Les 16 et 17 mars
2018, à l’initiative de son directeur, Michel Lefeivre, le Centre des bords de
Marne organise la deuxième édition de sa biennale de jazz. Compositeur associé
au CDBM depuis 2010, Jean-Marie Machado en assure la programmation.
Entre la soirée du vendredi et le samedi à partir de
quatorze heures, onze concerts se succèdent dans le Petit Théâtre, la salle de
cinéma, le Grand Théâtre et le Hall. Le vendredi, les Rugissants, tentet du pianiste
Grégoire Letouvet, Richard Galliano en solo et The
Ellipse, orchestre de quinze musiciens dirigé par Régis Huby, ouvrent la biennale. Le samedi, Ozma propose un
ciné-concert autour du Monde perdu d’Harry O Hoyt, suivent le quintet de Pol Belardi, le duo de Léo et Jules Jassef, et le sextet de Renan Richard. La soirée débute avec le
solo de Stracho Temelkovski, le
quartet de Lionel Suarez prend la
suite, avant celui d’Henri Texier.
La biennale s’achève avec le big band du Conservatoire à Rayonnement Régional
de Paris, emmené par Pierre Bertrand.
Vendredi 16 mars
Richard Galliano solo
Compagnon de route de Claude
Nougaro pendant une dizaine d’années, adoubé par Astor Piazzolla, inventeur du New Musette, aussi à l’aise avec Johann Sebastian Bach que Duke Ellington et fort d’une
cinquantaine de disques sous son nom, Galliano n’est plus à présenter…
Pour le concert de la biennale, Galliano se présente seul
avec son Victoria et un accordina. Généreux, le musicien joue quatorze morceaux
d’origines diverses, dont deux en rappels.
La soirée commence par une danse d’Enrique Granados, entre mélancolie et exaltation, portée par des
ostinatos et des motifs mélodiques sur toute la tessiture de l’accordéon. Galliano
enchaîne avec « Des voiliers », composé en 1980 pour l’album Assez ! de Nougaro. Il dédie se
morceau aux victimes des attentats terroristes. Les tableaux se succèdent,
comme autant de scènes cinématographiques : une introduction vive, un
thème légèrement nostalgique, un tango jazz, un final cérémonieux… L’accordéoniste
alterne les dialogues entre main droite et main gauche et des lignes
solennelles qui sonnent comme un orgue. « Fou rire », tiré de New York Tango (1996), est une valse
musette qui virevolte et swingue sur un tempo vif et un rythme entraînant.
Galliano connaît son instrument sur le bout des doigts : sa virtuosité
très naturelle reste constamment au service de l’expression sans chercher la
moindre démonstration. Les soufflets imitent le vent, des accords lents et
dissonants distillent un chant de marins et, sur un riff de tango,
« Habanerando » se développe avec majesté. Le morceau, écrit pour
bandonéon et orchestre à cordes, figure sur Passatori
(1999). L’interprétation dynamique et entraînante de « Eu Nao Existo Sem
Voce », que Galliano joue habituellement avec Paolo Fresu, contraste avec la version originale de cette bossa
nova, composée par Tom Jobim et Vinicius de Moraes, enregistrée par Elizete Cardoso en 1958. Une valse
mélancolique, l’« Allée des brouillards » de Montmartre, enchaînée à
un « Tango pour Claude » (ou « Vie violence »)
crépusculaire évoquent Nougaro. Au public qui lui réclame « La danse du
sabre » d’Aram Khachaturian, Galliano
répond par une boutade de Nougaro : « ce n’est pas à la carte, c’est
au menu »… Il troque donc son accordéon – treize kilos, soit quarante
violons… s’amuse-t-il – pour son accordina et joue « Soleil de
Paris », un air touchant, composé sur un poème de Jacques Prévert et chantée par Magali
Noël dans le disque Soleil blanc
(1996). Un intermède mélodique plus tard, Galliano enflamme
« Odeon », le tango brésilien célébrissime d’Ernesto Nazareth. Sur une demande d’un auditeur, le musicien se
lance dans « Chat Pître », en précisant que ce morceau a connu un
destin particulier : écrit sur un texte de Valentine Petit pour Les bons
petits diables, un spectacle de Roland
Petit, « Chat Pître » a servi ensuite d’indicatif pour l’émission
culinaire de Jean-Luc Petitrenaud,
avant d’illustrer une publicité de Gervais… Dansantes et légères, les lignes de
l’accordéon s’aventurent en terres slaves avec un crochet plein d’humour par Les temps modernes… Galliano demande
ensuite à Rafael Mejias de le
rejoindre. « Le Paganini des maracas », comme l’appelle
l’accordéoniste, est membre de son Tangaria Quartet et son dialogue avec
l’accordéon, sur « Indifférence », apporte une touche rythmique vive
et dansante. Après une introduction majestueuse, patchwork d’airs de Bach joué
avec une sonorité d’orgue, Galliano part en puissance et lyrisme dans l’incontournable
« Libertango », de Piazzola. Pour le premier rappel, c’est « La
Javanaise » que le public est appelé à chanter, en douceur… et le set
s’achève sur « La valse à Margaux », entraînante à souhait.
