28 mars 2015

In Between

Voilà déjà neuf ans que StéphaneSpira sortait First Page (Bee Jazz), avec Olivier Hutman, Gilles Naturel et Philippe Soirat. En 2009, c’est en duo avec Giovanni Mirabassi qu’il publie SpiraBassi (Bee Jazz). Le saxophoniste propose ensuite Round About Jobim, enregistré avec Lionel Belmondo et l’Hymne au Soleil en 2012 pour Alb Records – JazzMax, label créé en 2005. En 2014, après cette excursion au pays de la bossa nova, Spira revient au bop avec In Between, toujours chez JazzMax.

Installé aux Etats-Unis depuis 2010, Spira a monté un quartet sans piano avec une rythmique américaine – Steve Wood à la contrebasse et Jonathan Blake à la batterie – et fait appel au tromboniste Glenn Ferris, déjà invité sur Round About Jobim, américain lui-aussi, mais résidant en France…

In Between propose plus d’une heure de musique et douze morceaux : neuf signés Spira, « Reflections in D » de Duke Ellington (The Duke Plays Ellington – 1953), « Samba Em Prelúdio » de Baden Powell et Vinicius de Moraes (1962) et « Ground 4 Dismissal » de Wood.

A l’instar de «  N.Y. Time », la plupart des morceaux reprennent la structure du be-bop : courte mise en bouche de la contrebasse, entrée servie à l’unisson par le saxophone et le trombone, plats principaux sous forme de succession de solos, puis nouvel unisson pour le dessert. Wood et Blake forment une section rythmique de luxe, vive, attentive et chaleureuse. Sonorité acoustique ample et chaude pour la contrebasse, dont l’accompagnement se base le plus souvent sur des riffs entraînants (« Cosmaner ») ou des walking véloces (« Flight »). Avec l’archet, Wood joue aussi des lignes mystérieuses (« Reflections In D ») ou mélancoliques (« Samba Em Prelúdio »). Dans « A Special Place », son solo, particulièrement mélodieux, parcourt toute la tessiture de l’instrument. Blake possède également un son très naturel. Touffu, mais félin, son jeu de batterie s’appuie généralement sur des roulements secs et serrés (« Glenntleman »). Blake croise les rythmes (« Reflections In D »), glisse des chabadas (« Grounds 4 Dismissal ») ou fait chanter sa batterie (« Grounds 4 Dismissal »), avec un swing contagieux. Depuis l’orchestre de Don Ellis, à la fin des années soixante, jusqu’à Pentessence et Ferris Wheel, Ferris a joué dans des contextes très éclectiques qui vont du Grand Wazoo Big Band et Mothers of Invention de Frank Zappa à l’Azur Quintet d’Henri Texier, en passant par Billy Cobham, l’Orchestre National de Jazz d’Antoine Hervé, Steve Lacy, le collectif Palatino… Un son large et velouté, une nonchalance élégante (« Flight »), des effets de growl (« Samba Em Prelúdio ») ou wah wah (« In Transit »), un lyrisme délicat (« A Special Place »)… En plus de ses talents de mélodiste, Ferris possède également une mise en place rythmique nette et précise (« Glenntleman »). Spira est un saxophoniste ténor puissant et métallique (« Cosmaner »), dont les phrases énergiques (« Glenntleman ») louvoient dans une veine hard-bop (« N.Y. Time ») qui swingue de bout en bout (« In Between »). Il utilise la sonorité plutôt soyeuse de son saxophone soprano pour jouer des pièces paisibles (« A Special Place »), voire nostalgiques (« Samba Em Prelúdio »). Ce qui ne l’empêche pas de revenir à des motifs rapides (« Dawn In Manhattan ») et dansants (« Classic »).

In Between s’inscrit dans la lignée hard-bop, mais Spira et son quartet creusent une voie qui leur est propre, sans piano, avec quelques accents sud-américains, une rythmique chatoyante et un engouement collectif...

Le disque

In Between
Stéphane Spira
Stéphane Spira (ts, ss), Glenn Ferris (tb), Steve Wood (b) et Jonathan Blake (d).
Alb Records – Jazzmax
Sortie en avril 2014

Liste des moreaux

01.  « Cosmaner » (6:08).
02. « Dawn in Manhattan » (5:45).  
03. « Glenntleman » (4:42).  
04. « In Transit » (3:06).       
05. « Reflections in D  », Ellington (7:19).    
06. « Flight » (5:39).  
07. « A Special Place » (8:07).          
08. « N.Y. Time » (4:08).       
09. « Samba Em Prelúdio », Powell et de Moraes (9:17).  
10. « Classic » (6:03).
11. « In Between » (3:36).    
12. « Grounds 4 Dismissal », Wood (3:17).  


Tous les morceaux sont signés Spira sauf indication contraire.

21 mars 2015

Un poisson dans le désert

En 2010, au festival Rochefort en accords, le violoncelliste américain Eric Longsworth rencontre le joueur de kora malien Chérif Soumano. Deux ans plus tard, en compagnie du percussionniste et chanteur français Jean-Luc Di Fraya, ils enregistrent Korazon. Depuis, le World Kora Trio – qui porte bien son nom – ne cesse de tourner aux quatre coins du monde.

En mars 2015, Longsworth et Soumano sortent Un poisson dans le désert, toujours pour le label Passé Minuit, mais avec David Mirandon aux percussions, au lieu de Di Fraya. Le trio invite également l’harmoniciste québécois Guy Bélanger pour renforcer le caractère bluesy de « Nice To Meet You » et une autre star malienne de la kora, Toumani Diabaté, pour dialoguer avec Soumano sur « N’Djarabi ».

Les onze thèmes ont en commun d’être mélodieux (« Dibi »), avec des accents folks (« Oceans To Cross »), des airs de comptine (« Nice To meet You ») ou de berceuse (« Nine Lives »). Chaque morceau dure autour de cinq minutes. Longsworth en signe six et Soumano, cinq.

