Originale, éclectique,
mais toujours d’avant-garde, la cuvée 2019 de Sons d’hiver veut « toucher
au cœur même de l’art »…
En 1991, Fabien
Barontini propose de fédérer différents festivals et événements musicaux
qui se déroulent dans les communes du Val de Marne : Sons d’hiver est né.
Vingt-sept ans plus tard Barontini passe le témoin à Fabien Simon. Le nouveau directeur vient de Mulhouse où il était à
la tête du Festival Météo, autre laboratoire incontournable de la créativité
musicale.
D’Ambrose Akinmusire
à Fred Wesley en passant par Antony Braxton, Nicole Mitchell, Steve
Coleman, Michel Portal, Sylvie Courvoisier… Pendant dix-neuf
jours, trente concerts, six conférences et une master class (Dave Douglas) réchauffent les oreilles
des heureux festivaliers ! Finalement, Météo ou Sons d’hiver, tout est
question d’atmosphère et Simon reste dans l’air du temps…
Le POC - Alfortville
Vendredi 8 février 2019
Irreversible Entanglements
Pour venir en aide à la famille d’Akai Gurley, assassiné par la police le 20 novembre 2014, des artistes
américains organisent l’événement Musicians Against Police Brutality. A la
suite de cette manifestation, en 2015, la chanteuse et poétesse Camae Ayewa (aka Moor Mother), le saxophoniste
Keir Neuringer et le contrebassiste Luke Stewart créent Irreversible Entanglements, bientôt rejoints par Aquiles
Navarro à la trompette et Tcheser
Holmes à la batterie.
La tonalité du concert est évidemment dramatique. Ayewa entre
seule en scène et commence par déclamer « Strange Fruit » d’une voix
rauque, dans une ambiance théâtrale et grave, accentuée par une pédale écho. Chacun
à leur tour, les autres musiciens s’installent, puis le vibrato de Navarro accompagne
la voix, avant qu’il ne joue une complainte solennelle, soutenue par les
roulements de Stewart et de Holmes, et les notes tenues de Neuringer. Entre les
cris d’Ayewa, le magma rythmique et les clameurs des soufflants, la tension
monte rapidement. Irreversible Entanglements enchaîne les morceaux sans
interruption : « Chicago to Texas », « Fireworks », « Enough »,
« Projects »… La contrebasse et la batterie jouent des lignes rythmiques
sourdes, enchevêtrées et denses. La trompette – bouchée ou pas – lance des phrases
aériennes, des mélopées grinçantes et des formules stridentes, qui rappellent
parfois Wadada Leo Smith (l’approche
musicale d’Irreversible Entanglements a d’ailleurs des points communs avec celle
du trompettiste de Leland). Le saxophone alto (ou la zurna) alterne pédales
entêtantes, motifs continus et traits brutaux. Et la voix, énervée, lance ses
imprécations furibondes émaillées de résonances. Les rares accalmies ne sont
que de brèves pauses avant de nouveaux déchainements furieux.
Groupe engagé, Irreversible Entanglements renoue avec un free
jazz militant. La puissance, l’intensité et la force du propos ne peuvent pas laisser
insensible et le quintet réussit à déranger l’auditoire qui sort légèrement
tendu de cette heure de musique révoltée…
Songs of Resistance
Depuis l’élection de Donald
Trump, Marc Ribot ne décolère
pas. En septembre 2018 il sort Songs of
Resistance au profit du mouvement populaire Indvisible Project, qui lutte
contre les décisions malsaines et autocratiques du président des Etats-Unis.
Pour ce projet, le guitariste a formé un quartet avec des
musiciens qu’il connait bien : Jay Rodriguez aux saxophones et à la flûte, Nick Dunston à la contrebasse et Chad Taylor à la batterie. Sur le disque, Fay Victor, Tom Waits, Steve Earle, Tift Merritt, Sam Amidon, Ohene Cornelius, Meshell Ndegeocello, Sid Straw,
Justin Vivian Bond et Domenica
Fossati interprètent les chansons, mais pour le concert, c’est Ribot qui s’en
charge.
Titre oblige, le répertoire de Songs of Resistance est activiste ! Il reprend des chants du mouvement des droits
civiques : « We Are Soldiers In The Army », « We’ll Never
Turn Back » et « Ain’t Gonna Let Nobody Turn Us Round ». Le
passé ségrégationniste américain ressurgit dans « John Brown », en l’honneur
du célèbre abolitionniste du XIXe, et « Knock That Statue Down », qui
évoque le déboulonnage de la statue du confédéré Silent Sam par des étudiants
de l’Université de Caroline du Nord en août 2018. Le quartet interprète aussi des
hymnes de la résistance italienne : « Bella Ciao » et « Fischia
Il Vento » (adapté en « The Militant Ecologist »). Ribot a également
choisi ou composé des chansons politiques : « Rata de dos Patas »
de Manuel Eduardo Toscano, diatribe contre
le président mexicain Carlos Salinas de
Gortari, « Srinivas » en souvenir des deux indiens assassinés
dans le Kansas en 2017 et « The Big Fool », pour qui vous savez…
Enfin, « How To Walk In Freedom » rend hommage à des figures de la lutte
pour la liberté : la mère du mouvement des droits civiques, Rosa Parks, la rebelle anarchiste Emma Goldman et le militant pour les
droits de l’homme, Malcolm X.
Le concert est bien plus brutal que le disque, qui fait la
part belle aux ambiances folk, voire country. La voix de Ribot, légèrement
rocailleuse, et son chant, entre mélodie et déclamation, sont dans la lignée
des rockeurs (« John Brown »). Son jeu de guitare reste très
éclectique : des passages flamencos avoisinent des envolées de guitar
hero, des phrases bluesy jouxtent des motifs funky, un riff de rumba zaïroise (sic !) côtoie
des lignes free… Le saxophone ténor volontiers funky et plantureux, Rodriguez répond
à Ribot avec beaucoup d’à-propos et ses contrechants à la flûte apportent une
touche folk. Au soprano, Rodriguez part facilement dans des développements free.
Dunston maintient une carrure solide avec des riffs charpentés, des lignes
découplées et un gros son bien rond. Quant à Taylor, son drumming puissant,
luxuriant et efficace, alterne séquences free et binaires tout en maintenant un
cap rythmique inébranlable.
Sur scène Ribot et son quartet dégagent une énergie rock
brute de fonderie qui sublime les messages de lutte que portent les Songs of Resistance…