29 décembre 2015

West Coast Jazz – Alain Tercinet

West Coast Jazz
Alain Tercinet
Editions Parenthèses – Collection Eupalinos
Sortie en octobre 2015


Rédacteur et maquettiste chez Jazz Hot de 1970 à 1980, collaborateur de Jazzman entre 1992 et 2009, Alain Tercinet est également l’auteur de notices dans le Dictionnaire du jazz, mais aussi de plusieurs livres sur le jazz : Be-bop en 1991, Parker’s Mood en 1997, et West Coast Jazz, sorti en 1986 chez Parenthèses.

Les éditions Parenthèses rééditent West Coast Jazz en octobre 2015, dans la collection Eupalinos. Tercinet a modifié quelques commentaires et rajouté un chapitre dans lequel il aborde l’évolution du jazz West Coast de 1986 à nos jours. En trois cent quatre-vingts deux pages, quatre parties et vingt-cinq chapitres, Tercinet dresse un état des lieux complet de cette branche californienne du jazz, communément appelée West Coast Jazz. Deux annexes viennent compléter l’analyse : la première aborde les liens entre le cinéma et le jazz, tandis que la deuxième souligne le rôle du West Coast Jazz dans la genèse de la Bossa Nova, notamment avec Jazz Samba, le disque de Stan Getz et Charlie Byrd, sorti en 1962. Enfin, l’ensemble est complété par une bibliographie et une discographie abondantes, ainsi que l’index des titres des morceaux et des noms cités.

Dès l’avant-propos, Tercinet prévient que le West Coast Jazz n’est « certainement pas » « une forme de jazz inventée par les Californiens », mais bien une étiquette collée sur le jazz qui se joue à Los Angeles et San Francisco à partir des années cinquante. Tercinet ne se risque donc pas à définir de manière péremptoire le West Coast Jazz car il constate qu’« à partir du moment où le jazz a perdu son statut de musique folklorique […] le jazz n’a plus pu être envisagé de façon monolithique », ce qui s’applique également au jazz joué en Californie.


« Les grands ancêtres »

Dans la première partie Tercinet part à la recherche des premiers musiciens qui ont introduit le jazz en Californie et contribué à forger son style.

Force est de constaté que la Californie n’est pas un berceau du jazz. A partir de 1908, quelques orchestres de danse, dont celui du batteur Ben Pollack, ajoutent des ingrédients jazz dans leur musique. Des musiciens de passage font découvrir le jazz aux Californiens : Lionel Hampton, Don Byas, Herschel Evans

Mais il faut attendre la fin des années trente pour que le premier groupe de jazz connu formé en Californie voit le jour : installé en Californie depuis 1937 pour jouer dans la revue Shuffle, Nat King Cole monte un trio avec Wesley Price à la contrebasse et Oscar Moore à la guitare.

A partir de Pearl Harbor – le 7 décembre 1941 – la Californie connaît un boom économique qui attire des émigrants et la musique en profite… En 1942, un disquaire, Glenn Wallichs, un producteur de film, Buddy DeSylva, et le parolier Johnny Mercer fondent Capitol, premier label digne de ce nom créé sur la Côte Ouest.

A la fin de la guerre, avec le retour des GIs, les spectacles de divertissement, revues, films… sont en plein essor et attirent tous les orchestres du pays. En 1944, Norman Granz organise une soirée jazz pour venir en aide à des émigrés mexicains arrêtés eu cours d’une émeute et condamnés pour meurtre. Les prémices du  JATP sont là…

La même année, Howard McGhee, Teddy Edwards et Roy Porter montent le premier groupe be-bop de l’ouest, Billy Berg engage Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Al Haig, Milt Jackson, Ray Brown et Stan Levey pour une série de concerts à guichet fermé, Central Avenue est l’équivalent californien de la 52e rue de New York, UCLA organise le premier festival de jazz de la Côte Ouest (1945)… Le jazz bat son plein.

En parallèle, l’orchestre de Woody Herman devient un symbole de la Côte Ouest et fournit nombre de musiciens qui seront clés dans le développement du West Coast Jazz. Les plus connus sont sans doute les Four Brothers : Stan Getz, Zoot Sims, Al Cohn et Serge Chaloff. Ils marient be-bop et swing, dans les traces de Lester Young.

Tercinet souligne également le rôle de Miles Davis, qui, après avoir quitté Parker en 1948, joue au Royal Roost avec son nonette, sur des arrangements signés Gil Evans, Gerry Mulligan et John Lewis. Entre 1949 et 1950, Davis enregistre pour Capitol des sessions qui seront regroupées en 1954 sur un disque fondateur pour le West Coast Jazz : Birth Of The Cool.

La première partie s’achève sur Stan Kenton et sa vision du Progressive Jazz qui aura une influence déterminante sur l’évolution du jazz californien.


«  Les pères fondateurs »

La deuxième partie se concentre sur les musiciens qui sont véritablement à la base du West Coast Jazz.