Les multiples percussions (« Oceans to Cross ») enchevêtrent leurs rythmes dans des motifs foisonnants (« N'Djarabi »), mais d’une régularité inébranlable, qui les rend particulièrement entraînants (« Dibi »). Mirandon appuie presque toujours ces cellules touffues sur une base binaire (« Vagabondeur ») qu’il marque souvent avec la charley (« Mistral dansant »). Sonorité cristalline et métallique, brio des chorus (« Woulou Fato »), netteté des riffs (« Un poisson dans le désert »)… l’approche de Soumano a d’autant plus de points communs avec celle d’un guitariste qu’il évite les ritournelles lancinantes, fréquentes dans les musiques traditionnelles. Le rapprochement avec la guitare est encore plus flagrant quand Soumano électrifie sa kora et met des effets wah-wah (« Oceans to Cross »). Le violoncelle électrifié de Longsworth lui permet de passer d’une ligne de basse (« Dibi ») en pizzicato à des phrases mélodieuses à l’archet (« N'Djarabi »). Ses tourneries s’entrecroisent avec celles de la kora (« Oceans to Cross »), ses motifs funky (« N'Djarabi »), rock (« Dibi ») ou bluesy (« Nice to Meet You ») soutiennent les solos de Soumano, ses chorus virtuoses (« Dibi »), volontiers empreints de lyrisme (« Kele »), sont relevés d’accents moyen-orientaux (« Un poisson dans le désert »), folkloriques (« Oceans to Cross »), blues (« Nice to Meet You »)…

Là où le duo Ballaké SissokoVincent Segal insiste sur l’acoustique et marie musique traditionnelle et musique de chambre, le World Kora Trio a plutôt choisi la fusion entre un jazz tendance rock et la musique du monde.

Le disque

Un poisson dans le désert
World Kora Trio
Eric Longsworth (cello), Chérif Soumano (kora) et David Mirandon (percu), avec Toumani Diabaté (kora) et Guy Bélanger (harmonica).
Passé Minuit
Sortie en mars 2015

Liste des morceaux

01. « Vagabondeur »,  Longsworth (5:18).
02. « Mistral dansant », Longsworth (5:17).
03. « Dibi », Soumano (4:09).
04. « Un poisson dans le désert », Longsworth (5:58).        
05. « Oceans to Cross », Longsworth (4:46   ).
06. « N'Djarabi », Soumano (6:01).
07. « Nice to Meet You », Longsworth (4:40).         
08. « Kele », Soumano (5:28).
09. « Nine Lives », Longsworth (4:48).
10. « Woulou Fato », Soumano (4:20).
11. « Tama », Soumano (4:30).        


19 mars 2015

Fourth World Vol. 1 Possible Musics

1980 : Brian Eno est déjà une star aux multiples facettes, Jon Hassell est toujours un trompettiste-chercheur… Ils décident d’enregistrer pour Polydor un album-concept au titre éloquent : Fourth World Vol. 1 Possible Musics. Pour Hassell, c’est un peu comme un manifeste dans lequel il expose sa «coffee-coloured classical music » et son jeu « future primitive »… une « fourth stream », en quelque sorte. Le concept d’Hassell repose sur un métissage de musiques synthétiques et de musiques traditionnelles. En novembre, le label allemand Glitterbeat, spécialiste des musiques africaines, réédite Fourth World Vol. 1 Possible Musics.

Les six morceaux du disque, composés pour une moitié par Hassel et pour l’autre par le duo, ont des titres qui évoquent l’Afrique : « Griot (over « Contagious Magic ») » et l’Afrique de l’ouest, « Ba-Benzélé » du nom de la tribu pygmée, « Rising Thermal 14° 16’ N; 32° 28’ E » situé dans le sud Soudan, « Charm (Over « Burundi Cloud ») » au nom explicite, « Delta Rain Dream » qui pourrait faire référence au Nil… Sans oublier, bien entendu, la photo satellite de la pochette du disque, un cliché de la région du sud de Khartoum.

Si Hassell est présent sur toutes les plages, en revanche Eno ne joue du synthétiseur (Prophet et Minimoog) ou de la guitare que dans quatre morceaux. Comme souvent, Hassell est accompagné de Naná Vasconcelos au ghatam (percussion indienne en forme de pot) ou aux congas. Il fait également appel au percussionniste sénégalais Aïyb Dieng sur trois morceaux. D’autres invités se joignent également à la partie, au grès des ambiances…

Entre Eno, en plein développement du concept musical ambient avec Discreet Music (1975) et Music for Airports (1978), et Hassell, qui a suivi les cours de Pandit Prân Nath et reste sous l’influence de Karlheinz Stockhausen, Terry Riley, La Monte Young… la musique de Fourth World Vol. 1 Possible Musics est imprégnée de minimalisme répétitif.  

Pas d’unité de temps pour les morceaux qui s’étalent de trois à vingt-et-une minutes. Les mélodies sont réduites à un motif de quelques notes (« Chemistry ») développé à l’économie (« Delta Rain Dream ») et la rythmique est un enchevêtrement de boucles récurrentes (« Charm (Over « Burundi Cloud ») »). Fourth World Vol. 1 Possible Musics joue avant tout sur des juxtapositions sonores qui créent des paysages évocateurs : les sons acoustiques naturels et chaleureux des percussions (« Chemistry ») ; la voix déformée, feutrée, voire fêlée, de la trompette électrifiée ((« Charm (Over « Burundi Cloud ») ») ; les sonorités synthétiques des claviers (nappes d’harmoniques emphatiques dans (« Delta Rain Dream ») ; un riff groovy de conga et de basse (« Ba-Benzélé ») ; les effets réalistes (claquements de mains dans « Griot (over « Contagious Magic ») », orage dans « Ba-Benzélé », grillons et bruits de la nuit dans « Rising Thermal 14° 16’ N; 32° 28’ E »…)…

Décors et rythmiques africains, minimalisme et réitérations dans la lignée des Riley, Steve Reich, Philip Glass… et trompette aux vocalises de synthétiseur : Hassell se lance dans une musique électro d’ambiances.

