platon
et son « mythe de la caverne » ou l’inévitable Léonard
de Vinci
et sa camera
obscura,
un petit retour sur les premières années cinéma et ses liens avec
la musique s’impose. En 1891, Thomas
Edison
et William
Kennedy Laurie Dixon
projettent les premières images animées, et c’est également
l’inauguration du Carnegie Hall à New York… L’année d’après,
Emile
Reynaud
projette un dessin animé avec son praxinoscope et confie la bande
originale à
Gaston Paulin,
qui la joue en direct, au piano : le ciné-concert est né !
Côté jazz, c’est en 1892 que John
Philip Sousa
forme son Brass band et que sont publiés les premiers cakewalks.
1895 est
une année clé car les frères Auguste
et Louis Lumière
dévoilent le cinématographe, nom racheté à Léon
Bouly.
La même année,à la Nouvelle Orléans, Dee
Dee Chandler
« invente » la batterie et le cornettiste Buddy
Bolden
forme son orchestre.
En
1896, Edison crée le Vitascope Edison et développe ses kinetoscope
parlors, qui permettent de visionner des films couplés à un
phonographe. C’est aussi l’année de la légalisation de la
ségrégation raciale aux Etats-Unis…
En
1898 et 1899, Georges
Méliès,
Charles
Pathé
et Léon
Gaumont
donnent véritablement naissance à l’industrie cinématographique.
Au départ, les films sont projetés dans des théâtres et des
salles privées, ou par des forains sous des chapiteaux. Le plus
souvent, c’est la musique d’un limonaire qui accompagne les
films. Mais dès 1903 Méliès saisit tout le potentiel du jazz
(raccourci abusif certes, mais bon…), et sort son étonnant
Cake-walk
infernal.
Aux Etats-Unis, le premier Nickelodeon
ouvre ses portes à Pittsburg, en 1905. Le ticket se paie 1 nickel,
soit 5 cents, et donne droit à une projection, dans une salle
dédiée, avec quatre-vingt-seize places et dotée d’un piano. A
peine trois ans plus tard, les Etats-Unis en comptent déjà dix
mille : le boom du cinéma a commencé…
Pour
accompagner les images et meubler le silence, mais aussi pour couvrir
le bruit que font les premiers appareils de projection, en Europe,
les bandes sons puisent d’abord dans la musique populaire et la
musique classique. C’est ainsi qu’en 1908, Camille
Saint-Saëns
compose la musique de L’assassinat
du duc de Guise
d’André
Calmette.
Sur les traces de Saint-Saëns, en 1925, Erik
Satie
signe la BO d’Entr’acte
de René
Clair
et Darius
Milhaud
celle de l’Inhumaine
de Marcel
L’Herbier.
Pour son Napoléon,
en 1927, Abel
Gance
fait appel à Arthur
Honneger.
Quant à Sergueï
Eisenstein,
c’est Sergueï
Prokofiev
qu’il choisit pour la musique d’Alexandre
Nevski
(1938).
Aux Etats-Unis, le ragtime, le blues et autres ancêtres du
jazz vont devenir très rapidement les bandes sons privilégiées des
films, car les rythmes vont comme un gant aux burlesques,
l’improvisation permet de réagir rapidement aux images, et le
piano est particulièrement pratique…
Le
jazz et ses avatars permettent de donner une dimension romanesque aux
films. Charlie
Chaplin
l’a parfaitement compris : « je m’efforçai de
composer une musique élégante et romanesque pour accompagner mes
comédies par contraste avec le personnage de Charlot, car une
musique élégante donnait à mes films une dimension affective. Les
arrangeurs de musique le comprenaient rarement. Ils voulaient une
musique drôle. Mais je leur expliquai que je ne voulais pas de
concurrence, que je demandais à la musique d’être un contrepoint
de grâce et de charme, d’exprimer du sentiment sans quoi, comme
dit Hazlitt, une œuvre d’art est incomplète ».
,
En 1915, The
Whirl of Lifed’Olivier
D. Bailey
est la première fiction dans laquelle la musique est diégétique
(acteurs et spectateurs entendent la même musique, jouée dans le
film) : il met en scène la vie du couple de danseurs jazz
Blancs (…) Irene
et Vernon Castle.
Ségrégation oblige, le sujet est traité à l’américaine :
les Blancs sont avec les Blancs et les Noirs avec les Noirs. Musiques
et danses restent assez éloignées du jazz…
Pendant
la première guerre mondiale, le gouvernement de Franklin
Delano Roosevelt,
plutôt progressiste, encourage Hollywood, plutôt réactionnaire (à
l’exception notoire de la Warner Bros), à filmer du jazz, car le
credo de l’Office of War Information est que « the war is a
people’s war, not a national class or race war ». Les
afro-américains font la guerre et les filmer en train de jouer du
jazz permet de les faire apparaître à l’écran, sans compter que
leur musique motive les troupes et est même associée à la
victoire : en 1915, Coleman
Goetz
et Jack
Stern
composent «
We’re
Going to Celebrate the End of War in Ragtime »
!
En
1924, les frères Warner mettent au point le Vitaphone qui permet de synchroniser le son et l’image. Leur Don
Juan,
avec John
Barrymore,
allie sonorisation musicale, bruitages et quelques voix enregistrées.
Cependant le premier film véritablement parlant sort en 1927 :
c’est Le
chanteur de jazz,
d’Alan
Crosland,
avec Al
Jolson,
un chanteur Blanc grimé en Noir… mais la musique n’est pas du
jazz !
Paradoxalement,
Le
chanteur de jazz
marque sans doute la fin de l’enfance commune du jazz et du cinéma…
1.2 Une adolescence dissonante
Après
la guerre, les malentendus entre jazz et cinéma s’accumulent…
Dès leur enfance, ces deux divertissements sont marqués
racialement : le cinéma est Blanc et le jazz est Noir. Et, dès
le départ, même si le cinéma a trouvé dans le jazz et ses dérivés
une bande son idéale, à cause de la ségrégation et du code Hays,
le rôle et la représentation du jazz sont ambiguës dans les films.
Il n’est, le plus souvent, qu’une pâle imitation de la musique
afro-américaine par des musiciens Blancs. Par ailleurs, dès 1923,
le plus parisien des critiques italiens, Ricciotto
Canudo,
publie le Manifeste
des sept arts
pour défendre la place du cinéma et, là où le jazz reste un genre
musical, de plus en plus confidentiel au fil du temps, le cinéma,
lui, est élevé au rang de septième art, jusqu’à devenir l’un
des arts les plus populaires dans le monde.