Tercinet commence par LE disque qui « donne naissance » au jazz californien : Modern Sounds. Le 8 octobre 1951, Gene Norman enregistre un groupe de musiciens, pour la plupart venus de l’orchestre de Kenton, dirigé par le trompettiste Shorty Rogers. L’octet est constitué de Rogers, Art Pepper, Jimmy Giuffre, John Graas (cornet), Gene Englund (tuba), Hampton Hawes (rencontré au Lighthouse), Don Bagley (contrebasse) et Shelly Manne (batterie). Shorty Rogers and His Giants sortent Modern Sounds en 1952.

Après avoir ouvert le Lighthouse Cafe à Hermosa Beach, John Levine – homme d’affaire et joueur invétéré – et Howard Rumsey – contrebassiste – décident de monter un orchestre pour animer le club : le Lighthouse All-Stars voit le jour en 1952, avec Rogers, Pepper, Manne... Le Lighthouse Cafe et son orchestre deviennent rapidement un véritable laboratoire pour la musique West Coast.

Laboratoire qui trouve son prolongement discographique chez Contemporary, label fondé en 1941 par Lester Koenig, et qui enregistre le premier concert sur le vif de l’histoire du disque, avec le brouhaha du club et les bruits de verre, au… Lighthouse.

Gerry Mulligan est un autre acteur indissociable de la scène californienne : arrivé en 1952 à Los Angeles, il crée un quartet qui joue au Haig’s, avec Chet Baker, Bob Whitlock à la contrebasse et Chico Hamilton à la batterie. Sa musique, sans piano, se base essentiellement sur des mélodies recherchées et des contrepoints sophistiqués, que d’aucuns qualifièrent de « Bopsieland ». Pour enregistrer le quartet de Mulligan, Richard Bock et le batteur Roy Harte créent Pacific Jazz – autre label mythique de la Californie.

Côté pères fondateurs, Rogers, Rumsey et Mulligan doivent incontestablement accueillir un quatrième mousquetaire : Dave Brubeck. D’abord cowboy dans le ranch familial, Brubeck s’oriente ensuite vers la musique, étudie avec Darius Milhaud et, dès 1948, monte un octet d’avant-garde, qui mêle polytonalité, polyrythmie et contrepoints. En 1950, Brubeck joue en trio avec Ron Crotty et Cal Tjader, puis, en 1951, il se fixe au Blackhawk, à San Francisco, et s’associe à Paul Desmond. Les enregistrements avec Crotty et Lloyd Davis pour George Wein, au Storyville de Boston, marquent la consécration de Brubeck.


« La West Coast telle qu’en elle-même »

Dans la troisième partie, Tercinet décrit l’environnement du West Coast Jazz dans les années cinquante et quelques spécificités qui le caractérisent.

Si les années 50 et la Beat Generation sont un âge d’or pour le jazz, la peinture, la littérature, le cinéma… c’est aussi pendant cette décennie que la popularité du jazz diminue au profit du rock. Evolution renforcée par la diffusion du disque microsillon et des enregistrements sur bandes magnétiques. C’est aussi à cette époque que de nombreux musiciens de jazz rejoignent les studios.

Sur le plan des spécificités du West Coast Jazz, Tercinet constate que c’est un jazz essentiellement blanc. Il cite Will McFarland qui décrit le Cool Jazz : « un jazz serein, contrôlé, dans lequel l’accent était mis au moins autant sur l’écriture que sur l’expression soliste ». Les jazzmen de la Côte Ouest puisent amplement chez les compositeurs  européens – Claude Debussy, Igor Stravinsky, Antonín Dvořák, Erik Satie, Milhaud, Maurice Ravel, Kurt Weill… – et de nouveaux instruments solistes font leur apparition : cor, flûte hautbois, violoncelle, clarinette basse… Mais, comme le souligne André Previn, « la différence essentielle entre la musique classique et le jazz réside en ce que, dans la première, la musique est toujours plus importante que son exécution […], alors que la façon dont est joué le jazz importe plus que ce qui est joué ». Tercinet conclut sa troisième partie sur trois musiciens qui entrouvrent les portes du free en proposant des essais d’improvisations totalement libres : Lennie Tristano, Jimmy Giuffre et Shelly Manne.


« Que le spectacle commence »

La quatrième et dernière partie rentre dans le cœur du West Coast Jazz.

Animateur clé de la scène californienne, Rogers commence par monter un nonette pour enregistrer chez RCA-Victor. Il coopère ensuite avec Previn, puis, en 1953, il enregistre avec un orchestre de seize musiciens, la plupart de chez Kenton. En 1963, Gospel Mission est son dernier enregistrement, avant que Rogers ne quitte la scène du jazz pendant plus de vingt ans pour se consacrer aux studios.

Quant au Lighthouse All-Stars de Rumsey, il reste actif tout au long des années cinquante et enregistre un dernier disque en 1960. Levine disparaît en 1970. Son fils prend la relève et Rumsey l’aide jusqu’en 1972. Rumsey s’installe ensuite à Redonda Beach où il organise Concerts At The Sea, avant de se retirer, en 1985.