Le disque

Fourth World Vol. 1 Possible Musics
Jon Hassell & Brian Eno
Jon Hassell (tp), Brian Eno (g, synth, électro), Naná Vasconçelos (percu) et Aïyb Dieng (percu), avec Percy Jones (b), Michael Brook (b), Jerome Harris (b), Paul Fitzgerald (electro), Gordon Philips, Andrew Timar et Tina Pearson (mains)…
Glitterbeat – GBCD 019
Sortie en novembre 2014

Liste des morceaux

01.  « Chemistry », Hassell & Eno (6:50).
02.  « Delta Rain Dream », Hassell & Eno (3:26).
03.  « Griot (Over « Contagious Magic ») » (4:00).
04.  « Ba-Benzélé » (6:15).
05.  « Rising Thermal 14° 16' N; 32° 28' E », Hassell & Eno (3:05).
06.  « Charm (Over « Burundi Cloud ») » (21:29).

Toutes les compositions sont signées Hassell, sauf indication contraire.


11 mars 2015

Sons d’hiver... et Notes brûlantes !


Il est vingt-heure trente, le 23 janvier à l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre : Fabien Barontini donne le coup d’envoi de la vingt-quatrième édition de l’indispensable festival Sons d’hiver : dix-sept soirées, trente-deux concerts, quatre conférences, quinze salles… et près de cent trente musiciens !

Barontini a tout à fait raison de remercier les partenaires qui soutiennent Sons d’hiver depuis plus de deux décennies car, à l’instar d’autres médias malheureusement sous le feu de l’actualité (et des balles…), ils contribuent d’une manière décisive à maintenir la liberté d’expression musicale.

La programmation 2015 ne déroge pas à la tradition de Sons d’hiver ; elle est remarquable de diversité et stupéfiante de qualité : jazz, free, contemporain, rap, électro, blues, world… sont concoctés par les maîtres du genre ! Les « monstres sacrés » Anthony Braxton, Archie Shepp, Otis Taylor, William Parker, James « Blood » Ulmer, Fred Frith, Peter Brötzmann … côtoient les « créateurs insatiables » Matthew Shipp, Craig Taborn, Hamid Drake, Tony Hymas, Ambrose Akinmusire… et les « irréductibles chanteurs » Bernard Lubat, Louis Sclavis, Vincent Peirani, Emile Parisien… sans compter tous les autres artistes injustement oubliés !


Vendredi 23 janvier
Espace Culturel André Malraux – Le Kremlin-Bicêtre

La soirée d’ouverture de Sons d’hiver 2015 frappe fort : l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre accueille le trio de Matthew Shipp puis le quartet d’Anthony Braxton. Le public a bravé le froid de canard pour prendre d’assaut les quatre-cent places de la grande salle.

Il faut dire que Shipp et de Braxton se produisent plutôt rarement à Paris. Shipp a joué en juin 2013 à la Dynamo de Pantin, quant à Braxton, il y a certes le célèbre Paris Concert, enregistré en 1971 pour ECM dans les studios de l’ORTF, avec Chick Corea, Dave Holland et Barry Altschul, mais, depuis le début des années deux mille, les occasions de l’écouter en France se comptent sur les doigts de la main : en mai 2014 il a joué au Petit Faucheux de Tour avec le Diamond Curtain Wall Trio, sinon, il faut remonter à 2010 pour un concert en septuor à Strasbourg ou en 2008 à Besançon…


Matthew Shipp Trio
To Duke


Le concert de Sons d’hiver permet à Shipp de présenter son hommage à Duke Ellington : To Duke vient de sortir (le 23 janvier) sur le label RogueArt qui, soit dit en passant, fête ses dix ans cette année.

Shipp est en trio avec MichaelBisio à la contrebasse et NewmanTaylor Baker à la batterie, au lieu de l’habituel Whit Dickey. Pendant près d’une heure et quart, le trio développe des thèmes d’Ellington, de Billy Strayhorn et de Shipp. Ce n’est évidemment pas la première fois que la musique d’Ellington est reprise – à commencer par le Crescendo in Duke de Benoît Delbecq, présenté à Sons d’hiver en 2012 – mais c’est la première fois que Shipp s’en empare. Le concert démarre sur les chapeaux de roue avec une esquisse de « Satin Doll ». Pendant tout le concert, les morceaux du répertoire d’Ellington n’apparaissent qu’en filigrane : « I Got It Bad And That Ain’t Good », « Mood Indigo », « Solitude », « Take The A Train »…

Le trio joue pendant près d’une heure et quart sans interruption, ni temps mort. Shipp navigue entre tradition et modernité : à des phrases qui balancent, teintées de swing, voire de traits bluesy, succèdent des passages contemporains faits d’ostinatos, lignes brisées, répétitions de cellules dissonantes, crépitements, clusters… Avec son touché puissant et son jeu percussif, ses cascades de notes sur tempo rapide et sa ligne délicate de cithare, jouée dans les cordes, le pianiste a une approche rythmique et expressive de la musique. Bisio possède une sonorité puissante et un jeu mobile. Son discours alterne pédales entêtantes, jeu majestueux à l’archet, double cordes violentes, motifs libres… mais aussi des lignes de walking. Dans un chorus a capella d’une dizaine de minutes il laisse libre-court à son imagination, pour le moins fertile ! Quant à Baker, à l’instar de nombreux batteurs free, il en met partout, tout en conservant une grande musicalité, grâce à son sens des nuances, tant sur le plan sonore que sur celui des effets, comme il le montre dans son solo, essentiellement joué avec les mains sur les peaux. Baguettes, mailloches, balais, fagots… roulements, cliquetis, rim shot, cross stick et chabada, toutes les techniques y passent. Les interactions du trio reposent sur une écoute attentive et, même si dans l’ensemble Shipp mène la danse, Bisio et Baker participent activement au déroulement de la musique.


Shipp a forgé son style au son d’Ellington et Thelonious Monk, mais aussi Randy Weston et Andrew Hill, ou encore Bud Powell et Mal Waldron… Sincèrement original et novateur, Shipp mérite son paraphe dans le grand livre du jazz.