Dès
le début des années 20, des réalisateurs Noirs commencent à faire
des films qui mettent en avant la culture afro-américaine, à
l’instar du génial Oscar
Micheaux
(The Homesteader en 1919, premier film entièrement afro-américain,
Within
Our Gates
en 1920, Body
and Soul
en 1925, The Exile en 1931), mais aussi de Richard
E. Norman
(The
Flying Ace
en 1926) ou Spencer
Williams (The Blood of Jesus en 1941). Mais le jazz n’est pas un sujet, à l’exception de
Swing!
(1938) de Micheaux ou The
Blood of Jesus de
Williams, mais qui sont postérieurs…
Dans les années 20, le jazz à l’écran est avant tout synonyme
d’exotisme – la danse – et d’érotisme – les jambes. C’est
ainsi qu’en 1925, dans Our
Dancing Daughters
d’Harry
Beaumont,
mais aussi dans The
Hollywood Review of 1929
de Charles
Reisner,
et dans bien d’autres films encore, Joan
Crawford
danse le charleston, avec des gros plans sur ses jambes… Idem dans
Emak
Bakia
de Man
Ray,
en 1926. Même pour Friedrich
W. Murnau,
dans L’Aurore
(1927)
c’est le jazz qui symbolise l’amour et le désir.
Tandis
qu’aux Etats-Unis le jazz est édulcoré et les afro-américains
n’ont pas droit à l’image, les cinéastes européens n’hésitent
pas à intégrer des éléments de jazz et des artistes Noirs. En
1928, par exemple, Berthe
Dagmar
et Jean
Durand
réalise L’île
d’amour,
dans lequel Dagmar (actrice Blanche) et Harry
Fleming
(acteur Noir) dansent un charleston, certes pour un public Blanc et
ce n’est qu’une scène de décor, mais c’est inconcevable aux
Etats-Unis à cette époque. Sans parler des films avec Joséphine
Baker,
comme, en 1927, La
Sirène des tropiques
d’Henri
Etiévant
et Mario
Nalpas,
et la
Revue des revues
de Joe
Francis.
Kurt
Weill déclare
même que « Le rythme de notre temps, c’est le jazz »
et, avec Berthold
Brecht,
il joint le geste à la parole dans L’opéra
de Quat’Sous.
En effet, à côté du cinéma, des opéras comme Jonny
Spielt Auf
d’Ernst
Krenek
(1927) ou The
Ballad of Niger Jim
de Hanns
Eisler
(1930) sont d’autres exemples d’incursion de la culture
afro-américaine dans des œuvres européennes.
En
1929, de l’autre côté de l’Atlantique, Paul
Sloane
tourne Hearts
in Dixie,
premier film réalisé par un Blanc, mais interprété et chanté par
des afro-américains. Mais cette comédie musicale est de la
propagande pour le sud… En revanche, la même année, King
Vidor
tourne Hallelujah,
un film dans lequel la musique afro-américaine joue un rôle
capital, tant comme musique d’écran que musique de fosse, et Vidor
de déclarer : « longtemps, j’ai nourri un secret
espoir : réaliser un film sur les Noirs, avec une distribution
composée exclusivement de Noirs ». Le film, porté par les
blues et spirituals, est captivant. Dans le même ordre d’idée,
Dudley
Murphy réalise
deux courts métrages importants : Black
and Tan
avec Duke
Ellington et
Saint
Louis Blues
avec Bessie
Smith.
Mais la publication du code Hays en 1930
va radicalement changer la place du jazz dans le cinéma en
établissant des règles concernant la moralité, les crimes, la
sexualité, la religion, la patrie…
1933 est
une année importante : Max
Steiner
compose la musique de King
Kong,
sans doute l’une des premières bandes originales qui pose les
bases d’une musique de film : leitmotiv, rythmes et timbres.
Steiner s’appuie essentiellement sur la musique romantique
européenne (Richard
Wagner,
Johannes
Brahms,
Ludwig
von Beethoven,
Richard
Strauss,
Gustav
Mahler...)
et les comédies musicales de Broadway (Un
Américain à Paris,
Chantons
sous la pluie...).
Steiner compose des bandes originales devenues de grands classiques
comme dans Une
étoile est née (1937),
Autant
en emporte le vent
(1939), Arsenic
et vieille dentelle
(1944) etc. mais aussi Casablanca,
réalisé en 1942 par Michael
Curtiz,
dans lequel Steiner introduit du jazz, via « As Time Goes By »
(tiré de la comédie musicale Everybody’s
Welcome),
interprété par Dooley
Wilson,
qui contribue au succès du film.
Dans
le cinéma des années 30, la musique d'Hollywood, conservatrice et
codifiée, reste éloignée du jazz et met même en avant les Blancs
dans le jazz : en 1930, pour John
Murray Anderson,
le Roi
du Jazz
c’est Paul
Whiteman ;
dans The
Big Broadcast of 1937,
Mitchell
Leisen fait
de Benny
Goodman
le Roi du Swing…
Et
quand Hollywood s’empare du jazz, les clichés racistes sont
souvent de mise. Sorti en 1930, Check
and Double Check
de Melvin
W. Brown
a certes contribué à la popularité de Duke
Ellington,
filmé avec son orchestre, mais il n’échappe pas à l’imbécilité
ségrégationniste : métisses et Blancs sont Noircis… Dans Murder
at the Vanities,
réalisé par Mitchell
Leisen en
1934, Ellington et son orchestre sont certes filmés, mais dans le
rôle d’amuseurs et de faire-valoir pour Kitty
Carlisle.
