Il est vingt-heure
trente, le 23 janvier à l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre :
Fabien Barontini donne le coup d’envoi de la vingt-quatrième édition de
l’indispensable festival Sons d’hiver : dix-sept soirées, trente-deux
concerts, quatre conférences, quinze salles… et près de cent trente
musiciens !
Barontini a tout à fait raison de remercier les partenaires
qui soutiennent Sons d’hiver depuis plus de deux décennies car, à l’instar
d’autres médias malheureusement sous le feu de l’actualité (et des balles…),
ils contribuent d’une manière décisive à maintenir la liberté d’expression musicale.
La programmation 2015 ne déroge pas à la tradition de Sons
d’hiver ; elle est remarquable de diversité et stupéfiante de qualité :
jazz, free, contemporain, rap, électro, blues, world… sont concoctés par les
maîtres du genre ! Les « monstres sacrés » Anthony Braxton, Archie
Shepp, Otis Taylor, William Parker, James « Blood » Ulmer, Fred Frith, Peter Brötzmann
… côtoient les « créateurs insatiables » Matthew Shipp, Craig Taborn,
Hamid Drake, Tony Hymas, Ambrose
Akinmusire… et les « irréductibles chanteurs » Bernard Lubat, Louis Sclavis, Vincent
Peirani, Emile Parisien… sans
compter tous les autres artistes injustement oubliés !
Vendredi 23 janvier
Espace Culturel André Malraux – Le Kremlin-Bicêtre
La soirée d’ouverture de Sons d’hiver 2015 frappe
fort : l’Espace Culturel André Malraux du Kremlin-Bicêtre accueille le
trio de Matthew Shipp puis le
quartet d’Anthony Braxton. Le public
a bravé le froid de canard pour prendre d’assaut les quatre-cent places de la
grande salle.
Il faut dire que Shipp et de Braxton se produisent plutôt
rarement à Paris. Shipp a joué en juin 2013 à la Dynamo de Pantin, quant à
Braxton, il y a certes le célèbre Paris
Concert, enregistré en 1971 pour ECM dans les studios de l’ORTF, avec Chick Corea, Dave Holland et Barry
Altschul, mais, depuis le début des années deux mille, les occasions de
l’écouter en France se comptent sur les doigts de la main : en mai 2014 il a
joué au Petit Faucheux de Tour avec le Diamond Curtain Wall Trio, sinon, il
faut remonter à 2010 pour un concert en septuor à Strasbourg ou en 2008 à
Besançon…
Matthew Shipp Trio
To Duke
Le concert de Sons d’hiver permet à Shipp de présenter son
hommage à Duke Ellington : To Duke vient de sortir (le 23 janvier)
sur le label RogueArt qui, soit dit en passant, fête ses dix ans cette année.
Shipp est en trio avec MichaelBisio à la contrebasse et NewmanTaylor Baker à la batterie, au lieu de l’habituel Whit Dickey. Pendant près d’une heure et quart, le trio développe
des thèmes d’Ellington, de Billy
Strayhorn et de Shipp. Ce n’est évidemment pas la première fois que la
musique d’Ellington est reprise – à commencer par le Crescendo in Duke de Benoît
Delbecq, présenté à Sons d’hiver en 2012 – mais c’est la première fois que
Shipp s’en empare. Le concert démarre sur les chapeaux de roue avec une
esquisse de « Satin Doll ». Pendant tout le concert, les morceaux du
répertoire d’Ellington n’apparaissent qu’en filigrane : « I Got It
Bad And That Ain’t Good », « Mood Indigo », « Solitude »,
« Take The A Train »…
Le trio joue pendant près d’une heure et quart sans
interruption, ni temps mort. Shipp navigue entre tradition et modernité :
à des phrases qui balancent, teintées de swing, voire de traits bluesy,
succèdent des passages contemporains faits d’ostinatos, lignes brisées,
répétitions de cellules dissonantes, crépitements, clusters… Avec son touché
puissant et son jeu percussif, ses cascades de notes sur tempo rapide et sa
ligne délicate de cithare, jouée dans les cordes, le pianiste a une approche
rythmique et expressive de la musique. Bisio possède une sonorité puissante et
un jeu mobile. Son discours alterne pédales entêtantes, jeu majestueux à
l’archet, double cordes violentes, motifs libres… mais aussi des lignes de
walking. Dans un chorus a capella d’une dizaine de minutes il laisse
libre-court à son imagination, pour le moins fertile ! Quant à Baker, à
l’instar de nombreux batteurs free, il en met partout, tout en conservant une
grande musicalité, grâce à son sens des nuances, tant sur le plan sonore que
sur celui des effets, comme il le montre dans son solo, essentiellement joué
avec les mains sur les peaux. Baguettes, mailloches, balais, fagots… roulements,
cliquetis, rim shot, cross stick et chabada, toutes les techniques y passent. Les
interactions du trio reposent sur une écoute attentive et, même si dans
l’ensemble Shipp mène la danse, Bisio et Baker participent activement au
déroulement de la musique.