Anthony Braxton Diamond Curtain Wall Quartet

Ce soir Braxton se produit avec son quatuor de musique de chambre contemporaine : créé au début des années deux-mille, d’abord sous forme de trio, le Diamond Curtain Wall Quartet repose désormais sur la guitariste Mary Halvorson et deux membres actifs de la fondation Tri-Centric de Braxton : le trompettiste, cornettiste, tromboniste… Taylor HoBynum et le saxophoniste et « électroniste » James Fei. En dehors d’Halvorson qui s’en tient à sa guitare électrique et ses pédales d’effets, les trois autres musiciens changent constamment d’instruments. Braxton, par exemple, passe de son saxophone alto au sopranino, puis au soprano et au  baryton. A son habitude, il dirige le quartet avec une gestuelle qui lui est propre, faite de figures géométriques dessinées avec les mains, de numéros montrés avec les doigts…


Comme dans le cas de To Duke, la prestation du Diamond Curtain Wall Quartet est un morceau d’un seul tenant, d’une heure. Dès les premières notes, le ton est donné : un unisson dissonant vole en éclat rapidement, chaque voix part de son côté, comme autant de cellules qui s’imbriquent, se répondent ou se superposent. Bourdonnements, vrombissements, motifs cinglants, notes tenues, rifs heurtés, boucles intercalées, stridences… la musique est singulièrement expressive. Avec son armada de saxophones, Braxton endosse le rôle de soliste. Au milieu de ses lignes énergiques et déferlantes de notes, il esquisse les traits d’une mélodie. Pendant ce temps, le trio pépie, zigzague et rebondit de cris en barrissements. C’est depuis les années quatre-vingts dix que Braton s’intéresse au langage de programmation SuperCollider et, de temps en temps, il rejoint son ordinateur pour composer en direct des sons de synthèse qui servent de décors électro, plutôt discrets. Le Diamond Curtain Wall Quartet désagrège la mélodie, désintègre le rythme, chamboule l’harmonie… reste la matière première : le son. Braxton et ses compagnons créent des sculptures sonores avec les vibrations, les harmoniques, les hauteurs…


Depuis 3 Compostions of New jazz, en 1968, Braxton n’a pas cesser d’explorer les territoires de la musique d’avant-garde. Sa musique, et le Diamond Curtain Wall Quartet n’y coupe pas, se situe à la croisée de la musique contemporaine, pour l’approche, et le jazz, pour la pâte sonore.



Vendredi 30 janvier
Théâtre Paul Eluard – Choisy-le-Roi

La cinquième soirée de Sons d’hiver se déroule au théâtrePaul Eluard de Choisy-le-Roi et les trois cent cinquante places sont quasiment occupées pour écouter deux trios saxophone – contrebasse – batterie qui s’inscrivent dans la « tradition » free. Le pianiste habituel de TarBaby, Orrin Evans a dû annuler sa venue, et c’est David Murray qui le remplace au côté d’Eric Revis et de Nasheet Waits. Suit un trio « historique », avec Peter Brötzmann, William Parker et Hamid Drake.


David Murray, Eric Revis & Nasheet Waits

Waits fait partie de l’Infinity Quartet de Murray, Revis et Waits jouent ensemble dans TarBaby avec Evans, bien sûr, mais aussi aux côtés de Jason Moran. Le trio Murray – Revis – Waits était donc fait pour se réunir !


Comme pour chaque soirée, Fabien Barontini dit quelques mots pour introduire les concerts. Ce soir, il cite une phrase de circonstance tirée de La société du spectacle (1967) de Guy Debord : « la société du spectacle nous incite au permis et nous interdit d’explorer les possibles ».

Le trio joue six morceaux, dont « Tough Love » d’Andrew Hill (Dusk – 1999) et « Obi » de Butch Morris, comparse de Murray décédé en 2013. Murray, Revis et Waits marient tradition et avant-garde. La section rythmique navigue d’un grondement dense et touffu  à des poly-rythmes complexes, soutenus par des motifs entraînants, en passant par une walking et son chabada, un shuffle et ses balais ou un bass vamp et des splash discrets… Dans l’introduction d’« August », un thème qu’il a composé et dédié au fils de Waits, Revis révèle un sens mélodique solide, servi par un son ample. Ses longues lignes sinueuses parcourent l’étendue de la contrebasse et il se sert habilement des nuances sonores, en jouant notamment avec les harmoniques. Waits représente l’archétype du batteur moderne, aussi à l’aise dans un environnement free que neo-bop. Tantôt puissant et foisonnant – sa pédale de grosse caisse cède après « Tough Love » –, tantôt délicat (« August »), la batterie de Waits reste toujours entraînante et il passe d’un chorus subtils aux balais à une suite impressionnante de variations de roulements serrés sur les peaux (« Obi »). Au saxophone ténor comme à la clarinette basse, Murray possède un son épais et chaleureux, un souffle net, un phrasé précis et une mise en place phénoménale. L’esprit du blues flotte constamment en filigrane et sa fausse nonchalance lorsqu’il tourne autour des mélodies est vite brisée par les envolées dans le registre aigu, cris déchirants, sauts d’intervalles improbables et autres jeux de touches.

La musique de Murray, Revis et Waits dégage une tension saine et s’engage sur des sentiers originaux, entre free, bop, blues, swing… A quand un disque ?


Peter Brötzmann, William Parker & Hamid Drake

Après New York et la Californie, léger changement de décor : cap sur l’Allemagne, La Louisiane et… New York, avec trois musiciens qui se connaissent et jouent ensemble depuis plus de vingt ans. Brötzmann et Parker, accompagnés du percussionniste Gregg Bendian, enregistrent Sacred Scrape en 1994 et, l’année suivante, Drake et Brötzmann sortent The Dried Rat-Dog en duo. Mais il faut attendre 2001 pour que le trio grave Never Too Late But Always Too Early, hommage à Peter Kowald publié par Eremite Records. 