Manne a également beaucoup œuvré pour la reconnaissance du jazz californien. En 1955 Shelly Manne & His Men est l’un des groupes phares de la Côte Ouest. Au même moment, sur la Côte Est, Art Blakey monte les Jazz Messengers. Les deux formations incarnent deux approches totalement différentes du jazz, comme le révèle les versions de « Whisper Not », enregistrée par Blakey au Club Saint-Germain et par Manne au Blackhawk. Manne connaît aussi le succès avec The Poll Winners, un trio avec Barney Kessel et Ray Brown.

Shorty Rogers and His Giants, le Howard Rumsey All-Stars et Shelly Manne and His Men sont les représentants les plus symboliques du jazz de la Côte Ouest, mais de nombreux autres musiciens trouvent leur voie dans le West Coast Jazz, à l‘instar de Dave Pell qui s’aventure davantage vers une musique commerciale, Marty Paich qui recherche des passerelles avec la musique classique, Chico Hamilton qui s’oriente vers un jazz de chambre élégant, ou Lennie Niehaus qui se tourne vers les musiques de films.

Quant aux grands orchestres, les plus connus se maintiennent – Kenton, Pete Rugolo, Russ Garcia, Herman, Bill Holman… – mais n’occupent plus le devant de la scène.

Tercinet se penche ensuite sur deux symboles du West Coast Jazz : Pepper et Baker. Les deux hommes n’enregistrent que deux disques ensemble, en 1956 (The Route et Playboys), mais leurs destins ont de nombreux points communs.

A partir de 1952, après avoir joué dans l’orchestre de Mulligan, Baker s’associe avec Russ Freeman. Même s’il avait de nombreux détracteurs, dès le départ, Parker, Lewis, Kenny Dorham, Oscar Pettiford… l’ont soutenu. Au milieu de ses déboires avec la drogue, Baker alterne les séjours en Europe et à New-York, et, après une dizaine d’années d’absence, revient sur scène en 1973. Son succès vient indiscutablement de son engagement dans la musique : « je joue chaque set comme si c’était le dernier ».

Tracé similaire pour Pepper : il commence par enregistrer pour quasiment tous les labels californiens, signe avec Koenig chez Contemporary et, en 1961, il fait une pause de sept ans… Même don de soi chez Pepper, que chez Baker : « c’est moi-même que je mettais en musique et je savais bien le faire et les gens aimaient, étaient touchés ».

Tercinet consacre aussi un chapitre aux chanteurs. A commencer par June Christy qui rejoint Kenton en 1946, chante en 1950 avec Shorty Rogers and His Giants et incarne la chanteuse West Coast par excellence. Mentions spéciales également pour Lucy Ann Polk et Pell, Peggy Lee et Jimmie Rowles, Jerri Southern… et les actrices chanteuses Julie London ou, bien sûr, Marilyn Monroe. Jusqu’à Ella Fitzgerald, venue sur la Côte Ouest pour enregistrer l’intégral des Songbooks de Cole Porter, Rodgers & Hart, Irving Berlin, Ira & George Gershwin… Sans oublier Franck Sinatra, qui enregistre fréquemment sur la West Coast pendant les années 50, et Mel Tormé qui, avec Paich, lorgne résolument vers le jazz, scat et swing à l’appui.

La Côte Ouest a également attiré un certains nombres de musiciens étrangers au West Coast Jazz, le temps d’une tournée ou d’un enregistrement. Si les concerts de Parker en 1945 sont restés célèbres, en 1952 Bird est revenu à Los Angeles où il a joué avec Baker, puis, en 1954, pour être accompagné par l’orchestre de Kenton. Benny Carter, pour sa part, s’est installé dans la cité des anges dès 1942. Parmi les autres visiteurs célèbres : Sony Rollns a enregistré Way Out West avec Brown et Manne ; Clifford Brown et Max Roach ont monté leur célèbre quintet alors que ce dernier jouait au Lighthouse ; enfin, Ornette Coleman signe son premier contrat discographique avec Koenig et enregistre ses deux premiers disques pour Contemporary en 1958 – Something Else – et 1959 – Tomorrow Is The Question.

En dehors de la côte ouest, beaucoup de musiciens ont également choisi la voix « cool ». Certains incorporent des éléments de musique classique et d’avant-garde dans leurs œuvres : Hal McKusick, George Russel, George Handy, Gil Evans… D’autres cherchent à intégrer des constructions complexes dans le jazz : ce sera le Troisième Courant, avec Gunther Schuller, Lewis… Quant au style de jeu cool qui s’est développé en Californie, il séduit des musiciens de la Côte Est tels que Sims, Tony Fruscella, Helen Merill