Shipp a forgé son style au son d’Ellington et Thelonious Monk, mais aussi Randy Weston et Andrew Hill, ou encore Bud
Powell et Mal Waldron…
Sincèrement original et novateur, Shipp mérite son paraphe dans le grand livre
du jazz.
Anthony Braxton
Diamond Curtain Wall Quartet
Ce soir Braxton se produit avec son quatuor de musique de
chambre contemporaine : créé au début des années deux-mille, d’abord sous
forme de trio, le Diamond Curtain Wall Quartet repose désormais sur la
guitariste Mary Halvorson et deux
membres actifs de la fondation Tri-Centric de Braxton : le trompettiste,
cornettiste, tromboniste… Taylor HoBynum et le saxophoniste et « électroniste » James Fei. En dehors d’Halvorson qui s’en tient à sa guitare
électrique et ses pédales d’effets, les trois autres musiciens changent
constamment d’instruments. Braxton, par exemple, passe de son saxophone alto au
sopranino, puis au soprano et au
baryton. A son habitude, il dirige le quartet avec une gestuelle qui lui
est propre, faite de figures géométriques dessinées avec les mains, de numéros
montrés avec les doigts…
Comme dans le cas de To
Duke, la prestation du Diamond Curtain Wall Quartet est un morceau d’un
seul tenant, d’une heure. Dès les premières notes, le ton est donné : un
unisson dissonant vole en éclat rapidement, chaque voix part de son côté, comme
autant de cellules qui s’imbriquent, se répondent ou se superposent. Bourdonnements,
vrombissements, motifs cinglants, notes tenues, rifs heurtés, boucles
intercalées, stridences… la musique est singulièrement expressive. Avec son
armada de saxophones, Braxton endosse le rôle de soliste. Au milieu de ses
lignes énergiques et déferlantes de notes, il esquisse les traits d’une mélodie.
Pendant ce temps, le trio pépie, zigzague et rebondit de cris en barrissements.
C’est depuis les années quatre-vingts dix que Braton s’intéresse au langage de
programmation SuperCollider et, de temps en temps, il rejoint son ordinateur
pour composer en direct des sons de synthèse qui servent de décors électro,
plutôt discrets. Le Diamond Curtain Wall Quartet désagrège la mélodie,
désintègre le rythme, chamboule l’harmonie… reste la matière première : le
son. Braxton et ses compagnons créent des sculptures sonores avec les
vibrations, les harmoniques, les hauteurs…
Depuis 3 Compostions
of New jazz, en 1968, Braxton n’a pas cesser d’explorer les territoires de
la musique d’avant-garde. Sa musique, et le Diamond Curtain Wall Quartet n’y
coupe pas, se situe à la croisée de la musique contemporaine, pour l’approche,
et le jazz, pour la pâte sonore.
Vendredi 30 janvier
Théâtre Paul Eluard – Choisy-le-Roi
La cinquième soirée de Sons d’hiver se déroule au théâtrePaul Eluard de Choisy-le-Roi et les trois cent cinquante places sont quasiment occupées
pour écouter deux trios saxophone – contrebasse – batterie qui s’inscrivent
dans la « tradition » free. Le pianiste habituel de TarBaby, Orrin Evans a dû annuler sa venue, et c’est
David Murray qui le remplace au côté
d’Eric Revis et de Nasheet Waits. Suit un trio « historique », avec Peter Brötzmann, William Parker et Hamid
Drake.
David Murray, Eric
Revis & Nasheet Waits
Waits fait partie de l’Infinity Quartet de Murray, Revis et
Waits jouent ensemble dans TarBaby avec Evans, bien sûr, mais aussi aux côtés
de Jason Moran. Le trio Murray –
Revis – Waits était donc fait pour se réunir !