Quant à Fats
Waller,
dans King
of Burlesque,
réalisé en 1935 par Sidney
Lanfield,
il joue un rôle de portier et chante « I’ve Got my Finger
Crossed ». En
1932, dans A
Rhapsody in Black and Blue d’Aubrey
Scotto,
Louis
Armstrong
apparaît en peau de léopard ! En
1932, le dessin animé de Dave
FleischerI'll
Be Glad when You're Dead You Rascal You
s’appuie certes sur l’interprétation de la chanson-titre par
Armstrong et son orchestre, mais le scénario est carrément nauséeux
avec Armstrong en sauvage : sa tête poursuit Koko et Bimbo pour les
manger…
De la même manière, dans Pennies
From Heaven
(1936) de Norman
Z. McLeod,
Armstrong joue un niais et chante « Skeleton in the Closet »
poursuivi par un squelette. En 1937, dans Artists
and Models
de Raoul
Walsh,
Martha
Raye,
maquillée en Noire, chante et danse avec Armstrong. La même année,
dans Every
Day’s A Holiday,
d’Edward
Sutherland,
Armstrong a encore un rôle caricatural, avec Mae
West
en batteuse improbable... Même Going
Places
de Ray
Enright
n’échappe pas à l’« Oncle-Tommisme ». Pourtant
Armstrong y interprète « Jeepers Creepers », qui, en
1938, rapporte à Johnny
Mercer
et Harry
Warren
une nomination aux Oscars pour la meilleure chanson. Ali
Baba Goes to Town,
réalisé en 1937 par David
Butler,
reprend tous les codes des minstrel shows : grimé en Noir,
Eddie
Cantor
utilise le Hi-De-Ho, célèbre scat de Cab
Calloway,
pour communiquer avec les Noirs. Dans Everybody
Sing !,
film de 1938, Edwin
L. Martin
fait chanter Judy
Garland
en blackface, sur une musique signée Louis
Silver,
qui a composé pour Whiteman.
En
1943, deux exceptions confirment la règle. Stormy
Weather d’Andrew
L. Stone,
premier all-black-cast produit à Hollywood, rend un hommage aux
Harlem Hellfighters, soldats afro-américains envoyés à la première
guerre mondiale, et à des stars du jazz tels que Lena
Horne,
Bill
« Bojangles » Robinson,
Cab
Calloway,
Fats
Waller,
Dooley
Wilson…
Même topo avec Cabin
in The Sky,
de Vincente
Minelli,
qui rassemble Ethel
Waters,
Horne, Armstrong, Ellington… Ces deux comédies musicales, qui
mettent en image du jazz, annoncent les évolutions du cinéma
afro-américain des années 70.
Autrement dit, pour l’Hollywood des
années 30, à part de rares exceptions, les bandes originales
restent éloignées du jazz et quand il y a du jazz, il est joué
spécifiquement par des orchestres de jazz, et s’il est une musique
sérieuse, il est Blanc, alors que s’il est un décor exotique et
folklorique, il est Noir…
2. Jazz et musique de film
1941 est
une date fondatrice : Orson
Wells
réalise Citizen
Kane,
et confie la bande son à Bernard
Herrmann,
qui écrit une bande originale dans les traces de Steiner, mais avec
un esprit jazz. C’est l’une des premières fois qu’un
compositeur de musiques de films s’inspire directement du jazz pour
écrire une musique de film. Pour Gilles
Mouëllic,
Welles est au cinéma ce que Charlie
Parker
est au jazz : « Il y aura désormais un après et un
avant, un après-Citizen Kane et un après-Koko »…
A partir des années 40, cinéma et jazz
commencent donc à vivre chacun leur vie : le cinéma s’affirme
comme un art populaire, tandis que le jazz se transforme petit à
petit en musique savante.
La
musique de film s’émancipe et devient un genre musical à part
entière, qui trouve ses sources dans la musique classique, les
musiques populaires, le jazz et autres. Si les romances privilégient
souvent les musiques sirupeuses inspirées par la musique classique
occidentale, les westerns versent plutôt dans la grandiloquence et
les comédies musicales puisent surtout leur matériau musical à
Broadway, mais intègrent des éléments jazzy dans leurs bandes
originales, tout comme les films noirs et les films comiques. C’est
ainsi que la musique de film ne tarde pas à avoir ses compositeurs
dédiés, tels que John
Mandel,
Ralph
Burns,
Lennie
Niehaus,
Jerry
Goldsmith,
John
Barry,
John
Williams,
Enio
Morricone,
Francis
Lai,
Nino
Rota,
Hans
Zimmer,
Philippe
Sarde,
Henry
Mancini, Michel Legrand, Georges Delerue, Vladimir Cosma etc.
mais c’est une autre histoire…
2.1 Influence du jazz sur la
musique de film - La bande-originale jazzy
De nombreuses musiques de film se
construisent autour de leitmotiv réarrangés, similaires au rôle du
thème en jazz, sur des rythmes adaptés aux scènes qu’elles
illustrent, avec un traitement souple, proche du jazz, et avec des
couleurs sonores qui se rapprochent également du jazz par
l’instrumentation, notamment la batterie et les percussions,
l’utilisation de bruitages, des techniques étendues, de timbres
inhabituels…
Il
faut attendre les années 50 pour que le jazz fasse une réapparition
plus directe dans les musiques de films, et c’est l’Europe qui
sera pionnière en la matière. En 1950, Jean
Cocteau
fait figure de précurseur quand il demande à Georges
Auric
d’insérer des composants jazz dans la bande originale d’Orphée.
En 1953, Alain
Romans compose
la musique des Vacances
de Monsieur Hulot de
Jacques
Tati.
Il récidive en 1959 avec celle de Mon
Oncle.
Michel
Legrand
fait ses premières armes en 1954 aux côtés de Marc
Lanjean,
avec Razzia
sur la chnouf
d’Henri
Decoin.
En 1956, c’est un jazzman et musicologue émérite, André
Hodeir,
qui est l’auteur des thèmes du film de Jacques
Yves Cousteau,
Autour
d'un récif.
Pour Du
rififi chez les hommes
(1959), Jules
Dassin confie
la musique à Georges
Auric,
plus symphonique que jazz…
Aux
Etats-Unis, moult bandes originales de comédies musicales
s’inspirent du jazz symphonique, mais s’apparentent souvent
davantage aux bluettes de Broadway qu’aux improvisations de la 52e
rue, à l’instar d’Hellzapoppin’,
réalisé en 1941 par H.C.
Potter,
avec notamment Slim
Gaillard
et Slam
Stewart,
mais aussi An
American in Paris
de Minelli (1951) dont la musique est essentiellement signée George
Gershwin,
Singing
in The Rain
de Stanley
Donen
(1952) avec une musique de Nacio
Herb Brown,
The
Band Wagon (1953),
toujours de Minelli et une musique d’Arthur
Schwartz…
En 1954, pour A
Star is Born,
George
Cukor fait
appel à une actrice et chanteuse de jazz à ses heures : Judy
Garland.
La BO est composée par Harold
Arlen,
Ira
Gershwin et
Leonard
Gersh.