Dans le reste du monde, à l’époque, le West Coast Jazz n’a pas fait pas beaucoup d’émules et c’est le bop qui garde la vedette. Cela dit, Bobby Jaspar est l’un des précurseurs du Jazz Cool en Europe. Henri Renaud, Jimmy Gourley, Barney Wilen et Jean-Claude Fohrenbach (qui est l’un des premiers à reprendre des chansons populaires dans son répertoire) le diffuseront en France. A noter, les recherches d’André Hodeir et de son Jazz Groupe De Paris qui s’orientent vers le Third Stream. L’Italie est marquée par les séjours successifs de Baker. Mais c’est surtout en Suède, sous l’impulsion de Lars Gullin, et en Allemagne, avec Hans Koller, que le Jazz Cool a un impact significatif. Quant à la Grande Bretagne, elle reste isolée car, jusqu’en 1961, la NFJO interdit aux musiciens étrangers de s’y produire. Ce qui n’empêchera pas Ronnie Scott et Vic Lewis de s’inspirer du West Coast Jazz.

Le début des années soixante est marqué par la montée en puissance du folk et de rock. Le Jazz West Coast fait une pause. Certains musiciens de la Côte Ouest s’aventurent vers un jazz soul commercial – The Crusaders, Les McCann, Ramsey Lewis… Mais la plupart des musiciens travaillent pour les studios d’Hollywood.

Quelques irréductibles continuent de jouer leur musique contre vents et marées : Giuffre reste à l’écart de tous les courants ; Manne qui ouvre le Shelly’s Manne – Hole de 1960 à 1974 ; Pepper sort Living Legend en 1975 et sa popularité ne fera que croitre, jusqu’à sa mort, en 1982 ; suite à une agression qui lui a démoli la mâchoire, Baker réapprend à jouer de la trompette, revient sur le devant de la scène en 1973 et, s’il vit la plupart du temps en Europe, il enregistre abondamment jusqu’à sa mort, en 1988 ; certains groupes tirent leur épingle du jeu, comme Supersax, créé en 1971…

En 1972, alors que le West Jazz Coast est en panne, un ancien vendeur de voitures, Car Jefferson, fonde le label Concord… pour enregistrer du jazz !

Au milieu de cette traversée du désert, des grands orchestres voient le jour, sous la houlette de Clare Fisher, Gerald Wilson, Toshiko Akiyoshi et Lew Tabackin… Un chef d’orchestre apporte du nouveau : Don Ellis, qui intègre des éléments de musique contemporaine, de rock, de musique du monde et de free, mais il disparaît prématurément, en 1978.

Dans son dernier chapitre, Tercinet fait le point sur le rebond du West Coast Jazz à partir des années quatre-vingt.

En 1983, après près de vingt ans d’absence, Rogers et Bud Shank reviennent au jazz et enregistrent un disque au titre éloquent : Yesterday, Today and Forever. L’année suivante, Shank se tourne vers le free jazz. Holman, Tormé et Paich… reprennent également du service. Le fondateur du label Fresh Sound, Jordi Pujol, donne l’occasion, entre autres, à Pell et Niehaus d’enregistrer. En 1990, le Lightouse All-Stars est recréé et, en 1991, Ken Poston organise le festival Return To Balboa autour du West Coast Jazz.

Malheureusement, à partir du milieu des années quatre-vingts dix, la plupart des acteurs historiques du West Coast Jazz ont disparu : en 1994 Rogers décède d’un mélanome, en 2009, c'est au tour de Shank de rejoindre les anges, suivi, en 2015, de Rumsey…

Et de conclure avec Shank et Tercinet : « « il a existé quelques éléments extrêmement bénéfiques ; par exemple, les techniques appliquées par Gerry Mulligan et Shorty aux petits « grands orchestres », tout comme la somme d’études, de recherches, de connaissances que les personnes impliquées ont mise dans la musique ; également l’exploration de sonorités jamais exploitées jusqu’alors et l’utilisation d’instruments nouveaux. Objet d’une sur-médiatisation, le jazz West Coast n’était qu’une période de transition ». A l’image de toutes les étapes de l’histoire du jazz, en définitive. Ni plus, ni moins ».


Avec son approche factuelle, son style concis et son accumulation de références, la démarche de Tercinet s’apparente davantage à celle d’un encyclopédiste que celle d’un historien ou d’un musicologue. West Coast Jazz est assurément l’ouvrage de référence à lire pour tout connaître des acteurs du jazz californien. 

20 décembre 2015

This Machine Kills Fascists - Tinissima 4et

This Machine Kills Fascists
Francesco Bearzatti Tinissima 4et
Francesco Bearzatti (ts, cl), Giovanni Falzone (tp), Danilo Gallo (b) et Zeno De Rossi (d), avec Petra Magoni (voc).
CamJazz – CAMJ 7893-2
Sortie le 16 octobre 2015

Après Tina Modotti en 2008 et Malcolm X en 2010, Francesco Bearzatti et son Tinissima 4et rendent hommage à un autre révolté : Woody Guthrie. Inchangé depuis ses débuts, le Tinissima 4tet peut compter sur la trompette de Giovanni Falzone, la basse de Danilo Gallo et la batterie de Zeno De Rossi. This Machine Kills Fascists sort le 16 octobre chez Cam Jazz.