Comme pour chaque soirée, Fabien Barontini dit quelques mots
pour introduire les concerts. Ce soir, il cite une phrase de circonstance tirée
de La société du spectacle (1967) de Guy Debord : « la société du
spectacle nous incite au permis et nous interdit d’explorer les possibles ».
Le trio joue six morceaux, dont « Tough Love » d’Andrew Hill (Dusk – 1999) et « Obi » de Butch Morris, comparse de Murray décédé en 2013. Murray, Revis et
Waits marient tradition et avant-garde. La section rythmique navigue d’un
grondement dense et touffu à des
poly-rythmes complexes, soutenus par des motifs entraînants, en passant par une
walking et son chabada, un shuffle et ses balais ou un bass vamp et des splash
discrets… Dans l’introduction d’« August », un thème qu’il a composé
et dédié au fils de Waits, Revis révèle un sens mélodique solide, servi par un
son ample. Ses longues lignes sinueuses parcourent l’étendue de la contrebasse
et il se sert habilement des nuances sonores, en jouant notamment avec les
harmoniques. Waits représente l’archétype du batteur moderne, aussi à l’aise
dans un environnement free que neo-bop. Tantôt puissant et foisonnant – sa
pédale de grosse caisse cède après « Tough Love » –, tantôt délicat
(« August »), la batterie de Waits reste toujours entraînante et il
passe d’un chorus subtils aux balais à une suite impressionnante de variations
de roulements serrés sur les peaux (« Obi »). Au saxophone ténor
comme à la clarinette basse, Murray possède un son épais et chaleureux, un
souffle net, un phrasé précis et une mise en place phénoménale. L’esprit du
blues flotte constamment en filigrane et sa fausse nonchalance lorsqu’il tourne
autour des mélodies est vite brisée par les envolées dans le registre aigu,
cris déchirants, sauts d’intervalles improbables et autres jeux de touches.
La musique de Murray, Revis et Waits dégage une tension
saine et s’engage sur des sentiers originaux, entre free, bop, blues, swing… A quand un disque ?
Peter Brötzmann, William Parker & Hamid
Drake
Après New York et la Californie, léger changement de
décor : cap sur l’Allemagne, La Louisiane et… New York, avec trois
musiciens qui se connaissent et jouent ensemble depuis plus de vingt ans.
Brötzmann et Parker, accompagnés du percussionniste Gregg Bendian, enregistrent Sacred
Scrape en 1994 et, l’année suivante, Drake et Brötzmann sortent The Dried Rat-Dog en duo. Mais il faut
attendre 2001 pour que le trio grave Never
Too Late But Always Too Early, hommage à Peter Kowald publié par Eremite Records.
Avec ce deuxième trio, le parfum des années soixante-dix
ressurgit et la soirée pénètre encore davantage dans l’univers du free. Il faut
dire que Brötzmann – Parker – Drake affichent une moyenne d’âge de
soixante-cinq ans, soit une quinzaine d’années de plus que Murray – Revis –
Waits…
Brötzmann et Parker ouvrent le bal : la sonorité
métallique, épaisse, suraigüe, peut-être grasseyante de la clarinette, répond
aux trépidations furieuses de l’archet sur les cordes de la contrebasse. Le ton
est donné et l’ombre d’Albert Ayler
plane au-dessus du trio. Quand il entre en jeu, Drake plante un décor luxuriant
que Parker complète par une ligne sinueuse, parsemée de rifs entraînants,
tandis que Brötzmann poursuit ses hurlements au saxophone ténor, en glissant de
temps en temps une ébauche de mélodie. La section rythmique assure la pulsation
avec, ça-et-là, quelques passages en walking et chabada, quatre temps réguliers
marqués en alternance par la cymbale, un rim shot et la grosse caisse, trois
temps sur la grosse caisse et la charley, une excursion brève dans le binaire,
une marche régulière... Les tableaux se succèdent donc dans une grande variété
de rythmes, toujours robustes et fournis, et de lamentations, qui vont de
l’incantation furibonde aux sanglots spasmodiques. Après une grosse demi-heure,
le trio entame un deuxième morceau qui commence calmement sur des roulements de
cordes, des bruissements de cymbales et une mélopée tranquille. Mais Brötzmann
pousse vite son ténor vers le haut, soutenu par les contrepoints cadencés de la
contrebasse et les grondements imposants de la batterie. Changement de climat
pour le troisième morceau : Drake s’empare d’un tambour sur cadre et se
lance dans une complainte aux accents africains. Sa belle voix chaleureuse et
douce se marie bientôt aux motifs répétitifs et sourds du sintir de Parker. Le
chant de la clarinette succède à celui de la voix. Aérien, Brötzmann pare son
discours d’accents moyen-orientaux avant de décoller dans l’aigu. Le bis reste
dans cette veine « world-free » avec un court duo apaisé entre la
clarinette et le ney de Parker, sur fonds de tambours et de splash profonds…
Avec trois musiciens de la trempe de Brötzmann, Parker et
Drake, il fallait s’en douter : les notes et les rythmes fusent et
l’expressivité est le maître-son.