Avec ce deuxième trio, le parfum des années soixante-dix ressurgit et la soirée pénètre encore davantage dans l’univers du free. Il faut dire que Brötzmann – Parker – Drake affichent une moyenne d’âge de soixante-cinq ans, soit une quinzaine d’années de plus que Murray – Revis – Waits…


Brötzmann et Parker ouvrent le bal : la sonorité métallique, épaisse, suraigüe, peut-être grasseyante de la clarinette, répond aux trépidations furieuses de l’archet sur les cordes de la contrebasse. Le ton est donné et l’ombre d’Albert Ayler plane au-dessus du trio. Quand il entre en jeu, Drake plante un décor luxuriant que Parker complète par une ligne sinueuse, parsemée de rifs entraînants, tandis que Brötzmann poursuit ses hurlements au saxophone ténor, en glissant de temps en temps une ébauche de mélodie. La section rythmique assure la pulsation avec, ça-et-là, quelques passages en walking et chabada, quatre temps réguliers marqués en alternance par la cymbale, un rim shot et la grosse caisse, trois temps sur la grosse caisse et la charley, une excursion brève dans le binaire, une marche régulière... Les tableaux se succèdent donc dans une grande variété de rythmes, toujours robustes et fournis, et de lamentations, qui vont de l’incantation furibonde aux sanglots spasmodiques. Après une grosse demi-heure, le trio entame un deuxième morceau qui commence calmement sur des roulements de cordes, des bruissements de cymbales et une mélopée tranquille. Mais Brötzmann pousse vite son ténor vers le haut, soutenu par les contrepoints cadencés de la contrebasse et les grondements imposants de la batterie. Changement de climat pour le troisième morceau : Drake s’empare d’un tambour sur cadre et se lance dans une complainte aux accents africains. Sa belle voix chaleureuse et douce se marie bientôt aux motifs répétitifs et sourds du sintir de Parker. Le chant de la clarinette succède à celui de la voix. Aérien, Brötzmann pare son discours d’accents moyen-orientaux avant de décoller dans l’aigu. Le bis reste dans cette veine « world-free » avec un court duo apaisé entre la clarinette et le ney de Parker, sur fonds de tambours et de splash profonds…

Avec trois musiciens de la trempe de Brötzmann, Parker et Drake, il fallait s’en douter : les notes et les rythmes fusent et l’expressivité est le maître-son.


Vendredi 6 février
Salle Jacques Brel – Fontenay-sous-Bois

Archie Shepp est un habitué de Sons d’hiver et il remplit les salles : la soirée du 6 février, à Fontenay-sous-Bois, ne déroge pas à la règle et les six cent places de la salle Jacques Brel sont pleines à craquer. Mais avant Shepp et son Attica Blues Big Band, c’est Anthony Joseph qui présente Kumaka.


Anthony Joseph Kumaka 

Originaire de Trinité-et-Tobago, installé à Londres depuis 1989, Joseph se partage entre littérature et spoken word. Au début des années deux-mille il monte The Spasm Band, un groupe à géométrie variable avec lequel il a sorti cinq disques. En 2014, c’est Meshell Ndegeocello qui produit son album Time. Dans la foulée, Joseph crée Kumaka, projet qu’il présente pour la première fois sur scène à Sons d’hiver.

Joseph a réuni un All Star des Caraïbes avec le Bahaméen Shabaka Hutchings aux saxophones soprano et ténor, les antillais José Curier à la basse et Roger Raspail aux percussions et le Trinidadien Courtney Jones à la batterie et tambour d’acier.

Riff de basse entêtant de quatre notes, congas intercalées, maracas et motif minimaliste au steelpan : l’orchestre chauffe la salle avant l’entrée sur scène de Joseph. Le quintet joue ses propres compositions : « Tabuka » et « Bélé » sont signés Raspail, « Slinger », dédié à Mighty Sparrow, « What It Mean? », hommage à un oncle, et « Jimmy (upon that river) » sont de Joseph… Les mots de  Joseph se détachent au-dessus de la rythmique incantatoire et le ténor d’Hutchings insère bourdonnements et stridences pour souligner la scansion. Joseph vit la musique de bout en bout : il parcourt la scène de long en large, danse frénétiquement, saute dans tous les sens, encourage ses musiciens avec des cris, coups de sifflet ou cowbell…  Au ténor comme au soprano, Hutchings passe d’une ligne dansante, parfois dans l’esprit des shouters funky, voire fusion, à des chorus débridés qui taquinent le free. La structure des rythmes change d’un morceau à l’autre – calypso, soca, marche, bel-air… – mais s’appuie toujours sur une polyrythmie répétitive soutenue par un motif de basse.

Tel un griot qui aurait choisi les congas et le saxophone plutôt que le tam-tam et la kora, Joseph et Kumaka mêlent poésie et rythmes des caraïbes, sur fonds de transe…


Archie Shepp Attica Blues Big Band

Le 9 septembre 1971, dans l’Etat de New-York, les détenus de la prison d’Attica se mutinent. Le 13, Nelson Rockefeller, gouverneur de l’Etat, ordonne l’assaut. Les forces de l’ordre abattent vingt-neuf prisonniers et dix otages… Un an plus tard, Archie Shepp publie Attica Blues chez Impulse! avec, entre autres, Marion Brown, Jimmy Garrison, Walter Davis Jr, Cornell Dupree, Beaver Harris… Une seconde version est enregistrée en 1979, lors d’un concert au Palais des Glaces de Paris, et un double-album est édité par Blue Marge. Pas loin de trente-cinq ans plus tard, Châteauvallon et Jazz à Porquerolles soutiennent Shepp pour remonter un orchestre et reprendre le répertoire d’Attica Blues. En novembre 2013 ArchieBall sort I Hear The Sound, une compilation d’enregistrements réalisés lors des concerts du big band.