Et ce n’est pas aux musiciens de jazz Noirs, mais aux chanteurs
d’opéra Noirs qu’Otto
Preminger rend
hommage dans Carmen
Jones (1954)
et Porgy
and Bess
(1959), basés sur une distribution exclusivement Noire. Pourtant,
aux Etats-Unis, Preminger fait figure de précurseur avec la bande
originale de L’homme
au bras d’or
(1955), signée Elmer
Bernstein
et directement inspirée du jazz. Quant à Leonard
Bernstein,
il marque un grand coup avec la musique qu’il a composée pour West
Side Story,
réalisé en 1961 par Jerome
Robbins
et Robert
Wise,
car il combine avec réussite opéra, swing, mambo, be-bop…
Wise,
réalisateur engagé, est d’ailleurs un bon exemple de réalisateur
qui utilise largement le jazz dans les bandes sons de ses films :
The
Set-Up
en 1949, I
Want to Live
en 1958, Odds
Against Tomorrow
en 1959, Two
for the Seesaw
en 1962... Les années 60 marquent le déclin des comédies
musicales. Parmi les dernières comédies musicales populaires, Mary
Poppins de
Robert
Stevenson (1964)
avec une BO des frères Sherman,
et The
Sound of Music
(1965) de Wise sur une musique de Richard
Rodgers,
reposent sur la prestation de l’actrice et chanteuse Julie
Andrews,
mais sont loin du jazz. Hello,
Dolly!,
une réalisation de Gene
Kelly
en 1969, montre Armstrong qui chante en duo avec Barbara
Streisand
(Dolly) le morceau—titre composé par Lionel
Newman
et Lennie
Hayton,
mais c’est le seul moment jazzy du film.
En
1962, Jean-Pierre
Melville
demande au pianiste de jazz Jacques
Loussier
de coopérer avec Paul
Misraki
pour la musique du Doulos.
Côté comique, en 1965, Black
Edwards
confie la BO de La
panthère rose
à Henry
Mancini et
c’est le saxophoniste ténor Plas
Johnson
qui interprète ce thème archi-célèbre. Pour Mickey
One
d’Arthur
Penn,
en 1965, c’est Stan
Getz
qui joue la musique d’Eddie
Sauter.
En 1967, le free jazz fait son apparition dans la musique du Départ
de Jerzy
Skolimowski,
composée par Krzysztof
Komeda.
Claude
Bolling
est plus classique pour la BO de Borsalino
(1969) de Jacques
Deray.
Aux
Etats-Unis, à partir des années 70, dans la continuité du
mouvement des droits civiques, les films all-black-cast se séparent
en deux courants : la Blaxploitation avec des films commerciaux
faits par et pour les afro-américains, avec des bandes sons plutôt
soul, RnB etc. et le cinéma indépendant, évidemment plus marginal.
Sweet
Sweetback's Baadasssss
de Melvin
Van Peebles,
sorti en 1971, est à la croisée de ces deux courants.
Hermann
continue ses musiques jazzy, comme pour Taxi
Driver
(1976) de Martin
Scorsese.
En 1977, pour The
Gauntelt,
Clint
Eastwood
fait appel à Jerry
Fielding qui
choisit Art
Pepper et
Jon
Faddis pour
interpréter sa bande-son. En 1980, pour Stardust
Memories
de Woody
Allen,
Dick
Hyman
compose une musique dans le style Nouvelle Orléans, avec des
interprétations d’Armstrong, Django
Reinhardt
et Chick
Webb.
Hyman est de nouveau aux commandes pour Radio
Days,
en 1987, et compile des émissions de radio avec Glenn
Miller,
Tommy
Dorsey,
Artie
Shaw,
Bennie
Goodman,
Duke
Ellington… De
son côté, en 1977, Alain
Corneau s’associe
à Gerry
Mulligan
pour La
Menace,
puis, en 1981, Le
choix des armes
est mis en musique par Philippe
Sarde,
qui confie le thème à Ron
Carter
et Buster
Williams.
Le saxophoniste ténor Barney
Wilen
est de retour pour la bande originale des Baisers
de secours
de Philippe
Garrel,
en 1989. Abbas
Kiarostami
choisit Armstrong pour Le
goût de la cerise,
en 1997. En 2007, c’est Ellington qu’Arnaud
Despléchin
met sur L’aimée…
Dans les autres genres cinématographiques
que sont les séries et le dessin animé, le jazz est aussi largement
influent.
Les
thèmes cultes de Mission
Impossible,
Mannix,
Starsky
& Hutch…
ont été composés par Lalo
Schiffrin,
musicien de jazz au parcours classique ! Pour la série Johnny
Staccato,
un pianiste de jazz enquêteur, John
Cassavetes
(nous en reparlerons...), la bande-son d’ElmerBernstein
est
éminemment jazz. Toujours au début des années 60, la partition de
Mancini pour la série Peter
Gunn
est 100% du jazz... Hollywood fait aussi directement appel à des
jazzmen pour composer les bandes originales des films et séries,
plus particulièrement de gangsters : Le chef d’orcheste Pete
Rugolo pour
Richard
Diamond,
Stanley
Wilson pour
M
Squad,
Dave
Grusin pour
Baretta,
Quincy
Jones pour
L’homme
de fer…
Les
dessins animés ne sont pas en reste, notamment grâce au
« mickeymousing » (strict unisson du mouvement à l’image
et du son), pour lequel le jazz est particulièrement bien adapté.
Dès
1929, Walt
Disney
sort The
Jazz Fool,
un dessin animé musical de Mickey Mouse. De
nombreux dessins animés s’appuient sur le jazz dans leurs bandes
originales, comme Les
Aristochats (1971)
et La
princesse et la grenouille (2009),
toujours chez Disney, ou encore Chico
et Rita (2010)
de Fernando
Trueba et
Javier
Mariscal,
voire, plus récemment, en 2019, Soul,
des studios Pixar…
2.2 Le jazz comme bande-originale
La
musique, comme le cinéma, défile… Les deux reposent sur des
notions de mouvement et de temps. Pour Johan
Van Der Keuken :
ils n’ont « pas de commencement ni de fin mais seulement un
mouvement continu ». Rien d’étonnant donc que certains
cinéastes aient souhaité utiliser du jazz comme bande sonore.
Si
les musiques de film jazzy se sont plus ou moins imposées aux
Etats-Unis, dès les années 50, en Europe, et plus particulièrement
en France, le jazz se fait musique de film. Depuis le début des
années 50, le jazz est à la mode. Noctambule, urbain, excessif,
noir… il est une musique d’ambiance par excellence. Et, à
l’opposé des Etats-Unis, englués dans la ségrégation, les
français n’hésitent pas à faire appel à des musiciens de jazz
Noirs pour réaliser leurs bandes originales. En 1957, Roger
Vadim
demande à John
Lewis
et son Modern Jazz Quartet de composer la bande originale de Sait-on
jamais.
