16 décembre 2018

Double plateau à l’Ermitage


Grosse affiche au Studio de l’Ermitage le 6 décembre 2018 : Roberto Negro présente Kings And Bastards, sorti chez Cam Jazz en octobre 2018, et Emile Parisien Quartet propose Double Screening, paru chez ACT en décembre 2018.


Kings And Bastards
Roberto Negro

Passé par le Conservatoire à Rayonnement Régional de Chambéry et le Centre des Musiques Didier Lockwood, Negro participe à la création du Tricollectif en 2011 au sein duquel il monte la plupart de ses projets : du trio Dadada au duo Les Métanuits avec Parisien, en passant par le trio Garibaldi Plop, le quartet Kimono, le duo Danse de Salon avec Théo CeccaldiKings And Bastards est le premier disque de Negro en solo.


Construit comme une suite en treize mouvements, Kings And Bastards marie piano, piano préparé et effets électroniques. Une grosse minute de concentration et c’est parti pour une quarantaine de minutes non-stop. Des cliquetis cristallins d’une régularité implacable et des ostinatos sourd, interrompus à intervalle régulier par une pointeuse : vive Les Temps Modernes !... Entre machine à écrire et machine-outil, le piano préparé devient une percussion (John Cage n’écrit-il pas que « le piano préparé est en réalité un ensemble de percussions confié aux mains d'un seul interprète » ?) et le réalisme mécaniste du morceau évoque évidemment la musique concrète. Quelques bribes mélodiques acoustiques percent ça-et-là, au milieu de la grisaille du machinisme. Peu à peu, des accords de synthèse, des pédales aiguës, des ostinatos obsédants et un minimalisme futuriste renvoient l’auditeur à la science-fiction avec, toujours, un petit air qui s’immisce dans cette ambiance répétitive et sombre, mais qui est vite rattrapé par l’inexorable mécanique... Tandis que la main gauche joue un motif récurrent, Negro retire ses préparations. Le pianiste part ensuite dans des développements qui font la part belle aux dissonances, jeux rythmiques et dialogues de voix, dans une lignée contemporaine, séparés par la monotonie d’une pédale de près de trois minutes, pour terminer par une valse presque sentimentale.


Avec Kings And Bastards, Negro propose une musique expressive résolument singulière, à mi-chemin entre musique contemporaine et free, sans jamais oublier ces légères touches lyriques qui lui donnent un zeste d’humanité indispensable.


Double Screening
Emile Parisien Quartet

Peu après avoir débarqué à Paris, en 2000, Parisien monte un quartet avec Julien Touery au piano, Ivan Gélugne à la contrebasse et Sylvain Darrifourcq à la batterie. La formation sort trois disques chez Laborie Jazz : Au revoir porc-épic en 2006, Original pimpant en 2009 et Chien Guêpe en 2012. Après ce troisième disque, JulienLoutelier remplace Darrifourcq derrière les fûts. C’est avec ce deuxième quartet que Parisien rejoint Act pour Spezial Snack, paru en 2014, et Double Screening.

Enregistré par Philippe Teissier du Cros dans le célèbre Studio Gil Evans de la Maison de la Culture d’Amiens, Double Screening propose cinq morceaux, deux suites et trois intermèdes composés par les quatre musiciens. Le disque évoque la pratique du double écran qui consiste, par exemple, à se connecter simultanément à sa télévision pour regarder une série et à son téléphone, pour participer à une discussion en ligne sur ladite série. La plupart des titres des morceaux sont des clins d’œil à l’informatique, comme les trois « Spam », « Hashtag », « Deux point zéro », « Elégie pour une carte mère », « Malware Invasion »….

Le programme du concert s’appuie exclusivement sur le répertoire de Double Screening. Depuis le temps qu’ils jouent ensemble, les quatre musiciens ont développé une osmose quasi parfaite : une sonorité personnelle, avec, notamment, des unissons harmoniques ou rythmiques, des mélodies d’une grande cohérence et une mise en place aux petits oignons.



Les deux parties de « Double Screening », signées Loutelier, sont contrastées : à la gravité de la première, portée par la ligne profonde de la contrebasse, les accords contemporains du piano, la batterie toute en subtilité et les phrases sinueuses du soprano, succède un deuxième mouvement mécanique – qui n’est pas sans rappeler certains passages du set de Negro –, interrompu par de brèves mesures be-bop. Peu à peu le morceau s’emballe et Parisien se lance dans un chorus néo-bop, sur une walking et un chabada, entrecoupé de pêches et autres roulements. Touery poursuit dans la même veine, rapide et puissante, avec des citations détournées et une bonne dose d’humour.


La deuxième suite, « Hashtag », composée par Parisien, comprend quatre mouvements. Le thème aux accents mélancoliques évoque un peu la musique klezmer. Les accords du piano, le vrombissement de la contrebasse et le drumming serré de la batterie font monter la tension et poussent le soprano dans des retranchements free d’une intensité captivante. Un unisson global lance le piano dans des motifs aux nuances balkaniques, sur les contrepoints de la contrebasse et la batterie foisonnante. Parisien revient dans la partie avec un discours véloce, mais sans esbroufe, puis finit par plonger dans un torrent de notes, parsemé de stridences, comme autant de cris… Dans le troisième mouvement, les percussions bourdonnent, l’archet de la contrebasse gronde, le piano préparé crépite et le soprano joue une mélodie fragile avant de se mêler, lui aussi, aux jeux rythmiques avec ses clés. Pour le final, Parisien revient au thème avec un léger vibrato et des touches bluesy, tandis qu’une pédale de Gélugne, des accords dansants de Touery et un rythme entraînant de Loutelier emportent « Hashtag » vers des horizons joyeux.


Les trois « Spam » intercalés entre les morceaux sont des pièces concises et malicieuses dans lesquelles les quatre compères se livrent à des joutes de sonorités – crissements, cloches, réverbération, splash… – et de rythmes – notes tenues, frappes mécaniques, dialogues percussifs… Des jeux rythmiques parsèment également « Deux point zéro », un morceau animé (lui aussi assez proche de l’esprit de Kings And Bastards) basé sur des échanges heurtés entre les sons étouffés du piano préparé, les lignes robustes de la contrebasse et le drumming vif et luxuriant de la batterie. Les petits motifs mélodiques du soprano débouchent sur une mélopée qui contraste avec la dominante rythmique du morceau.


Avec ses boucles, pédales et riffs entrelacés, la construction d’« Algo » s’apparente à la musique répétitive, tandis que les volutes sinueuses du soprano apportent une touche de fragilité, avant de se fondre dans la mêlée rythmique. Le be-bop refait son apparition dans l’espiègle « Malware Invasion » : walking et chabada ultra-rapides, piano néo-bop véloce, saxophone ténor impétueux, embardées free… Le quartet fait monter la pression ! Joué en bis, « Daddy Long Legs » s’aventure sur les terres de la musique contemporaine, avec un accompagnement minimaliste pour une conversation mystérieuse entre le piano et le soprano, tantôt à l’unisson, tantôt sous forme de questions-réponses.


Double Screening réussit le pari d’illustrer en musique un phénomène de société ! Originale, ludique, recherchée, expressive… la musique du quartet de Parisien n’a pas fini de marquer son époque.