Depuis Légendes, sorti en 1992, Renaud García-Fons
promène sa contrebasse sur des chemins de traverse, loin des modes, vers une
musique du monde méditerranéen, personnalisée au grès des rencontres…
Quand on connait le goût de García-Fons pour le flamenco, la
musique orientale et, plus généralement, les musiques du monde, il n’y a rien d’étonnant
à ce que l’accordéon fasse partie du paysage sonore du contrebassiste :
dès 1995, pour Alborea, García-Fons
fait appel à Jean-Louis Matinier,
qui participe également à Oriental Bass
(1997) et Navigatore (2001), et enregistre
même en duo Fuera (1999). Après une
escapade sur les terres flamencas sans piano à bretelles – Entremundo
(2004) et Arcoluz (2006) – García-Fons
demande à David Venitucci de l’accompagner
pour Linea del sur (2009) et Méditerrannées (2010). Quelques solos – The Marcevol Concert (2012), Beyond The Double Bass (2013) – et duos –
Silk Moon (2014) et Paseo a dos (2015) – plus tard,
García-Fons rappelle Venitucci pour un projet en trio avec le percussionniste Stephan Caracci (Ping Machine, In
& Out, Big Four, Raphaël Imbert…)
: La Vie devant soi, dont le premier
disque éponyme sort le 3 février sur le label e-motive records.
Le concert qui accompagne la sortie du disque a lieu à L’Européen.
Créé en 1871, l’Européen (à deux blocs du quartier Europe) reste l’un des hauts
lieux de l’opérette et du café-concert jusque dans les années soixante. Après
avoir été reconstruit comme un amphithéâtre circulaire, l’Européen devient une
salle de théâtre. En 1987, Philippe
Hourdé sauve le théâtre de la démolition et reprogramme de la musique et des
spectacles vivants. La salle arrondie de trois cent cinquante places est
intimiste, pas très haute sous plafond et assourdit un peu le son.
Les morceaux du concert sont extraits du disque, à l’exception
de « Je me suis fait tout petit » de Georges Brassens et « Dailuaine » (titre incertain saisi
au vol), une danse d’inspiration écossaise signée García-Fons. L’album tire évidemment
son titre du roman éponyme d’Emile Ajar
/ Romain Gary, publié en 1975, et se
présente comme une flânerie dans Paris. La Vie devant soi est dédié au père du contrebassiste, l’artiste
peintre Pierre García-Fons, décédé
en juillet 2016.
Avec sa contrebasse Jean
Auray, agrémentée d’une cinquième corde qui permet de sonner comme un
violoncelle, d’une pique allongée et coudée pour éviter de se casser le dos,
jouer plus prêt du chevalet et attaquer les cordes verticalement plutôt que
latéralement, plus ses archets et ses pédales d’effets, García-Fons commence
par un prélude virtuose et mélodieux dans une veine baroque, aux accents
espagnols. La ballade nostalgique « Revoir Paris » prend des allures
de valse puis débouche sur le frénétique et bien nommé « Je prendrai le
métro » : le pizzicato énergique de la contrebasse répond aux accords
heurtés et dynamiques de l’accordéon et aux roulements serrés des balais – pendant
le concert, Caracci n’utilise d’ailleurs que les balais. García-Fons et
Venitucci exposent à l’unisson « Montmartre en courant », puis chacun
décline le thème, dans un esprit lyrique aux consonances indiennes pour la
contrebasse, mélodieux et entraînant pour l’accordéon. Quant à Caracci, il reste
fougueux et prend un chorus nerveux avant de passer derrière le vibraphone pour
un hommage à Robert Doisneau : «
Après la pluie » est inspiré par la photo de Maurice Baquet en train d’abriter son violoncelle sous son
parapluie. Les notes cristallines du vibraphone accompagnent les contrechants
mélancoliques, voire dramatiques, de la contrebasse et de l’accordéon. « Les rues
vagabondes » font référence à Ralph
Waldo Emerson et une phrase citée par García-Fons : « La vie
n’est pas une destination, elle est le voyage ! ». Après cette danse aux inflexions
folkloriques, le trio joue « Si ça te dit », une sorte de valse, d’abord
développée en souplesse par le vibraphone, puis emmenée sur la piste de danse
par l’accordéon et la contrebasse. « Les écoliers » sont enjoués,
tandis que « Monsieur Taxi » est tendu, avec un ostinato sourd de
Venitucci et de nombreux changements de rythmes. La ballade « Le long de
la Seine » est d’autant plus triste que le jeu legato de García-Fons est
amplifié par la réverbération. Le morceau-titre passe d’une ambiance
moyen-orientale, avec un passage impressionnant en cordes frappées, à un blues,
soutenu efficacement par la batterie et les lignes d’accords de l’accordéon.
García-Fons annonce le bis : « c’est une chanson
dont nous avons simplement modifié le rythme, l’harmonie et pas mal la mélodie
aussi… Mais vous allez certainement la reconnaître… Les initiales de son auteur
son GB ». Le trio batifole sur « Je me suis fait tout petit » avec d’amusantes
questions-réponses entre l’accordéon, le vibraphone et la contrebasse. Pour le
deuxième rappel García-Fons revient seul sur Seine : « Va-z-y, fais
ton solo » dit-il, amusé, avant de se lancer dans une ronde folklorique
écossaise ou irlandaise, morceau de bravoure en solo. Insatiable, le public en
redemande et le trio de conclure sur une reprise de « Le long de la
Seine ».
Avec ses mélodies touchantes, ses développements originaux, teintés
de couleurs du monde, sa sonorité incomparable – les balais, le vibraphone et l’accordéon
n’y sont pas pour rien – et ses rythmes entraînants, la musique de La Vie devant soi est sincèrement séduisante
et a de quoi plaire à tous.