Galliano réconcilie les musiques populaires du monde et les
musiques savantes avec un savoir-faire indéniable : le jazz et la java
font bon ménage et entraînent l’auditeur dans leurs farandoles
endiablées !
The Ellipse, music for
large ensemble
Huby crée The Ellipse
en décembre 2017 au Théâtre 71 de Malakoff. L’orchestre est constitué de
musiciens du quatuor Ixi – Guillaume Roy
au violon alto et Atsushi Sakaï
au violoncelle – d’Equal Crossing – Marc
Ducret à la guitare électrique, Bruno
Angelini aux claviers et Michele
Rabbia aux percussions – et d’artistes qui évoluent dans les sphères
d’Abalone (le label fondé par Huby), des projets d’Yves Rousseau et de l’Acoustic Lousadzak : Jean-Marc Larché au saxophone soprano, Catherine Delaunay à la clarinette, Pierre-François Roussillon à la clarinette
basse (et également directeur du Théâtre 71), Pierrick Hardy à la guitare acoustique et Claude Tchamitchian à la contrebasse. Matthias Mahler au trombone, Joce
Mienniel à la flûte, Illya Amar
au vibraphone et Guillaume Séguron à
la contrebasse complètent le groupe. C’est évidemment à Sylvain Thévenard, ingénieur du son d’Abalone, qu’est confiée la
régie.
The Ellipse se
présente comme une suite en trois mouvements. Huby décrit son œuvre comme des
parcours qui se croisent dans le passé, le présent et « les lieux visés ».
La suite commence avec une ambiance de gamelan, accentuée par l’ostinato du
marimba et une construction rythmique subtile. Les sections démarrent ensuite
en parallèle et déroulent leurs boucles sur différents plans, comme de la
musique répétitive, avant d’aboutir à un foisonnement complexe de voix qui
laisse bientôt la place à un duo entre la flûte et le piano, dans une veine
musique du vingtième – avec un côté Sergueï
Prokofiev. Cette alternance de mouvements d’ensemble et de dialogues en
petit comité se retrouve tout au long de la pièce : la guitare électrique
et le saxophone soprano, le trio des cordes, la guitare acoustique et le
marimba, ou encore les monologues des clarinettes, du trombone et de la
batterie sur des effets électroniques… D’ailleurs, avec son instrumentation de
big band éclectique et non conventionnelle – trio de cordes, deux contrebasses,
deux guitares, aucune trompette, ni saxophone alto et ténor… – The Ellipse joue subtilement avec les
textures sonores. Le thème principal qui apparaît ça-et-là, mais surtout dans
le troisième mouvement, est une jolie ritournelle aux accents folkloriques. Si
les développements lorgnent souvent du côté de la musique contemporaine, avec
une touche de lyrisme, le rock progressif n’est jamais très loin non plus… Les
deux contrebasses maintiennent une carrure solide et la batterie assure une
pulsation robuste : dans le deuxième et (ou) le début du troisième
mouvement, la section rythmique vrombit et plante un décor puissant et dense
qui rappelle le duo Pheeroan AkLaff
– John Lindberg du Spirtual Dimensions de Wadada Leo Smith.
