Grosse affiche au
Studio de l’Ermitage le 6 décembre 2018 : Roberto Negro présente Kings And Bastards, sorti chez Cam Jazz
en octobre 2018, et Emile Parisien Quartet propose Double Screening, paru chez ACT en décembre 2018.
Kings And Bastards
Roberto Negro
Passé par le Conservatoire à Rayonnement Régional de
Chambéry et le Centre des Musiques Didier Lockwood, Negro participe à la
création du Tricollectif en 2011 au sein duquel il monte la plupart de ses
projets : du trio Dadada au duo Les Métanuits avec Parisien, en passant
par le trio Garibaldi Plop, le quartet Kimono, le duo Danse de Salon avec Théo Ceccaldi… Kings And Bastards est le premier disque de Negro en solo.
Construit comme une suite en treize mouvements, Kings And Bastards marie piano,
piano préparé et effets électroniques. Une grosse minute de concentration et
c’est parti pour une quarantaine de minutes non-stop. Des cliquetis cristallins
d’une régularité implacable et des ostinatos sourd, interrompus à intervalle
régulier par une pointeuse : vive Les
Temps Modernes !... Entre machine à écrire et machine-outil, le piano
préparé devient une percussion (John
Cage n’écrit-il pas que « le piano préparé est en réalité un ensemble de
percussions confié aux mains d'un seul interprète » ?) et le réalisme
mécaniste du morceau évoque évidemment la musique concrète. Quelques bribes
mélodiques acoustiques percent ça-et-là, au milieu de la grisaille du
machinisme. Peu à peu, des accords de synthèse, des pédales aiguës, des
ostinatos obsédants et un minimalisme futuriste renvoient l’auditeur à la
science-fiction avec, toujours, un petit air qui s’immisce dans cette ambiance
répétitive et sombre, mais qui est vite rattrapé par l’inexorable mécanique...
Tandis que la main gauche joue un motif récurrent, Negro retire ses
préparations. Le pianiste part ensuite dans des développements qui font la part
belle aux dissonances, jeux rythmiques et dialogues de voix, dans une lignée
contemporaine, séparés par la monotonie d’une pédale de près de trois minutes,
pour terminer par une valse presque sentimentale.
Avec Kings And
Bastards, Negro propose une musique expressive résolument singulière, à
mi-chemin entre musique contemporaine et free, sans jamais oublier ces légères
touches lyriques qui lui donnent un zeste d’humanité indispensable.
Double Screening
Emile Parisien Quartet
Peu après avoir débarqué à Paris, en 2000, Parisien monte un
quartet avec Julien Touery au piano,
Ivan Gélugne à la contrebasse et Sylvain Darrifourcq à la batterie. La
formation sort trois disques chez Laborie Jazz : Au revoir porc-épic en 2006, Original
pimpant en 2009 et Chien Guêpe en
2012. Après ce troisième disque, JulienLoutelier remplace Darrifourcq derrière les fûts. C’est avec ce deuxième
quartet que Parisien rejoint Act pour Spezial
Snack, paru en 2014, et Double
Screening.
Enregistré par Philippe
Teissier du Cros dans le célèbre Studio Gil Evans de la Maison de la
Culture d’Amiens, Double Screening
propose cinq morceaux, deux suites et trois intermèdes composés par les quatre
musiciens. Le disque évoque la pratique du double
écran qui consiste, par exemple, à se connecter simultanément à sa
télévision pour regarder une série et à son téléphone, pour participer à une discussion
en ligne sur ladite série. La plupart des titres des morceaux sont des clins
d’œil à l’informatique, comme les trois « Spam »,
« Hashtag », « Deux point zéro », « Elégie pour une
carte mère », « Malware Invasion »….
Le programme du concert s’appuie exclusivement sur le
répertoire de Double Screening. Depuis
le temps qu’ils jouent ensemble, les quatre musiciens ont développé une osmose
quasi parfaite : une sonorité personnelle, avec, notamment, des unissons
harmoniques ou rythmiques, des mélodies d’une grande cohérence et une mise en
place aux petits oignons.
Les deux parties de « Double Screening », signées
Loutelier, sont contrastées : à la gravité de la première, portée par la
ligne profonde de la contrebasse, les accords contemporains du piano, la
batterie toute en subtilité et les phrases sinueuses du soprano, succède un
deuxième mouvement mécanique – qui n’est pas sans rappeler certains passages du
set de Negro –, interrompu par de brèves mesures be-bop. Peu à peu le morceau s’emballe
et Parisien se lance dans un chorus néo-bop, sur une walking et un chabada,
entrecoupé de pêches et autres roulements. Touery poursuit dans la même veine,
rapide et puissante, avec des citations détournées et une bonne dose d’humour.
La deuxième suite, « Hashtag », composée par
Parisien, comprend quatre mouvements. Le thème aux accents mélancoliques évoque
un peu la musique klezmer. Les accords du piano, le vrombissement de la
contrebasse et le drumming serré de la batterie font monter la tension et
poussent le soprano dans des retranchements free d’une intensité captivante. Un
unisson global lance le piano dans des motifs aux nuances balkaniques, sur les
contrepoints de la contrebasse et la batterie foisonnante. Parisien revient
dans la partie avec un discours véloce, mais sans esbroufe, puis finit par
plonger dans un torrent de notes, parsemé de stridences, comme autant de cris…
Dans le troisième mouvement, les percussions bourdonnent, l’archet de la
contrebasse gronde, le piano préparé crépite et le soprano joue une mélodie
fragile avant de se mêler, lui aussi, aux jeux rythmiques avec ses clés. Pour
le final, Parisien revient au thème avec un léger vibrato et des touches
bluesy, tandis qu’une pédale de Gélugne, des accords dansants de Touery et un
rythme entraînant de Loutelier emportent « Hashtag » vers des
horizons joyeux.
Les trois « Spam » intercalés entre les morceaux sont
des pièces concises et malicieuses dans lesquelles les quatre compères se
livrent à des joutes de sonorités – crissements, cloches, réverbération, splash…
– et de rythmes – notes tenues, frappes mécaniques, dialogues percussifs… Des jeux
rythmiques parsèment également « Deux point zéro », un morceau animé
(lui aussi assez proche de l’esprit de Kings
And Bastards) basé sur des échanges heurtés entre les sons étouffés du piano
préparé, les lignes robustes de la contrebasse et le drumming vif et luxuriant de
la batterie. Les petits motifs mélodiques du soprano débouchent sur une mélopée
qui contraste avec la dominante rythmique du morceau.
Avec ses boucles, pédales et riffs entrelacés, la construction
d’« Algo » s’apparente à la musique répétitive, tandis que les
volutes sinueuses du soprano apportent une touche de fragilité, avant de se
fondre dans la mêlée rythmique. Le be-bop refait son apparition dans l’espiègle
« Malware Invasion » : walking et chabada ultra-rapides, piano
néo-bop véloce, saxophone ténor impétueux, embardées free… Le quartet fait
monter la pression ! Joué en bis, « Daddy Long Legs » s’aventure
sur les terres de la musique contemporaine, avec un accompagnement minimaliste
pour une conversation mystérieuse entre le piano et le soprano, tantôt à l’unisson,
tantôt sous forme de questions-réponses.
Double Screening
réussit le pari d’illustrer en musique un phénomène de société ! Originale,
ludique, recherchée, expressive… la musique du quartet de Parisien n’a pas fini
de marquer son époque.