Vendredi 6 février
Salle Jacques Brel – Fontenay-sous-Bois
Archie Shepp est
un habitué de Sons d’hiver et il remplit les salles : la soirée du 6
février, à Fontenay-sous-Bois, ne déroge pas à la règle et les six cent places
de la salle Jacques Brel sont pleines à craquer. Mais avant Shepp et son Attica
Blues Big Band, c’est Anthony Joseph
qui présente Kumaka.
Anthony Joseph Kumaka
Originaire de Trinité-et-Tobago, installé à Londres depuis
1989, Joseph se partage entre littérature et spoken word. Au début des années
deux-mille il monte The Spasm Band, un groupe à géométrie variable avec lequel
il a sorti cinq disques. En 2014, c’est Meshell
Ndegeocello qui produit son album Time.
Dans la foulée, Joseph crée Kumaka, projet qu’il présente pour la première fois
sur scène à Sons d’hiver.
Joseph a réuni un All Star des Caraïbes avec le Bahaméen Shabaka Hutchings aux saxophones
soprano et ténor, les antillais José
Curier à la basse et Roger Raspail
aux percussions et le Trinidadien Courtney
Jones à la batterie et tambour d’acier.
Riff de basse entêtant de quatre notes, congas intercalées,
maracas et motif minimaliste au steelpan : l’orchestre chauffe la salle
avant l’entrée sur scène de Joseph. Le quintet joue ses propres
compositions : « Tabuka » et « Bélé » sont signés
Raspail, « Slinger », dédié à Mighty
Sparrow, « What It Mean? », hommage à un oncle, et « Jimmy
(upon that river) » sont de Joseph… Les mots de Joseph se détachent au-dessus de la rythmique
incantatoire et le ténor d’Hutchings insère bourdonnements et stridences pour
souligner la scansion. Joseph vit la musique de bout en bout : il parcourt
la scène de long en large, danse frénétiquement, saute dans tous les sens,
encourage ses musiciens avec des cris, coups de sifflet ou cowbell… Au ténor comme au soprano, Hutchings passe
d’une ligne dansante, parfois dans l’esprit des shouters funky, voire fusion, à
des chorus débridés qui taquinent le free. La structure des rythmes change d’un
morceau à l’autre – calypso, soca, marche, bel-air… – mais s’appuie toujours
sur une polyrythmie répétitive soutenue par un motif de basse.
Tel un griot qui aurait choisi les congas et le
saxophone plutôt que le tam-tam et la kora, Joseph et Kumaka mêlent poésie et
rythmes des caraïbes, sur fonds de transe…
Archie Shepp Attica Blues Big Band
Le 9 septembre 1971, dans l’Etat de New-York, les détenus de
la prison d’Attica se mutinent. Le 13, Nelson
Rockefeller, gouverneur de l’Etat, ordonne l’assaut. Les forces de l’ordre
abattent vingt-neuf prisonniers et dix otages… Un an plus tard, Archie Shepp publie
Attica Blues chez Impulse! avec,
entre autres, Marion Brown, Jimmy Garrison, Walter Davis Jr, Cornell
Dupree, Beaver Harris… Une
seconde version est enregistrée en 1979, lors d’un concert au Palais des Glaces
de Paris, et un double-album est édité par Blue Marge. Pas loin de trente-cinq
ans plus tard, Châteauvallon et Jazz à Porquerolles soutiennent Shepp pour
remonter un orchestre et reprendre le répertoire d’Attica Blues. En novembre 2013 ArchieBall sort I Hear The Sound, une compilation d’enregistrements réalisés lors
des concerts du big band.