Pour cette mouture de l’Attica Blues Big Band présentée à Sons d’hiver, Shepp se repose sur deux compagnons de route qu’il connait bien : le percussionniste des années Sun Ra, Famoudou Don Moye, et le pianiste qui l’accompagne le plus souvent depuis la fin des années quatre-vingts dix, Tom Mc Clung. Autre membre de l’AACM présente sur I Hear The Sound, la claviériste et chanteuse Amina Claudine Myers n’a malheureusement pas pu faire le déplacement. Tout comme Reggie Washington, remplacé à la basse par Darryl Hall. Côté chant, Nicole Rochelle prend la place de Cécile McLorin Salvant aux côtés de Marion Rampal. Sinon, à part Stéphane Belmondo, Raphaël Imbert, Simon Sieger et le quatuor à cordes, l’orchestre est au complet avec Pierre Durand à la guitare, Izidor Leitinger, Christophe Leloil et Olivier Miconi à la trompette ou au cornet, Sébastien Llado, Romain Morello et Michaël Ballue au trombone, Olivier Chaussade au saxophone alto, François Théberge et Virgile Lefebvre au saxophone ténor (ou à la flûte). C’est le saxophoniste baryton Jean-Philippe Scali qui assure la direction de l’orchestre.

Le concert – près de deux heures – reprend la plupart des titres de I Hear The Sound. Cal Massey est à l’honneur avec « Quiet Dawn » et « Goodbye Sweet Pop's », dédié à Louis Armstrong. Duke Ellington n’est pas oublié : l’Attica Blues Big Band joue « Come Sunday » de la suite Black, Brown and Beige. Les sept autres morceaux sont signés Shepp et tournent pour la plupart autour de la défense des droits civiques : « Blues For Brother G. Jackson » fait référence au militant George Jackson, auteur de Blood in My Eye et Soledad  Brother, assassiné en prison le 21 août 1971 ; « Steam » est un hommage à un cousin de Shepp, abattu à quinze ans, lors d’une manifestation pour les droits civiques ; « The Cry of My People » de l’album éponyme de 1972, au titre explicite ; « Ujamaa » en référence à a théorie socialiste élaborée par Julius Nyerere ; « Attica Blues », évidemment ; et « Mama Too Tight », titre d’un disque à la mémoire d’artistes afro-américains décédés prématurément dans les années soixante à l’instar du peintre Bob Thompson ou du saxophoniste Ernie Henry. S’ajoute à ces thèmes, « Déjà-vu », une composition du début des années deux mille qui donne son titre à un disque sorti en 2003. Pour écouter « Arms », « Ballad For A Child » et « The Stars Are In Your Eyes », il faudra se procurer I Hear The Sound

Le concert commence par un texte en anglais sur les événements d’Attica récité par Shepp. « Quiet Dawn » démarre dans une ambiance mystérieuse, mais, rapidement, l’orchestre se met en branle : les soufflants grondent, la section rythmique vrombit, les rifs balancent, les solistes s’intercalent au milieu des chorus de Shepp, Rampal et Rochelle alternent chœur et solo… Le blues est omniprésent : Shepp fait hurler son ténor dans « Blues for Brother G. Jackson »,  imbrique des éléments Rhythm’n Blues dans « Mama Too High », introduit des traits funky renforcé par le slap de Hall dans « Attica Blues » et sa voix cassée prend « naturellement » des accents bluesy (« Come Sunday »). Le bop n’est pas loin non plus, notamment « The Cry Of My People », ou le solo de Mc Clung dans «  Steam ».  Le big band est dynamique (« Ujamaa ») et swingue gaiement (« Goodbye Sweet Pop's »), porté par une section rythmique qui pulse, avec la batterie foisonnante de Don Moye et la walking entrainante de Hall.


Loin des périples cérébraux du free, mais toujours lumineux, Shepp revient aux sources : son Attica Blues Big Band fait danser les notes et les spectateurs !


Samedi 7 février
Théâtre Claude Lévi-Strauss – Paris

Cela fait déjà quelques années que le musée du quai Branly propose des concerts dans le cadre de Sons d’hiver : Wadada Leo Smith et Rabih Abou Khalil ont déjà eu l’occasion de s’y produire. Cette année, c’est au tour du Louis Sclavis Silk Quartet d’investir le beau théâtre Claude Lévi-Strauss. Les trois cent quatre-vingts dix places sont prises d’assaut par un public hétéroclite dans lequel se trouvent aussi bien les fidèles de Sons d’hiver, des spectateurs venus en voisins, des touriste et des familles en visite au musée (le billet d’entrée permet d’assister au concert)…


Louis Sclavis Silk Quartet

En 2011, Sclavis monte l’Atlas Trio avec le claviériste Benjamin Moussay et le guitariste Gilles Coronado ; l’année suivante le trio enregistre Source, qu’il présente au Sunside en juin. En 2013, Sclavis invite le percussionniste Keyvan Chemirani pour jouer le répertoire du disque à Sons d’hiver. L’Atlas devient Soie : un quatuor est né ! Il sort Silk And Salt Melodies chez ECM en 2014…

Sclavis et ses acolytes jouent les neuf morceaux de Silk And Salt Melodies dans le désordre. Comme dans Source, les titres évoquent souvent une pérégrination : « L’homme sud », « Cortège », « Le parfum de l’exil », « L’autre rive »… Entre les clarinettes, la guitare électrique, le piano, les claviers et les percussions iraniennes, les textures sonores sont insolites et le quartet possède une personnalité unique, renforcée par l’écriture de Sclavis : des développements mélodieux ondoyants sur un entrelacs d’unissons et de contrechants. Avec sa sonorité ample et son style raffiné, le clarinettiste passe d’une ligne harmonieuse (‘L’homme sud ») à des motifs rythmiques (« Dance For Horses ») via des tourneries free (« Sel et soie »). Tranchante et métallique, la guitare de Coronado apporte une touche rock et, depuis le Trio Atlas, son rôle s’est étoffé : chorus dans la lignée d’un guitar hero (« Sel et soie »), traversés de traits free (« Cortège ») ou bluesy (« Prato Plage »), mais aussi des passages aériens, presque minimalistes («  Le parfum de l’exil »). Aux claviers électriques, Moussay joint ses riffs aux percussions (« Cortège », « Dust And Dogs ») ou accentue les climats (phrase cristalline dans « Le parfum de l’exil »), tandis qu’au piano il alterne mouvements romantiques (« L’autre rive ») et discours contemporain (« Des feux lointains » en duo avec la clarinette, les clusters et le jeu dans les cordes dans « Cortège »). Chemirani est un virtuose des rythmes complexes (« Dust And Dogs »). Les rythmes entrecroisés du tombak (tambour en gobelet) ou du daf (tambour sur cadre) enveloppent les notes du quatuor (« L’homme sud »), et leur timbre, plutôt doux et velouté, apporte une chaleur toute orientale à la musique du Silk Quartet (« Le parfum de l’exil »).