Guthrie passe sa jeunesse dans l’Oklahoma où il est né en 1912. Après la Grande Crise de 1929, il s’installe au Texas, qu’il quitte en 1935 pour la Californie. Guthrie s’engage dans l’action politique pour défendre les opprimés, les immigrés, les journaliers… Pour marquer son engagement, il inscrit sur toutes ses guitares : « This Machine Kills Fascists ». Au début des années quarante Guthrie s’installe à New York. Avec Pete Seeger, il devient une figure centrale de la folk protestataire américaine. Guthrie est décédé en 1967 des suites de la maladie d’Huntington.


Bearzatti signe les huit thèmes de This Machine Kills Fascists. Le Tinissima 4et reprend également, avec des vocalises de Petra Magoni, l’une des plus célèbres chansons de Guthrie, écrite en 1944 : « This Land Is Your Land ». Les morceaux de Bearzatti suivent peu ou prou le cours de la vie de Guthrie : « Okemah » représente la ville natale du chanteur ; « Dust Bowl » évoque les tempêtes de poussières, qui ravagent notamment le Texas ; « Long Train Running » se réfère au voyage vers la Californie (même titre que le morceau du groupe californien The Doobie Brothers) ; « Hobo Rag » s’inspire des années d’errances, des petits boulots, etc. ; « N.Y. » remémore le séjour dans la Grosse Pomme ; « Witch Hunt » illustre les années sombres du maccarthysme ; « When U Left » suggère la mort de Guthrie ; quant à « One For Sacco And Vanzetti », il rappelle l’exécution des deux anarchistes en 1927, devenus symboles de la répression et de l’injustice, et chantée par Guthrie dans « Two Good Men », mais aussi par Joan Baez, dans l’emblématique « Here’s To You ».

Le Tinissima 4et est immédiatement reconnaissable par sa sonorité, qui repose sur une batterie carrée, une basse souple et mélodieuse, une trompette et un saxophone (ou une clarinette) qui proposent une synthèse réussie de la tradition et de l’avant-garde. Les thèmes sont soignés (« One For Sacco And Vanzetti »), avec des ambiances bluesy (« Okemah »), ragtime (« Hobo Rag »), country (« Long Train Running »), bluegrass (« Okemah »), New Orleans (« This Is Your Land »)… Sans oublier non plus que le sérieux et le bouffon se côtoient avec un à propos réjouissant (« This Is Your Land »)... De Rossi passe d’un accompagnement subtil et léger (« When U Left ») à un martèlement binaire (« Okemah ») ou un foisonnement énergique (« N.Y. »). Grâce à sa basse semi-acoustique, Gallo sonne presque comme une guitare (« One For Sacco And Vanzetti ») et passe d’une walking rapide (« Witch Hunt ») à des ostinatos qui résonnent (« N.Y. »), des motifs country (« Long Train Running ») ou rock’n roll (« Okemah »). La trompette de Falzone virevolte (« Long Train Running »), toujours expressive, avec ses effets de growl (« This Land Is Your Land »), souffles (« Dust Bowl »), sifflets (« Long Train Running ») et autres cris (« Hobo Rag »), qui côtoient des développements dans une veine bop (« Okemah ») ou free (« Witch Hunt »), mais aussi d’une grande solennité (« When U Left »). Bearzatti possède un talent mélodique hors norme (« This Land Is Your Land »), une mise en place exceptionnelle (« Okemah »), un sens du contrepoint habile (« When U Left ») et des idées à revendre (« Hobo Rag »), sans compter sa sonorité chaude et puissante – aussi bien au saxophone ténor qu’à la clarinette.

« Tous pour un ! Un pour tous ! » pourrait être la devise du Tinissima 4et, tant est grande la symbiose musicale de Bearzatti, Falzone, Gallo et De Rossi. This Machine Kills Fascists continue sur les traces de X (Suite For Malcolm) et Monk’n Roll : un melting pot musical savoureux dans lequel aucune barrière ne sépare le New Orleans, le bop, le free jazz, le rock, le blues, la folk… et tout le reste ! A écouter absolument.

13 décembre 2015

Lead Belly’s Gold - Eric Bibb & Jean-Jacques Milteau

Lead Belly’s Gold
Eric Bibb & JJ Milteau
Eric Bibb (voc, g, bjo), Jean-Jacques Milteau (hca) et Larry Crockett (d), avec Big Daddy Wilson (voc), Michael Robinson (voc), Gilles Michel (b), Glen Scott (b) et Michael Jerome Browne (g).
DixieFrog – DFGCD 8780
Sortie en octobre 2015

Huddie William Ledbetter, plus connu sous le surnom Leadbelly, fait partie des personnages mythiques de l’histoire du blues et de la folk. Leadbelly est né en 1885. Après une jeunesse entre Louisiane et Texas, il commence sa vie d’artiste en 1905, mais, entre 1915 et 1934, il alterne les séjours en prison… C’est les frères Lomax qui le font libérer et lancent sa carrière. Leadbelly décède en 1949 d’une sclérose. De Pete Seeger à Nirvana, en passant par les Rolling Stones, The Animals, Robert Plant… voire même ABBA et Joe Dassin, nombreux sont les musiciens qui ont repris des chansons de Leadbelly… C’est au tour d’Eric Bibb et de Jean-Jacques Milteau de consacrer un disque à l’un des pères du blues, sur une idée de Philippe Langlois, le fondateur du label DixieFrog, en 1986.