Pour cette mouture de l’Attica Blues Big Band présentée à Sons
d’hiver, Shepp se repose sur deux compagnons de route qu’il connait bien :
le percussionniste des années Sun Ra,
Famoudou Don Moye, et le pianiste
qui l’accompagne le plus souvent depuis la fin des années quatre-vingts dix, Tom Mc Clung. Autre membre de l’AACM
présente sur I Hear The Sound, la
claviériste et chanteuse Amina Claudine
Myers n’a malheureusement pas pu faire le déplacement. Tout comme Reggie Washington, remplacé à la basse
par Darryl Hall. Côté chant, Nicole Rochelle prend la place de Cécile McLorin Salvant aux côtés de Marion
Rampal. Sinon, à part Stéphane
Belmondo, Raphaël Imbert, Simon Sieger et le quatuor à cordes,
l’orchestre est au complet avec Pierre
Durand à la guitare, Izidor
Leitinger, Christophe Leloil et Olivier Miconi à la trompette ou au
cornet, Sébastien Llado, Romain Morello et Michaël Ballue au trombone, Olivier
Chaussade au saxophone alto, François
Théberge et Virgile Lefebvre au
saxophone ténor (ou à la flûte). C’est le saxophoniste baryton Jean-Philippe Scali qui assure la
direction de l’orchestre.
Le concert – près de deux heures – reprend la plupart des
titres de I Hear The Sound. Cal
Massey est à l’honneur avec « Quiet Dawn » et « Goodbye Sweet
Pop's », dédié à Louis Armstrong. Duke Ellington n’est pas oublié : l’Attica Blues Big Band joue « Come
Sunday » de la suite Black, Brown
and Beige. Les sept autres morceaux sont signés Shepp et tournent
pour la plupart autour de la défense des droits civiques : « Blues For
Brother G. Jackson » fait référence au militant George Jackson, auteur de Blood
in My Eye et Soledad Brother, assassiné en prison le 21 août
1971 ; « Steam » est un hommage à un cousin de Shepp, abattu à
quinze ans, lors d’une manifestation pour les droits civiques ; « The
Cry of My People » de l’album éponyme de 1972, au titre explicite ;
« Ujamaa » en référence à a théorie socialiste élaborée par Julius Nyerere ; « Attica
Blues », évidemment ; et « Mama Too Tight », titre d’un disque à
la mémoire d’artistes afro-américains décédés prématurément dans les années
soixante à l’instar du peintre Bob
Thompson ou du saxophoniste Ernie
Henry. S’ajoute à ces thèmes, « Déjà-vu », une composition du
début des années deux mille qui donne son titre à un disque sorti en 2003. Pour écouter « Arms »,
« Ballad For A Child » et « The Stars Are In Your Eyes »,
il faudra se procurer I Hear The Sound…
Le concert commence par un texte en anglais sur les
événements d’Attica récité par Shepp. « Quiet Dawn » démarre dans une
ambiance mystérieuse, mais, rapidement, l’orchestre se met en branle : les
soufflants grondent, la section rythmique vrombit, les rifs balancent, les
solistes s’intercalent au milieu des chorus de Shepp, Rampal et Rochelle
alternent chœur et solo… Le blues est omniprésent : Shepp fait hurler son
ténor dans « Blues for Brother G. Jackson », imbrique des éléments Rhythm’n Blues dans
« Mama Too High », introduit des traits funky renforcé par le slap de
Hall dans « Attica Blues » et sa voix cassée prend
« naturellement » des accents bluesy (« Come Sunday »). Le
bop n’est pas loin non plus, notamment « The Cry Of My People », ou le
solo de Mc Clung dans « Steam ».
Le big band est dynamique (« Ujamaa ») et swingue gaiement (« Goodbye
Sweet Pop's »), porté par une section rythmique qui pulse, avec la
batterie foisonnante de Don Moye et la walking entrainante de Hall.
Loin des périples cérébraux du free, mais toujours
lumineux, Shepp revient aux sources : son Attica Blues Big Band fait
danser les notes et les spectateurs !