En
1959, pour Les
liaisons dangereuses 1960,
Vadim récidive et demande à Thelonious
Monk
de jouer la musique du film, avec Charlie
Rouse
au saxophone ténor, Sam
Jones
à la contrebasse et Art
Taylor à
la batterie. Le saxophoniste ténor Barney
Wilen
participe également à la bande son. Vadim commande aussi une
musique aux Jazz Messengers d’Art
Blakey.
La même année, Jean-Pierre
Melville
demande à Christian
Chevallier
et Martial
Solal
la musique de Deux
hommes dans Manhattan.
Autre grand amateur de jazz, Edouard Molinaro s’adresse en 1959 à
Barney
Wilen
pour la bande originale d’Un
témoin dans la ville.
Kenny
Dorham,
Duke
Jordan,
Paul
Rovère
et Kenny
Clarke
accompagnent Wilen. Pour Les
femmes disparaissent,
sorti la même année, c’est Art
Blakey
et les Jazz Messengers qui en écrivent la musique.
Aux
Etats-Unis, l’un des premiers à utiliser un musicien de jazz Noir
est Otto
Preminger pour
Autopsie
d’un meurtre
(1959) avec des musiques de Duke
Ellington.
A
partir des années 60 l’utilisation du jazz en tant que tel comme
bande originale s’étiole. En 1960, pour À
bout de Souffle,
Jean-Luc
Godard
confie la musique à Martial
Solal.
Dans Blow
up (1966)
de Michelangelo
Antonioni,
c’est Herbie
Hancock qui
signe la bande sonore. De même, Lewis
Gilbert demande
à Sonny
Rollins et
Oliver
Nelson de
créer la B.O d’Alfie.
En 1970, le Carnet
de note pour une Orestie africaine
de Pier
Paolo Pasolini
est mis en musique par Gato
Barbieri.
Dans L’Arnaque,
en 1973, un film de George
Roy Hill,
Marvin
Hamlisch reprend
« The Entertainer », composé par Scott
Joplin
en 1902. L’année suivante, Bertrand
Blier
s’appuie sur la musique de Stéphane
Grappelli pour
Les
Valseuses.
En 1974, la bande originale de Death
Wish
de Michael
Winner
est signée Herbie
Hancock.
En 1991, David
Cronenberg
demande à Ornette
Coleman
de jouer pour Festin
nu.
2.3 Quand le cinéma encanaille
le jazz
Si le jazz a influencé les musiques de
films, voire a été utilisé comme musique de film, plus ou moins
fréquemment jusqu’aux années 60, le cinéma a également eu un
impact, certes plus limité, sur le jazz…
Tout
d’abord, de nombreuses musiques de films, souvent tirées des
comédies de Broadway, sont devenues des standards de jazz : «
Chattanooga Choo Choo » de Harry
Warren et
Mack
Gordon
dans Sun
Valley Serenade (1941)
de H. Bruce Humberstone ; « As Time Goes By » d’Herman
Hupfeld
dans Casablanca
(1942)
de Michael
Curtiz ;
« Laura » mis en musique par David
Raskin dans
le film éponyme (1944) d’Otto
Preminger ;
« Body and Soul » d’Edward
Heyman dans
le film éponyme (1947) de Robert
Rossen ;
« Chim chim cheree » et « My Favorite Things » de The
Sound of Music (1965)
de Robert
Wise etc.
Le
cinéma a également influencé de nombreux compositeurs de jazz,
finalement convertis aux musiques de films : Michel
Legrand,
Lennie
Niehaus,
Pete
Rugolo,
Shorty
Rogers,
Dave
Grusin,
Johnny
Mandel…
Et, bien sûr, Lalo
Schiffrin qui,
outre Mission
Impossible,
Mannix
et Starsky
& Hutch,
déjà cités, a également composé les musiques de Luke
la Main froide,
Bullitt,
L’Inspecteur
Harry,
The
Fox...
et qui déclare : « j’ai grandi dans la musique classique
mais j‘ai choisi les deux arts du XXè siècle, le cinéma et le
jazz. »
La
musique de film a aussi eu un impact sur le jazz symphonique de
Stan
Kenton
et le jazz West Coast. D’ailleurs, de nombreux musiciens de jazz
vont partager leur temps entre clubs et studios : Harry
James,
Shelly
Manne,
Jimmy
Giuffre…
Il en va de même en France avec Martial
Solal,
Michel
Portal,
Henri
Texier,
Daniel
Humair…
3. Le jazz, sujet du cinéma
3.1 Des fictions…
En
1941, Blues
in the night,
d’Anatole
Litvak,
est l’un des premiers films dont le scénario, noir et
mélodramatique, repose entièrement sur le jazz, sans être pour
autant une comédie musicale. Mais il ne casse pas les codes raciaux,
puisque les musiciens de jazz sont tous Blancs. Quant à Birth
of the Blues,
également de 1941, de Victor
Schertzinger,
il présente certes un orchestre afro-américain, mais le
clarinettiste Noir est surpassé, sans rien y comprendre, par un
enfant Blanc, qui sera le roi du blues… Dans Syncopation,
à l’écran en 1942, William
Dieterle retrace
plus ou moins l’histoire du jazz et met en scène des Noirs –
dont Rex
Stewart,
non crédité au générique – et des Blancs, dont Benny
Goodman,
Harry
James,
Gene
Krupa
et Connie
Boswell,
mais en prenant soin de ne pas les mélanger… Bertold
Brecht,
ami de Dieterle, rapporte que les soutiens financiers du film ont
demandé « de couper le plus scènes possibles avec des Noirs
et de les remplacer par des scènes entre des hommes et des
femmes ». La même année, en France, Mademoiselle
Swing
de Richard
Pottier
fait partie des films pionniers qui traitent le jazz comme sujet,
avec une bande originale composée par Raymond
Legrand,
Marc
Lanjean et
Johnny
Hess.
En
1948, A
Song Is Born d'Howard
Hawks
est une comédie musicale tirée de Ball
of Fire.
Si le jazz est bien présent dans l'intrigue, la musique, elle, reste
Hollywoodienne… En revanche, en 1949, Rendez-vous
de juillet
de Jacques
Becker,
avec l’orchestre de Claude
Luter
et Rex
Stewart,
montre le jazz et sa dimension esthétique. Il faut dire que Becker
est pianiste et qu’il a monté son film avec un rythme jazz…
Young
Man With the Horn
de Michael
Curtiz,
en 1950, est inspiré du roman de Dorothy
Baker sur
Bix
Beiderbecke.