Le Silk Quartet navigue entre électrique et acoustique, musique savante et musique populaire. La musique de Sclavis est un melting pot dans lequel se mijotent des épices free, contemporain, rock, world, blues… et qui lui donne un caractère bien trempé.


Vendredi 13 février
Maison des Arts – Créteil

Avec ses mille places, la Maison des Arts de Créteil, MAC de son petit nom, est la plus grande salle de Sons d’hiver… Il n’en fallait pas moins pour accueillir deux groupes phares du programme 2015 : le quintet d’Ambrose Akinmusire et Massacre.


Ambrose Akinmusire Quintet

Peu après Prelude: To Cora, paru en 2008 chez Fresh Sound New Talent, Akinmusire (ah-kin-moo-si-ree) change son groupe, à l’exception du saxophoniste ténor Walter Smith III, monte un quintet et publie When The Heart Emerges Glistning (2011) et The Imagined Savior Is Far Easier To Paint (2014), chez Blue Notre. En dehors du pianiste Gerald Clayton, remplacé par Sam Harris, la formation est stable : le contrebassiste Harish Raghavan et le batteur Justin Brown complètent le trio Akinmusire, Smith et Harris.

Le brassage des genres est inhérent à la démarche musicale d’Akinmusire et, pour élargir la palette sonore du quintet, le trompettiste invite des percussionnistes, chanteurs, guitaristes, flûtistes, orchestre de chambre…. Pour le concert de Sons d’hiver, le guitariste Charles Altura et le vocaliste TheoBleckmann (qui s’est également produit en solo les 11 et 12 février) sont de la partie.


Le quintet pourrait s’inscrire dans la lignée hard-bop, dont il reprend quelques caractéristiques, comme les thèmes énoncés à l’unisson et la structure de la plupart des sept morceaux basée sur thème – solos – thème, mais voilà, Akinmusire a une idée bien à lui de sa musique. D’abord, la section rythmique : véloce et dense, elle vrombit et tapisse le fonds d’un grondement continu, sans s’interrompre pour un chorus. Raghavan joue plutôt des riffs sourds que des phrases légères, tandis que le drumming de Brown repose sur un foisonnement rapide. Harris fusionne ses accords avec les motifs de la contrebasse et les roulements de la batterie ou, vif et tendu, il prend des solos qui s’apparentent à du bop. Quand il ne double pas la trompette, Smith se lance dans des longues phrases rapides, sinueuses et d’une agilité redoutable. D’une présence discrète quand il accompagne, Altura se montre alerte et sec dans ses envolées qui rappellent un peu le jeu de Kurt Rosenwinckel. Bleckmann alterne vocalises virtuoses – utilisant toutes sortes d’ustensiles pour mettre des effets –, chant aérien et mélopée majestueuse, dans un esprit qui fait parfois penser à David Linx. Quant à Akinmusire, sa sonorité parfaitement maitrisée, son placement d’une précision impeccable, ses propos d’une clarté impressionnante, ses idées originales et son sens de la coordination du groupe confirment qu’il fait partie de ces musiciens qui sont décidés à laisser une empreinte dans l’histoire du jazz, à l’image de Steve Coleman, Roy Hargrove, Jason Moran

Akinmusire et son quintet proposent un jazz moderne, dont la personnalité est ancrée dans la tradition, tout en restant ouvert aux musiques d’aujourd’hui...



Massacre

La distribution gratuite de boules Quies entre les deux concerts et le titre du super-power trio en disent long sur ce qui attend les spectateurs. Massacre s’est déjà produit à Sons d’hiver, lors de l’édition 2003. Le concert a été enregistré et publié en 2007, avec un enregistrement au Roskilde Festival au Danemark, dans l’album Lonely Heart, chez Tzadik Records.


En 1980, Fred Frith, Bill Laswell et Fred Maher créent Massacre, tournent abondamment et enregistrent Killing Time l’année suivante, publié chez Celluloid, le label de Laswell. Il faut attendre 1998 pour que Frith et Laswell remontent un trio, avec Charles Hayward à la batterie. Quatre disques suivent, tous sorti chez Tzadik : Funny Valentine (1998), Meltdown (2001), Lonely Heart et Love Me Tender (2013).

Trois tableaux joués sans interruption en à peine plus d’une heure, sans bis accordé : le concert est concis et tassé. La basse joue très fort et très grave, la batterie joue très fort et très grave et la guitare joue très fort… et très aigu. Frith déploie une panoplie d’effets saisissants : archet, boîte, plaque, chiffon, torsion, désaccords, coups… viennent bousculer la technique classique. Le guitariste aux pieds nus utilise aussi abondamment ses pédales. Une ébauche de mélodie est brisée par des fulgurances suraigües, des envolées free débridées côtoient des lignes stridentes, des couinements foudroyants succèdent à des crépitements brutaux… Frith évolue en plein territoire rock alternatif. Il est soutenu par une section rythmique assourdissante. La basse de Laswell s’enfonce dans les profondeurs des graves, à faire vibrer le plancher. Ses motifs et autres riffs, plutôt courts, sont lourdement entraînants. Hayward n’y va pas de main morte non plus et martèle sa batterie comme un ferronnier. Ce cogneur binaire patenté a tout du batteur de rock, sauf dans un passage incongru  où il joue une sorte de berceuse au mélodica.


Massacre tient avant tout du rock instrumental et expérimental et emprunte au free l’improvisation totale. Frith, Laswell et Hayward mettent la puissance au centre de leur musique et de ce malstrom émerge une sculpture sonore pour le moins fantasque.