Samedi 7 février
Théâtre Claude Lévi-Strauss – Paris
Cela fait déjà quelques années que le musée du quai Branly
propose des concerts dans le cadre de Sons d’hiver : Wadada Leo Smith et Rabih
Abou Khalil ont déjà eu l’occasion de s’y produire. Cette année, c’est au
tour du Louis Sclavis Silk Quartet
d’investir le beau théâtre Claude Lévi-Strauss. Les trois cent quatre-vingts
dix places sont prises d’assaut par un public hétéroclite dans lequel se trouvent
aussi bien les fidèles de Sons d’hiver, des spectateurs venus en voisins, des
touriste et des familles en visite au musée (le billet d’entrée permet
d’assister au concert)…
Louis Sclavis Silk Quartet
En 2011, Sclavis monte l’Atlas Trio avec le claviériste Benjamin Moussay et le guitariste Gilles Coronado ; l’année suivante
le trio enregistre Source, qu’il
présente au Sunside en juin. En 2013, Sclavis invite le percussionniste Keyvan Chemirani pour jouer le
répertoire du disque à Sons d’hiver. L’Atlas devient Soie : un quatuor est
né ! Il sort Silk And Salt Melodies
chez ECM en 2014…
Sclavis et ses acolytes jouent les neuf morceaux de Silk And Salt Melodies dans le désordre.
Comme dans Source, les titres
évoquent souvent une pérégrination : « L’homme sud »,
« Cortège », « Le parfum de l’exil », « L’autre
rive »… Entre les clarinettes, la guitare électrique, le piano, les
claviers et les percussions iraniennes, les textures sonores sont insolites et
le quartet possède une personnalité unique, renforcée par l’écriture de
Sclavis : des développements mélodieux ondoyants sur un entrelacs
d’unissons et de contrechants. Avec sa sonorité ample et son style raffiné, le
clarinettiste passe d’une ligne harmonieuse (‘L’homme sud ») à des motifs
rythmiques (« Dance For Horses ») via des tourneries free (« Sel
et soie »). Tranchante et métallique, la guitare de Coronado apporte une
touche rock et, depuis le Trio Atlas, son rôle s’est étoffé : chorus dans
la lignée d’un guitar hero (« Sel et soie »), traversés de traits
free (« Cortège ») ou bluesy (« Prato Plage »), mais aussi
des passages aériens, presque minimalistes (« Le parfum de
l’exil »). Aux claviers électriques, Moussay joint ses riffs aux
percussions (« Cortège », « Dust And Dogs ») ou accentue
les climats (phrase cristalline dans « Le parfum de l’exil »), tandis
qu’au piano il alterne mouvements romantiques (« L’autre rive ») et
discours contemporain (« Des feux lointains » en duo avec la
clarinette, les clusters et le jeu dans les cordes dans « Cortège »).
Chemirani est un virtuose des rythmes complexes (« Dust And Dogs »).
Les rythmes entrecroisés du tombak (tambour en gobelet) ou du daf (tambour sur
cadre) enveloppent les notes du quatuor (« L’homme sud »), et leur
timbre, plutôt doux et velouté, apporte une chaleur toute orientale à la
musique du Silk Quartet (« Le parfum de l’exil »).
Le Silk Quartet navigue entre électrique et acoustique,
musique savante et musique populaire. La musique de Sclavis est un melting pot dans
lequel se mijotent des épices free, contemporain, rock, world, blues… et qui
lui donne un caractère bien trempé.
Vendredi 13 février
Maison des Arts – Créteil
Avec ses mille places, la Maison des Arts de Créteil, MAC de
son petit nom, est la plus grande salle de Sons d’hiver… Il n’en fallait pas
moins pour accueillir deux groupes phares du programme 2015 : le quintet
d’Ambrose Akinmusire et Massacre.
Ambrose Akinmusire Quintet
Peu après Prelude: To
Cora, paru en 2008 chez Fresh Sound New Talent, Akinmusire
(ah-kin-moo-si-ree) change son groupe, à l’exception du saxophoniste ténor Walter Smith III, monte un quintet et
publie When The Heart Emerges Glistning
(2011) et The Imagined Savior Is Far
Easier To Paint (2014), chez Blue Notre. En dehors du pianiste Gerald Clayton, remplacé par Sam Harris, la formation est stable :
le contrebassiste Harish Raghavan et
le batteur Justin Brown complètent
le trio Akinmusire, Smith et Harris.
Le brassage des genres est inhérent à la démarche musicale
d’Akinmusire et, pour élargir la palette sonore du quintet, le trompettiste
invite des percussionnistes, chanteurs, guitaristes, flûtistes, orchestre de
chambre…. Pour le concert de Sons d’hiver, le guitariste Charles Altura et le vocaliste TheoBleckmann (qui s’est également produit en solo les 11 et 12 février) sont
de la partie.