Kirk
Douglas et
Lauren
Bacall naviguent
dans le monde du jazz, mais labande originale de Ray
Heindorf et
Max
Steiner reste
hollywoodienne… Pour The
Glenn Miller Story,
en 1954, Anthony
Mann
confie le rôle titre à James
Stewart et la bande son à Mancini, qui monte des morceaux de jazz. En 1955,
Preminger, encore lui, sort The
Man with the Golden Arm,
avec Frank
Sinatra
en musicien de jazz, batteur et junkie. La BO, signée Elmer
Bernstein
et jouée par Shorty
Rogers and his Giants,
devient l’un des premiers succès discographiques pour une musique
de film. Suite des biographies des jazzmen – blancs – Valentine
Davies
sort The
Benny Goodman Story
en 1956. Autre biographie, en 1958, Saint
Louis Blues d’Allen
Reisner
s’inspire de la vie de WC
Handy,
interprété par Nat
King Cole,
avec Cab
Calloway,
Ella
Fitzgerald,
Mahalia
Jackson…
En
1958, loin des biopics, mais film de mœurs qui annonce la Nouvelle
Vague, Les
Tricheurs, de
Marcel
Carné,
crée une ambiance jazz avec un collage de morceaux qui vont de Nat
King Cole
à Oscar
Peterson,
en passant par Chet
Baker,
Stan
Getz,
Dizzy
Gillespie,
Lionel
Hampton,
Coleman
Hawkins…
Dans
Paris
Blues,
en 1961, Martin
Ritt,
avec Paul
Newman,
Joanne
Woodward et
Sidney
Poitiers,
sur une musique de Duke
Ellington,
consacre Paris comme ville du jazz, mais avec que des clichés !
En
1962, pour Eva,
avec Jeanne
Moreau,
Joseph
Losey
s’appuie sur la musique de Michel
Legrand
comme musique de fosse, mais intègre « Willow Weep for Me »
et « Loveless Love » chantés par Billie
Holliday
dans l’histoire car, comme le déclare le réalisateur : « le
jazz était le point clé dans Eva ». Mais le jazz n’est pas
un sujet si fréquent dans le cinéma… En 1969, le carnaval de la
Nouvelle Orléans fait une apparition dans Easy
Rider
de
Dennis Hopper.
Play
Misty For Me (1971),
premier film de Clint
Eastwood,
grand amateur de jazz et pianiste à ses heures, tourne autour de
« Misty », la composition d’Eroll
Garner,
de la radio et du jazz. Le personnage principal s’appelle Garver,
clin d’œil à Garner, KRML, le nom de la radio, se réfère à
Carmel, ville du festival de Monterey, où « Misty » a
connu un succès énorme… Le jazz est mêlé à l’intrigue et
fait entièrement partie de la dramaturgie.
Dans
les années 70 et 80, le jazz apparaît de façon épisodique. Une
exception qui confirme la règle, en 1971, dans Les
Stances à Sophie,
Moshé
Mizrahi
utilise la musique free de l’Art Ensemble of Chicago. En 1977, un
autre réalisateur grand amateur de jazz, Martin
Scorcese,
sort New
York, New York,
avec un saxophoniste (Robert
De Niro)
et une chanteuse de jazz (Liza
Minnelli).
Dans quasiment toutes ses bandes sonores, Scorcese fait appel au
jazz : Ragging
Bull,
Affranchis,
Casino…
En 1984, Francis
Ford Coppola rend
hommage au Cotton
Club
dans un film éponyme. Kansas
City
(1996), de
Robert Altman,
mêle jazz et film noir, avec des musiciens acteurs tels que Geri
Allen,
James
Carter,
Craig
Handy…
En
1986, Bertrand
Tavernier
tourne Round
Midnight,
un film nostalgique sur les années be-bop en France, avec Dexter
Gordon
dans le rôle principal. Dans une veine similaire, Eastwood tourne un
film sur la vie de Charlie
Parker.
Bird
sort
en 1987, avec une bande son arrangée par Lennie
Niehaus
sur la base d’enregistrements d’époque. Pupi
Avati
reprend la biographie de Bix
Beiderbecke
en 1990 dans Bix, tourné à Davenport, la ville du saxophoniste. La
même année, Mo’
Better Blues
de Spike
Lee met
en scène Denzel
Washington,
un trompettiste en proie aux tourments de l’inspiration et de la
création, sur une musique du trompettiste Terence
Blanchard.
En 1994, Alain
Corneau
met la culture américaine, dont le jazz, au centre du Nouveau
Monde,
encore sur un mode nostalgique.
Woody Allen,
clarinettiste patenté, met également du jazz dans la plupart de ses
films, mais en fait le thème central d’Accords
et désaccords,
en 1999. Whiplash,
sorti en 2014, de Damien
Chazelle,
est centré sur la batterie et se clôture sur « Caravan ».
En 2015, Don
Cheadle
sort Miles
Ahead,
une biographie très personnelle de Miles
Davis.
En 2017, Etienne
Comar
sort le biopic Django,
servi par le Rosenberg Trio.
Côté
séries, le jazz n’est pas un sujet fréquent, mais le jazz est
central dans Treme
de David
Simon (2010),
Dancing
on the Edge de
Stephen
Poliakoff (2013)
et The
Eddy
de Jack
Thorne et
Damien
Chazelle (2020).
3.2 … aux documentaires
La fiction n’est pas la seule à s’être
emparée du jazz : un certain nombre de films documentaires en
ont également fait leur sujet.
En
1944, Gjon
Mili
et le célèbre producteur de jazz Norman
Granz
sortent un court-métrage remarquable :
Jammin’ the Blues.
Une pléthore de stars du jazz sont filmées lors d’une jam
session : Lester
Young,
Red
Callender,
Harry
Edison, Marlowe Morris,
Sid
Catlett,
Barney
Kessel,
Jo
Jones,
John
Simmons,
Illinois
Jacquet,
Marie
Bryant,
Archie
Savage
et Garland
Finney.
Inspiré par le Bauhaus, Mili essaie de traduire l’ambiance du jazz
avec des effets pour qu’images et musiques se marient : montage
rythmé, images dédoublées en rythme ou retournées, prises de vue
sophistiquées du jitterburg, playback avec musique ajoutée… Code
Hays oblige, Barney
Kessel
est filmé dans l’ombre…
En
1958, Aram
Awakianet
Bert Stern
filment un concert au Newport Jazz Festival et sortent, en 1960, Jazz
On A Summer's Day.