Autour d’un trio composé de Bibb, Milteau et Larry Crockett à la batterie, gravitent quelques invités qui joignent leurs voix – Big Daddy Wilson et Michael Robinson – ou leur basse – Gilles Michel.

Onze des seize morceaux sont tirés d’un concert au Sunset et les autres ont été enregistrés en studio. A côté des compositions de Leadbelly – « On A Monday », « Midight Special », « Where Did You Sleep Last Night » Bourgeois Blues », « Titanic » et, bien sûr, « Good Night, Irene » –, Bibb et Milteau jouent des morceaux traditionnels du repertoire : « Grey Goose », « When That Train Come Along » couplé avec « Sweet Low, Sweet Chariot », « The House Of The Rising Sun », « Bring A Little Water, Sylvie », « Pick A Bale Of Cotton », « Rock Island Line » et « Stewball ». « Chauffeur Blues » et « Swimmin’ In A River Of Songs » sont de Bibb et le duo a composé « When I Get To Dallas » pour l’occasion.

Le livret est complet, avec des textes signés Sébastien Danchin, Milteau et Bibb, qui commente également chacune des chansons.

Dans Lead’s Belly Gold blues, Bibb et Milteau ont opté pour une sonorité acoustique, très naturelle et chaleureuse, en harmonie avec le timbre medium, la diction claire, le phrasé net de Bibb (« Grey Goose »), et l’harmonica plein de swing et de blues de Milteau (« The House Of The Rising Sun »). La rythmique de Crockett est régulière, entraînante et ferme, sans jamais être lourde, même dans les passages purement rock’n roll (« Rock Island Blues »). Les riffs de guitare et les motifs bluesy de l’harmonica répondent ou soutiennent les chants dans la tradition du blues. L’ambiance des morceaux – tous courts, autour des trois minutes et des poussières – passe d’un blues traditionnel (« Bourgeois Blues ») à un rock’n roll (« Rock Island Line ») pur et dur, sans oublier une quasi norteña (« Midnight Special »), une farandole country (« When I Get To Dallas »), un work song (« Pick A Bale Of Cotton »), un funk bluesy (« On A Monday »), une ballade (« Good Night, Irene »)…

L’hommage de Bibb et Milteau à Leadbelly respecte l’esprit du bluesman : Lead Belly’s Gold propose un blues folk rural marqué par la country et le rock’n roll.

10 décembre 2015

A la découverte de… Bruno Tocanne

Bruno Tocanne n’a de cesse d’animer le collectif imuZZIc et ses 4 ou 5 new dreams !, Trio Resistances, Libre(s)ensemble et autre I.Overdrive trio… La sortie récente d’Over The Hills, inspiré d’Escalator Over The Hill de Carla Bley donne l’occasion de redécouvrir un jongleur en rythmes, épris de liberté et d’émotions…


La musique et les influences

Ma rencontre avec la batterie est le fruit du hasard : dans mon internat, c'est le seul instrument qu’il y avait sur place… et il manquait un batteur dans l'orchestre… J’ai commencé par du pop – rock, sur les traces de Jimmy Hendrix, Led Zeppelin, Cream… Ensuite, je suis passé au rock progressif de Soft Machine, Robert Wyatt… Et puis je suis arrivé au free jazz d’Archie Shepp, John Coltrane (sa période free)… Ce sont tous ces musiciens qui m’ont influencé : Wyatt, Hendrix, Coltrane… mais aussi Paul Motian, Carla Bley

Bruno Tocanne © Yves Dorison


Cinq clés pour le jazz

Qu’est-ce que le jazz ? La liberté, le non conformisme, la rébellion, la transmission d'émotions, la prise de risque, l'ouverture aux autres…

Pourquoi la passion du jazz ? Lorsque le jazz représente tout ce que je viens d'énoncer, il est passionnant.

Où écouter du jazz ? En concert ! Sinon, n'importe où et quand à condition de ne pas mettre la musique en fond sonore, mais de s'y plonger et de se laisser embarquer…

Comment découvrir le jazz ? Écouter Escalator Over The Hill, puis Open Strings de Jean-Luc Ponty et, enfin, Impressions de Coltrane.



Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un chat, pour son indépendance et son amour des caresses.
Si j’étais une fleur, je serais un chèvrefeuille, pour son côté fouillis et son odeur.
Si j’étais un fruit, je serais une banane, seulement parce que c'est mon fruit préféré. Si j’étais une boisson, je serais de l'eau de source
Si j’étais un plat, je serais des pâtes.
Si j’étais une lettre, je serais B.
Si j’étais un mot, je serais, rébellion, un état permanent nécessaire.
Si j’étais un chiffre, je serais 2, pour la dualité…
Si j’étais une couleur, je serais rouge, pour le symbole !
Si j’étais une note, je n’en serais aucune en particulier…


Les bonheurs et regrets musicaux

Ma plus grande réussite musicale est la dernière en date ! Toujours ! Donc, à ce jour : Over The Hills. Quant à mon plus grand regret, c’est de ne pas avoir joué avec John Surman.



 Sur l’île déserte…

Quels disques ? Escalator Over The Hill

Quels livres ?  La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole.

Quels films ? If de Lindsay Anderson.

Quelles peintures ? N'importe quel tableau d'Adrien Belgrand.

Quels loisirs ? La contemplation…


Les projets

Over The Hills ! Plus que jamais ! Mais bientôt : un projet en compagnie de Sophia Domancich, Antoine Läng et Rémi Gaudillat, inspiré par « Sea Song » de Wyatt, un nouveau trio avec Marcel Kanche et Fred Roudet (Juillet 1194) et un trio que j'aimerais mettre en route avec Federico Casagrande et Elodie Pasquier...


Trois vœux…

1. Jouer le plus longtemps possible sur scène.

2. Changer le monde, ça urge ! 

3. Continuer à croire en l'homme...



09 décembre 2015

Les Notes de la Marée de décembre



Quelques publications – et idées de cadeaux… – pour le mois de décembre.                          


Emmené par Bruno Tocanne et Bernard Santacruz, le ImuZZic Grand(s)Ensemble reprend Escalator Over The Hill, l’opéra jazz psychédélique créé par Carla Bley et Paul Haines entre 1968 et 1971. Over The Hills sort le 1er décembre sur le label IMR. L’orchestre est composé d’Antoine Läng au chant, Olivier Thémines aux clarinettes, Jean Aussanaire aux saxophones, Rémi Gaudillat et Fred Roudet à la trompette et au bugle, Alain Blessing à la guitare, Santacruz à la contrebasse et Tocanne à la batterie. Si Bley et Tocanne partagent le goût pour les fanfares et le free, la version originale penchait sérieusement vers la musique expressionniste – L’Opéra de quat’sous de Kurt Weill, par exemple –, tandis qu’Over The Hills plonge clairement dans les eaux limpides du rock underground. Une interprétation neuve et incisive d’une œuvre toujours aussi cinglante, portée par la voix décapante de Läng et la formidable énergie musicale du Grand(s)Ensemble.


Nanan, un album de chansons pour enfants de la batteuse LydieDupuy sort le 7 décembre chez Z Production, avec Mélina Tobiana au chant, Vincent Périer au saxophone ténor et à la clarinette, Rémi Ploton au piano et Julien Sarazin à la contrebasse. Le quintet invite également Médéric Collignon, Ezra, Grégoire Gensse, Jonathan Kreisberg et Perrine Missemer. Les onze chansons ont été composées par Dupuy, les arrangements sont signés Ploton et les illustrations ont été confiées à Perrine Arnaud. Les comptines sont rigolotes et le chant est net, comme il se doit pour le jeune public. Aux antipodes d’un jazz enfantin, l’accompagnement est ingénieux et swingue avec vigueur, dans une lignée mainstream.


A l’occasion du cinquantenaire de A Love Supreme, Impulse! sort un coffret de trois albums accompagnés d’un livret. Les disques reprennent la version publiée en 1965, avec McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones, les prises supplémentaires du quartet, la session du 10 décembre avec Archie Shepp et Art Davis, et l’enregistrement du concert d’Antibes, le 26 juillet 1965 (avec l’introduction et la conclusion d’André Francis). Le fascicule d’une trentaine de pages est riche en photos, partitions et textes de la main de John Coltrane. Le texte du livret est signé Ashley Kahn qui, avec Lewis Porter, est l’un des biographes incontournable de Trane. Que dire de A Love Supreme qui n’ait pas déjà été dit ? Rien… il suffit de l’écouter, c’est évident !


Enrico Pieranunzi est insatiable : avec plus de soixante-dix disques à son actif, il vient de publier coup sur coup Stories en 2014 avec Scott Colley et Antonio Sanchez, Double Circle avec Federico Casagrande en avril 2015… et le revoilà pour un disque en quartet sans batterie avec Ralph Alessi à la trompette, Donny McCaslin aux saxophones et Matt Penman à la contrebasse. Proximity sort le 13 novembre, toujours chez Cam Jazz, et Pieranunzi en a composé les huit morceaux. Même si la musique de Proximity est plutôt intimiste et repose sur des constructions subtiles, qui rappellent d’autant plus la musique de chambre que le quartet joue sans batterie, Pieranunzi et ses compagnons maintiennent une pulsation solide du début à la fin.