Ainsi s’achève (en fait, deux soirées sont à suivre, dont le bal de clôture à la Java…) cette superbe édition de Sons d’hiver… Tant qu’une société restera capable de proposer une telle liberté musicale, les oiseaux continueront de piailler et l’humanité vivra !



08 mars 2015

A la découverte d’… Etienne de La Sayette

La Corée, l’Ethiopie, l’Irlande, la Guinée, le Zimbabwe, les Antilles, le Mali, l’Inde, le Brésil… découvrir Etienne de La Sayette, c’est comme s’embarquer pour un périple autour du monde…


La musique

J’avais autour de huit ans et je ne sais ce qui m’a pris de vouloir écouter du jazz, sans savoir vraiment ce que c'était... Ma gentille maman qui n'y connaissait goutte m'a emmené chez un disquaire : « le petit veut écouter du jazz ». Et le gentil monsieur nous a vendu le disque Atomic Basie. Sur le coup je n’ai pas franchement été emballé… Mais j’avais écouté du jazz !

Vers  neuf ou dix ans, j’ai commencé le violoncelle dans un conservatoire. Il a presque réussi à me dégoûter à tout jamais de la musique. Dans la foulée, j'ai redoublé débutant B en solfège… Un exploit ! Vers quatorze ans, le saxophone me semblait être le summum du cool et du branché sexy… Donc je suis passé au saxophone… Autant de raisons stupides, of course ! Parce qu’aujourd’hui, je n'ai ni affinité particulière, ni dégoût pour cet instrument. C'est juste celui dont je sais à peu près jouer, mais ça pourrait être aussi bien du piano, du banjo ou de l'ophicléide baryton…

Du saxophone au jazz, il n’y a qu’un pas… Quelques chouettes professeurs particuliers m’ont conseillé, mais j’ai surtout appris un maximum de choses grâce aux voyages, aux rencontres et à une pratique acharnée. Composer, arranger, monter plein de projets, apprendre à jouer toutes sortes de flûtes du monde, créer pour le théâtre, écrire des musiques de pub, tourner avec des groupes de reggae, faire de la musique irlandaise dans les maisons de retraite, jouer du jazz dans des caves et du zouk dans les stades... Le kiff autodidacte quoi !


Les influences

Il y a tellement de sources d’influence… C’est impossible de toutes les citer. Sans compter que je ne suis pas forcément influencé par des musiciens, mais plutôt par des musiques. Pour être plus clair : je suis davantage influencé par les musiques traditionnelles européennes ou non, en tous cas qui existent dans une tradition collective, plutôt que par la création singulière de tel ou tel individu. D’ailleurs les musiciens qui sont tout en haut de mon panthéon personnel – John Coltrane, par exemple ! – ne sont pas forcément ceux qu’on entend dans ma musique…



Cinq clés pour le jazz

Qu’est-ce que le jazz ? Le jazz je m'en fous ! Si on enferme le jazz dans une définition, il va crever, étouffé, même si on fait des petits trous dans la boite pour qu’il respire !

Pourquoi la passion du jazz ? La liberté, l'improvisation...

Où écouter du jazz ? Dans une boite échangiste à Bamako…

Comment découvrir le jazz ? Allez en écouter en live !

Une anecdote autour du jazz ? Pas d'anecdote mais une citation que j'adore : « writing about music is like dancing about architecture », c'est Thelonious Monk qui aurait dit ça...


Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un cochon, mon signe astrologique chinois – Et dans le cochon tout est bon !
Si j’étais un plat, je serais du yukae jang, un ragout de bœuf épicé coréen – Mmmmmmmm !
Si j’étais un mot, je serais bordel !
Si j’étais une couleur, je serais une couleur qui pète : orange fluo ou rose fuchsia, comme antidote à l'emmerdement et à la morosité ambiante qui flottent sur Paris, et en souvenir des couleurs vibrantes de l'Inde…


Les bonheurs et regrets musicaux

Le bonheur c’est le prochain projet ! Et, aujourd’hui, non, je ne regrette rien, rien de rien…


Sur l’île déserte…

Quels disques ? Arf ! Il vaut mieux se mettre à fabriquer des instruments, quelques flûtes en roseau, une conque pour souffler, des percussions en bambou et des sanzas en arêtes de poisson…

Quels films ? Aucun, je serais trop occupé à fabriquer des instruments et à monter un orchestre avec les survivants du naufrage…

Quelles peintures ? Si l'île n’est pas trop moche, et qu'en plus, avec un peu de chance, il y a la mer autour… il n’y a pas besoin de peinture…

Quels loisirs ? L'élevage des petites grenouilles dendrobates.



Les projets

D’abord je veux continuer la belle aventure Akalé Wubé. C’est un authentique groupe avec qui je prends mon pied depuis six ans et qui a un gros potentiel pour nous emmener très loin.

Il y a, bien sûr, le nouveau quintet Baeshi Bang. Après avoir trouvé une identité sonore bien à lui, Baeshi Bang ne demande plus qu'à tourner et s'acoquiner avec des musiciens de Corée, son pays d'adoption...

Je fais également partie du rutilant Wunderbar Orchestra de mon pote Victor Michaud. D’autre part, je compose et produits aussi des musiques de films. Récemment j’ai notamment écrit la musique du superbe Concrete Stories, un film de mon pote Lorenz Findeisen. Par ailleurs j’ai des nouvelles collaborations en vue avec mon ami Blundetto. En bref, c’est toujours des histoires de potes !

Sinon, je monte un nouveau projet avec le balafoniste Lansiné Diabaté et des musiciens mandingues de Guinée. Nous commençons en novembre et je trépigne d'impatience !

Enfin, je veux continuer à collectionner les claviers vintage et apprendre à jouer pour de vrai de la mbira du Zimbabwe…


Trois vœux…

Habiter dans une grande maison au milieu de la forêt tropicale et avoir trente-quatre enfants...

... Et même qu’Hermeto Pascoal serait mon grand-père...

... Et qu'on jouerait toute la journée de la flûte dans la rivière !