Apparenté à l’Ecole de New York, ce documentaire cherche à
traduire la musique au mieux par un montage recherché, des prises de
vues étonnantes, des effets inhabituels… comme la séquence avec
Armstrong, dans laquelle le public, le chanteur et le chant ne font
qu’un.
Big
Ben: Ben Webster in Europe
est un reportage jazz de Johan
Van Der Koelen,
sorti en 1967… dans lequel le réalisateur, grand amateur de jazz,
filme et monte comme s’il improvisait, sur des rythmes variés, un
tempo soutenu, une pulsation captivante, peu de paroles et beaucoup
de notes.
En
1979, Eastwood produit The
Last of the Blue Devils de
Bruce
Ricker
sur Kansas City avec Count
Basie
et ses musiciens. Après une longue période d’absence, les
documentaires sur le jazz se sont multipliés depuis la fin des
années 80, en grande partie grâce à la télévision. En France,
Frank
Cassenti
s’est fait une spécialité des reportages sur le jazz :
Lettre
à Michel Petrucciani
en 1983, Mystery
Mister Ra
et Archie
Shepp : Je suis jazz… c’est ma vie
en 1984, Wynton
Marsalis :
I
Love to Swing
en 1996… suivra une quinzaine d’autres documentaires, tous aussi
instructifs qu’originaux.
En
1988, Thelonious
Monk, Straight No Chaser
de Charlotte
Zwerin
pose les bases d’un film-documentaire. Le montage intercale des
images filmées par Michael
et
Christian
Blackwood
lors d’une tournée européenne de Monk en 1968, des photos, des
séquences d’archives, des entretiens… et en une heure et demie,
Zwerin, soutenue financièrement par Eastwood, retrace la vie et
l’œuvre de Monk d’une manière magistrale.
Egalement
sorti en 1988, Let’s
Get Lost,
de Bruce
Weber,
est consacré à Chet
Baker.
Robert
Palmer
propose The
World According to John Coltrane
en 1990. Toujours en 1990, Nicolas
Humbert et
Werner
Penzel sortent
Step
Accross The Boarder,
un film barré sur Fred
Frith.
Don
McGlynntourne
Triumph of the Underdog
sur Charles
Mingus,
en 1998.
La
série Jazz
que Ken
Burns
sort en 2001 est remarquable, tant par l’iconographie et les extraits de films, que le montage et la limpidité du récit. The
Blues,
série produite par Martin
Scorcese
en 2003, regroupe sept films centrés uniquement sur le blues et
tournés par Scorcese, Wim
Wenders,
Clint
Eastwood,
Marc
Levin
etc.
En
2005, Ken
Koenig
s’intéresse à la Californie avec Jazz
on the West Coast: The Lighthouse.
Plus récemment, Alan
Hicks
réalise en 2014 un documentaire émouvant : Keep
On Keepin’on
avec le trompettiste Clark
Terry
et un jeune pianiste aveugle Justin
Klaufman.
La même année, Kasper
Collin sort
My
Name Is Albert Ayler.
En 2007, Billy
Strayhorn: Lush Life
est tourné par Robert
Levi.
En France, Christine
Baudillon
tourne des films-documentaires dans lesquels images, biographie,
musique et cadre de vie forment un récit intimiste : Raymond
Boni les mains bleues (2012),
Daunik
Lazro, horizon vertical (2010),
Joëlle
Léandre basse continue (2008)
et Siegfried
Kesler, a love secret
(2004). Stéphane
Sinde est
dans la même démarche, avec des documentaires sur Barney
Wilen
(2005), Michel
Portal
(2012) et Jacques
Thollot
(2013). Dans la même mouvance, en 2012, Richard
Bois sort
Zicocratie à
partir de l’enregistrement de l’album E
Total
d’Andy
Emler.
Quant
aux émissions de jazz à la télévision, si elles sont relativement
fréquentes dans les années 50, elles vont progressivement sortir du
paysage audiovisuel… Aux Etats-Unis, John
Crosby (The
Sound of Jazz),
Ralph
Gleason
(Jazz
Casual),
Jimmie
Baker
(Jazz
Scene USA),
Steve
Allen
(The
Tonigth Show)…
sont quelques figures marquantes du petit écran. En France, en 1955,
Maurice
Blettery
crée A
la recherche du jazz,
réalisé par l’incontournable Jean-Christophe
Averty (Jazzorama,
Modern
Jazz at Studio 4) ;
André
Francis
(Jazz
club,
Jazz
portrait),
Philippe
Adler
(Jazz
6)...
vont également développer des émissions de jazz de qualité pour
la télévision, mais c’est une autre histoire…
4. Le ciné-jazz
4.1 Le ciné-concert, un retour
en enfance
Au départ, les films sont accompagnés
par un violon ou un accordéon, un orchestre, un limonaire, un piano…
La musique s’adapte aux mouvements des images, mais l’avènement
du parlant met fin à la musique live.
Dans
les années 70, Un
drame musical instantané,
orchestre à géométrie variable monté par Jean-Jacques
Birgé,
Bernard
Vitet
et Francis
Gorgé
reprend la formule du ciné-concert, avec vingt-six films à leur
répertoire. Mais c’est véritablement à la fin du vingtième et
surtout au vingt-et-unième que le ciné-concert est réhabilité.
En
1995, Bill
Frisell improvise
sur les films de Buster
Keaton.
Louis Sclavis
compose en 2000 une bande-son pour Dans
la nuit,
de Charles
Vanel (1929).
En 2016,
Denis Colin
et Les Arpenteurs illustrent des films des frères Lumière et Le
Cabinet du docteur Caligari
de Robert
Wiene
(1919). En 2002, Lucas
Belvaux
sort Cavale
et demande à Ricardo
Del Fra
de jouer en direct. Bruno
Régnier,
Patrice
Caratini,
John
Zorn,
Marc
Perrone,
Thierry
Escaich,
l’ONJ (Carmen
de Cecil
B. DeMille,
1915), Guillame
Perret
et beaucoup d’autres… animent de nombreux cinés-concerts.
En
parallèle, des spectacles multimédias qui mêlent vidéo et jazz
voient le jour, à l’image du duo Jean-Marc
Foussat
et Stephan
Oliva…
Malgré tout, le ciné-concert reste
anecdotique.