Le quintet pourrait s’inscrire dans la lignée hard-bop, dont
il reprend quelques caractéristiques, comme les thèmes énoncés à l’unisson et
la structure de la plupart des sept morceaux basée sur thème – solos – thème,
mais voilà, Akinmusire a une idée bien à lui de sa musique. D’abord, la section
rythmique : véloce et dense, elle vrombit et tapisse le fonds d’un
grondement continu, sans s’interrompre pour un chorus. Raghavan joue
plutôt des riffs sourds que des phrases légères, tandis que le drumming de
Brown repose sur un foisonnement rapide. Harris fusionne ses accords avec les
motifs de la contrebasse et les roulements de la batterie ou, vif et tendu, il prend
des solos qui s’apparentent à du bop. Quand il ne double pas la trompette,
Smith se lance dans des longues phrases rapides, sinueuses et d’une agilité
redoutable. D’une présence discrète quand il accompagne, Altura se montre
alerte et sec dans ses envolées qui rappellent un peu le jeu de Kurt Rosenwinckel. Bleckmann alterne
vocalises virtuoses – utilisant toutes sortes d’ustensiles pour mettre des
effets –, chant aérien et mélopée majestueuse, dans un esprit qui fait parfois
penser à David Linx. Quant à
Akinmusire, sa sonorité parfaitement maitrisée, son placement d’une précision impeccable,
ses propos d’une clarté impressionnante, ses idées originales et son sens de la
coordination du groupe confirment qu’il fait partie de ces musiciens qui sont
décidés à laisser une empreinte dans l’histoire du jazz, à l’image de Steve Coleman, Roy Hargrove, Jason Moran…
Akinmusire et son quintet proposent un jazz moderne, dont la
personnalité est ancrée dans la tradition, tout en restant ouvert aux musiques
d’aujourd’hui...
Massacre
La distribution gratuite de boules Quies entre les deux
concerts et le titre du super-power trio en disent long sur ce qui attend les
spectateurs. Massacre s’est déjà produit à Sons d’hiver, lors de l’édition
2003. Le concert a été enregistré et publié en 2007, avec un enregistrement au
Roskilde Festival au Danemark, dans l’album Lonely
Heart, chez Tzadik Records.
En 1980, Fred Frith,
Bill Laswell et Fred Maher créent Massacre, tournent abondamment et enregistrent Killing Time l’année suivante, publié
chez Celluloid, le label de Laswell. Il faut attendre 1998 pour que Frith et
Laswell remontent un trio, avec Charles
Hayward à la batterie. Quatre disques suivent, tous sorti chez
Tzadik : Funny Valentine (1998),
Meltdown (2001), Lonely Heart et Love Me
Tender (2013).
Trois tableaux joués sans interruption en à peine plus d’une
heure, sans bis accordé : le concert est concis et tassé. La basse
joue très fort et très grave, la batterie joue très fort et très grave et la
guitare joue très fort… et très aigu. Frith déploie une panoplie d’effets saisissants :
archet, boîte, plaque, chiffon, torsion, désaccords, coups… viennent bousculer
la technique classique. Le guitariste aux pieds nus utilise aussi abondamment
ses pédales. Une ébauche de mélodie est brisée par des fulgurances suraigües,
des envolées free débridées côtoient des lignes stridentes, des couinements
foudroyants succèdent à des crépitements brutaux… Frith évolue en plein
territoire rock alternatif. Il est soutenu par une section rythmique
assourdissante. La basse de Laswell s’enfonce dans les profondeurs des graves,
à faire vibrer le plancher. Ses motifs et autres riffs, plutôt courts, sont
lourdement entraînants. Hayward n’y va pas de main morte non plus et martèle sa
batterie comme un ferronnier. Ce cogneur binaire patenté a tout du batteur de
rock, sauf dans un passage incongru où
il joue une sorte de berceuse au mélodica.
Massacre tient avant tout du rock instrumental et
expérimental et emprunte au free l’improvisation totale. Frith, Laswell et
Hayward mettent la puissance au centre de leur musique et de ce malstrom émerge
une sculpture sonore pour le moins fantasque.
Ainsi s’achève (en fait, deux soirées sont à suivre, dont le
bal de clôture à la Java…) cette superbe édition de Sons d’hiver… Tant qu’une
société restera capable de proposer une telle liberté musicale, les oiseaux
continueront de piailler et l’humanité vivra !