Touffue, ingénieuse et bigarrée, The Ellipse pourrait être illustrée par Le Combat de Carnaval et Carême de Pieter Brueghel l’Ancien : il se passe toujours quelque chose
dans un coin…
Samedi 17 mars
Stracho Temelkovski solo
D’origine macédonienne, Temelkovksi est un
multi-instrumentiste formé à l’école de la scène. Il joue de la basse, de la
guitare, de la viole et des percussions… en même temps ! Les instruments
sont placés autour de lui : une grosse caisse et une cymbale devant, la
basse ou la guitare sur les genoux et la viole sur un stand, à ses côtés. La
technique du tapping lui permet de jouer de la basse et de la viole ensemble.
Temelkovski interprète trois morceaux de son cru, inspirés
par la musique des Balkans, avec des mélodies orientalisante et des rythmes
composés. Scat et « human beatbox » permettent au musicien
d’installer des motifs entêtants, appuyés par des lignes de basse sourdes, qui
contrastent avec les phrases mélodiques staccato de la viole. Temelkovski
conclut son set par un « Tango des Balkans », signé Antonio Placer et qui s’inscrit dans la
continuité des autres pièces.
La musique évolue dans l’esprit des musiques du monde, assaisonnée
d’une performance multi-instrumentiste spectaculaire, certes, mais sans
doute un peu frustrante : en trio avec un contrebassiste et un percussionniste,
il est sûr que Temelkovski aurait davantage d’espace pour improviser à la viole
ou à la guitare.
Lionel Suarez quarteto Gardel
Passé par le conservatoire de Marseille, Suarez se produit
dans des contextes particulièrement éclectiques : il accompagne aussi bien
des vedettes de variété – Nougaro, Zebda,
Bernard Lavilliers, Véronique Sanson… – que Jean
Rochefort au théâtre, Roberto Alagna
pour une reprise de chansons siciliennes ou le chanteur occitan Claudi Marti… Suarez forme également un
duo avec André Minvielle, participe
à La tectonique des nuages de Laurent Cugny… et, en 2013, enregistre
un premier disque sous son nom, Cocanha !,
en trio avec Kevin Seddiki aux guitares
et Pierre-François Dufour au violoncelle
et à la batterie.
C’est en 2009, à l’occasion d’une carte blanche au festival
Jazz sur son 31, que Suarez crée le Quarteto Gardel avec Airelle Besson à la trompette, Vincent
Ségal au violoncelle et Minino Garay
aux percussions. Le quartet sort un disque éponyme chez Bretelles Prod le 30
mars 2018.
La musique de Suarez est évidemment inspirée par celle de Carlos Gardel, mais pendant le concert
(et dans le disque) le quartet ne joue que deux chansons du Roi du Tango :
« Silencio » et « Sus ojos se cerraron ». S’ajoutent
« Caminito » de Juan de Dios
Filiberto, autre star du tango argentin, « Désert », une
composition signée Besson et « Chorinho para Toninho » de Suarez. « Air
Elle » de Ségal, « Cambiada » du compositeur de tangos contemporain
Gerardo Di Giusto, « Speaking
Tango » de Nury Taborda, Garay
et Suarez et « Feuillet d’album » d’Emmanuel Chabrier complètent la liste des morceaux du disque.
Tandis que, pendant la soirée, le quartet interprète trois autres morceaux, non
identifiés.
Comme le matériau de base reste le tango, la musique du
Quarteto Gardel est avant tout mélodico-rythmique : des thèmes soignés (« Désert »),
au parfum nostalgique (« Sus ojos se cerraron »), voire mélancolique
(« Silencio »), portés par des rythmes syncopés (« Cambiada »)
entraînants (« Chorinho para Toninho »). La connivence entre les
quatre musiciens est visible et ils ont trouvé un bel équilibre. Ségal et Garay
s’amusent constamment : ils se
chamaillent sur les origines de Gardel (né à Toulouse ou en Uruguay ?), se
répondent rythmiquement du tac au tac, dansent ensemble, essaient de faire
taper le public en rythme… Côté rôles, la trompette de Besson, toute en douceur
et velours, sert à merveille le répertoire du quartet, d’autant que son jeu
limpide et ses développements sinueux évoquent quasiment la musique classique.
L’accordéon tient son rôle d’instrument harmonique pour souligner les phrases
de la trompette et navigue entre la section rythmique et des solos mélodieux.
Ségal joue souvent en pizzicato des riffs dansants et autres ostinatos
excitants pour répondre aux percussions, mais également des lignes majestueuses
à l’archet. Quant à Garay, son foisonnement percussif, léger et pétillant, est tout
à fait dans l’esprit de la musique sud-américaine.