4.2 Le film jazz, une fratrie
détonante
En
littérature, certains auteurs ont écrit avec une dynamique et un
rythme qui swinguent, à l’instar de Boris
Vian,
Jean
Cocteau,
Pierre
Reverdy,
Raymond
Queneau,
Paul
Morand,
Scott
Fitzgerald,
Langston
Hugues,
James
Baldwin,
Jack
Kerouac,
certaines pages du roman noir américain, par exemple de Chester
Himes,
Toni
Morrison,
Alessandro
Baricco,
Christian
Gailly
etc.
Dans leur mode opératoire, le jazz et le
cinéma partagent des points communs.
Ils sont avant tout des arts du mouvement et du rythme,
mais aussi de l’immédiateté. En effet, jazz et cinéma ont le
même
rapport au présent : ils « s’inventent au présent »,
l’un par le jeu des acteurs et l’autre par celui des musiciens.
Par ailleurs, les scripts sont au cinéma ce que les partitions sont
au jazz, les prises sont au film ce que les répétitions sont
au concert, et le mixage est au musicien ce que le montage est au
réalisateur.
C’est
ce qu’a comprisJean
Painlevé
dès 1945 et 1947 : il sort les tous premiers films dont les
images ont été montées en fonction de la musique, en l’occurrence
des morceaux joués par Louis
Armstrong,
Duke
Ellington,
Jimmie
Luceford,
Baron
Lee,
Gene
Krupa…
Il s’agit de deux documentaires : Le
Vampire,
sur les chauve-souris, et Assassins
d’eau douce,
sur les crevettes.
1958
est une année clé pour le film jazz. D’abord parce que
l’ethnologue Jean
Rouch
filme Moi
un Noir
en marchant – c’est de la walking camera et de l’improvisation
dynamique – et monte la bande son en postsynchronisation. Il filme
jazz, même s’il ne l'évoque pas en tant que tel. C’est
également en 1958 que sort le film mythique de Louis
Malle,
Ascenseur
pour l’échafaud,
avec la musique improvisée par Miles
Davis devant
l’écran. Comme l’écrit Gilles
Mouëllic :
« jamais la légende d’un film ne s’est autant construite
autour de la bande-son ».
La
même année, dans Blue
Jean,Jacques
Rozier
donne un thème et laisse les acteurs libres de leur jeu… Il
récidivera en 1961 avec Adieu
Philippine
qui démarre sur un générique filmé pendant une émission de
Jean-Christophe
Averty,
avec Maxime
Saury et
Jacques
Danjean pour
la musique.
En
1959, le film emblématique de la Nouvelle Vague, A
bout de souffle,
se déroule sur la musique de Martial
Solal
et un motif jazzy répété. Jean-Luc
Godard
filme et monte sur un rythme enlevé, comme le jazz, et utilise la
postsynchronisation pour la bande originale.
Deux
films s'imprègnent réellement la culture afro-américaine. Shadows,
de Cassavetes, sorti en 1959, avec une bande son signée Charles
Mingus et
Shafi
Hadi,
et un jeu d’acteurs basé sur l’improvisation. Davantage apprécié
par les Européens que les Américains, Shadows
reçoit le grand prix de la critique du festival de Venise en 1961…
En 1960, Cassavetes tourne une trilogie jazz, Too
Late Blues,
avec une musique de David
Raskin.
La réalisatrice Shirley
Clarke,
ex danseuse chez Martha
Graham et
proche de Cassavetes, se focalise sur les problèmes raciaux. En
1960, elle sort The
Connection,
tiré d'une pièce de Jack
Gelber autour
de musiciens de jazz toxicomanes, créée par le Living Theater et
Jackie
McLean.
Le film est censuré aux Etats-Unis jusqu’en 1962, mais sort en
Europe. En 1963, toujours de Clarke, The
Cool World est
accompagné par le quintet de Dizzy
Gillespie.
Le
cinéaste Johan
Van der Keuken utilise
la musique du Willem
Breuker Kollektief comme
bande originale de la plupart de ses films, filme caméra à l’épaule
et se définit lui-même comme un cinéaste improvisateur. Chris
Marker,
autre réalisateur de films-documentaires dynamiques, écrit un
article en 1948 dans Esprit intitulé « du jazz considéré
comme prophétie ». Les huit cent clichés qui composent Si
j’avais quatre dromadaires,
sorti en 1966, sont montés en fonction des voix off et de la
musique.
Toujours
en 1966, Michelangelo
Antonioni
sort Blow
up
sur une musique de Herbie
Hancock. Le film, déjanté, se déroule dans le Swinging London des années
60 et la bande originale joue un rôle clé pour le rythme du film.
Entre
1975 et 1981, dans Duelle,
Noroît
et
Merry-Go-Round,
Jacques
Rivette mélange
improvisation et direction, et tourne avec un orchestre qui joue en
direct. Jean
Wiener est
au piano, puis Jean
et
Robert
Cohen-Solal avec
Daniel
Ponsard,
et le duo Barre
Phillips et
John
Surman.
Encore
plus radical, Bush
Mama (1975)
est tourné comme du free jazz par Haïlé
Gerima avec
un jonglage entre images répétées, voix off, musique, cris…
Passing
Throug (1977)
de Larry
Clark est
un pamphlet contre les Majors, sur une bande originale d’Horace
Tapscott.
En
1978, dans In
girum imus nocte et consumimur igni,
Guy
Debord utilise
« Whisper Not » comme une voix off et un palindrome et
agence les images autour de la musique. Claire
Denis
a écrit Chocolat,
en 1987, en
écoutant « Nambanje »
d’Abdullah
Ibrahim et
Johnny
Dyani.
En 2001, Jean
Rochard
propose à Pascale
Ferran
d’être le témoin de la création d’un disque. Elle filme Sam
Rivers et
Tony
Hymas dans
un studio pendant quatre jours et sort Quatre
jours à Ocoee en
2001.
Parmi
les réalisateurs qui filment et montent avec un rythme hors des
conventions hollywoodiennes, Wong
Kar-Wai,
les frères Dardenne,
Raymond
Depardon…
qui,
s’ils ne font pas vraiment des films jazz,ont
néanmoins une
esthétique proche de
l’esprit du
jazz, ou,
à défaut, appréciée des amateurs de jazz.
La
conclusion revient à Gilles
Mouëllic
qui, dans
Jazz et Cinéma,
déclare : « nés en même temps, sur le même continent,
dépendant l'un et l'autre de la reproduction technique, leur
histoire commune se limite à de petites histoires, à des points de
convergences ponctuels qui parcourent le siècle ».
Texte de la conférence-vidéo du 23 septembre 2023 à la Médiathèque Andrée Chedid.