Le disque est fidèle au concert et réciproquement. Elégante et
vive, la musique du Quarteto Gardel nous emmène dans l’univers sensuel du Rio
de la Plata…
Le disque
Quarteto Gardel
Lionel Suarez (acc), Airelle Besson (tp), Vincent Segal
(cello) et Minino Garay (perc)
Bretelles Prod – BP06190101
Sortie en mars 2018
Liste des morceaux
01. « Silencio », Gardel & Horacio Pettorossi
(7:47).
02.
« Chorinho Para Toninho », Suarez (3:18).
03.
« Caminito », Juan Filiberto (6:21).
04. « Air Elle », Ségal (2:56).
05. « Désert », Besson (8:07).
06. « Cambiada »,
Gerardo Di Giusto (3:21).
07. « Sus
Ojos Se Cerraron », Gardel (5:04).
08. « Speaking
Tango », Garay, Suarez & Nury Taborda (3:42).
09. « Feuillet D'album », Emmanuel Chabrier (2:13).
Henri Texier Hope Quartet
Depuis les années quatre-vingt-dix, avec des musiciens qui
évoluent dans son univers, Texier multiplie les formations et leurs noms :
Azur Quintet (1993 – 1998), Strada Sextet (2004 – 2007), Red Route Quartet
(2009), Nord-Sud Quintet (2011), Sky Dancers (2016), Sand Woman (2017)…
En 2013, le contrebassiste sort Live At « L’Improviste » avec le Hope Quartet, constitué
de Sébastien Texier au saxophone
alto et aux clarinettes, François
Corneloup au saxophone baryton et Louis
Moutin à la batterie.
C’est avec cette formation que Texier se produit au CDBM,
mais Gautier Garrigue – Sand Woman – remplace Moutin derrière
les fûts et les cymbales. Le répertoire de la soirée reprend des morceaux interprétés
récemment dans Sand Woman, Live at « l’Improviste » et Sky Dancers.
Une introduction particulièrement émouvante (« Quand
tout s’arrête »), des walking impétueuses (« Mic Mac »), des
chorus qui grondent (dans le très Colemanien
« Sacrifice »), un sens du blues affûté (« Hungry Man »),
Texier a joué comme d’habitude : à fond ! Mais c’est également la
marque de fabrique de tous ses groupes... Toujours à l’écoute, Corneloup expose
les thèmes à l’unisson, dialogue (« Quand tout s’arrête ») ou assure
les chœurs avec Texier-fils (« Sand Woman »), prend des chorus chargé
de swing (« Mic Mac »), joue a capella avec beaucoup de sentiment (« Sacrifice »)
et le son grave et rond de son saxophone baryton diversifie la palette du
quartet. Sébastien Texier est parfaitement à l’aise dans l’univers musical de
son père. Il passe d’un discours néo-bop puissant (« Mic Mac ») à un free
débridé (l’introduction de « Sacrifice », jouée par Corneloup sur disque),
glisse des citations de Charlie Parker,
avec une sonorité au saxophone alto qui rappelle Art Pepper (« Mic Mac »), une clarinette lumineuse et aérienne (« Sand
Woman »)… Succéder à Jacques
Mahieux, Tony Rabeson, Christophe Marguet, Louis Moutin... n’est pas une mince
affaire, mais Garrigue tire merveilleusement son épingle du jeu : un
drumming à la fois touffu (« Mic Mac ») et régulier (chabada dans « Sand
Woman »), capable d’un morceau de bravoure (« Sacrifice »), tout
en sachant rester subtil et proche des peaux (« Quand tout s’arrête »).
Des thèmes-riffs intenses, des rythmes charnels, des
développements néo-bop-free et un son organique, il n’y a pas d’erreur possible :
nous avons bien à faire à Texier… Et c’est tant mieux !
La soirée s’achève avec le Big Band du Conservatoire à
Rayonnement Régional de Paris qui interprète quelques morceaux dans le hall du
CDBM tandis que le public se disperse… Bertrand dirige l’orchestre sur « Caravan »,
« Night in Tunisia »… morceaux qu’il a arrangés pour une tournée. Le
Big Band swingue joyeusement et les jeunes solistes montrent un savoir-faire
indéniable : c’est un plaisir de se dire que la relève est assurée et
c’est une belle conclusion pour cette biennale….