En 2010, Cam Jazz a la bonne idée de commencer à publier les anthologies des artistes des labels Black Saint et Soul Note. Dans un coffret blanc et sobre, cette collection propose des disques cartonnés qui reproduisent fidèlement les pochettes originales. Vingt-deux volumes sont déjà sortis, de Roscoe Mitchell à Henry Threadgill en passant par Cecil Taylor, Anthony Braxton, David Murray, Lee Konitz… mais aussi Jimmy Lyons et Steve Lacy.


A côté du Cecil Taylor Unit dans lequel il joue de 1961 à sa mort, en 1986,  Jimmy Lyons monte un quintet et s’associe, entre autres, à Andrew Cyrille pour plusieurs disques, dont cinq enregistrés Black Saint entre 1979 et 1985.


Nuba, en 1979, est un trio avec Jeanne Lee et Cyrille. Toutes les compositions sont du trio. Une rythmique volontiers aux tambours, un saxophone entre cris et bop, des vocalises souvent minimalistes… comme autant de discussions en à bâton rompu, abstraites, mais sensuelles.


Something In Return (1981) et Burnt Offering (1982) en duo avec Cyrille. En dehors de « Take The A Train » de Billy Strayhorn, tous les morceaux sont signés Lyons et Cyrille. Des duos explosifs, heurtés, qui doivent autant à la musique contemporaine qu’au free, avec, souvent, en filigrane, un jeu de tambours qui rappelle l’Afrique (« Nuba »).

Wee Sneezawee (1983) avec son quintet, constitué de Raphe Malik à la trompette, Karen Borca au basson, William Parker à la contrebasse et Paul Murphy à la batterie. Sans doute l’album le plus connu de Lyons, l’influence d’Ornette Coleman (unissons mélodiques dissonants, lignes de basse vigoureuses, contrepoints véloces) se mêle à celle de l’AACM (embardées impétueuses) pour aboutir à une musique dense et tendue.


Give It Up (1985), toujours en quintet, mais avec Enrico Rava à la trompette et Jay Oliver à la contrebasse. Give It Up s’inscrit dans la continuité de Wee Sneezawee : grouillement des voix, lignes de basse solides et foisonnement rythmique… Captivant !

Ce coffret de Lyons trouvera indiscutablement sa place dans la discothèque du collectionneur, mais aussi de l’amateur ou, tout simplement, du mélomane curieux...



Cam Jazz dédie deux Box Sets à la musique de Steve Lacy : le premier coffret regroupe les six disques en solo, duos et trios, publiés chez Black Saint ou Soul Note, tandis que le deuxième réunit les neufs albums en quartet, quintet, sextet ou octet, enregistrés entre 1976 et 1993.

Sur Trickles (1976), Lacy est en compagnie de Roswell Budd au trombone, Kent Carter à la contrebasse et Beaver Harris à la batterie. Toutes les compositions sont de Lacy. Les mélodies accrochent, les structures vacillent, la rythmique explose… Trickles est un cocktail passionnant de tradition et de modernisme. Un GRAND disque !


Avec Troubles (1979) le quartet devient quintet, avec Irène Aebi au violon, violoncelle et à la voix, Steve Pott aux saxophones, Carter et Oliver Johnson à la batterie. Lacy signe tous les morceaux. A l’ombre de Duke Ellington, de Charles Mingus et du blues, la rythmique virevolte, les mélodies tournoient, la voix s’envole, dissonante, et les interactions fourmillent… 

Pour Regeneration (1983), Rudd et Carter sont rejoints par Misha Mengelberg au piano et Han Bennink à la batterie. Herbie Nichols (« Blue Chopsticks », « 2300 Skiddoo », « Twelve Bars ») et Thelonious Monk (« Monk’s Mood », « Friday The 13th », « Epistrophy ») sont à l’honneur. Walking bass, chabada et unissons vifs : Lacy reste sur les traces du bop (be et hard), mais les dissonances glissées à bon escient pimentent le discours du quintet.

Change of Season (1984) est encore un hommage à Nichols, avec Mengelberg et Bennink, auxquels s’ajoutent le trombone de George Lewis et la contrebasse d’Arjen Gorter… Comme dans Regeneration, la musique de Change of Season suit un courant hard bop tendu, avec quelques variations, citations et envolées qui s’aventurent dans le domaine du free…

C’est en sextet que Lacy enregistre The Condor (1985). Aux côtés de Potts, Aebi et Johnson, Bobby Few au piano et Jean-Jacques Avenel à la contrebasse. Tous les thèmes – mélodieux – sont signés Lacy et illustrent des poèmes de Bob Kaufman, Anna Akmatova, Franco Beltrametti et Nanni Balestrini. Aebi chante à l’unisson avec les soufflants, la rythmique tient une pulsation régulière et l’ensemble reste mesuré, avec un bon balancement.

Dans Dutch Masters (1987), Lacy retrouve Mengelberg, Lewis et Bennink, plus Ernst Reÿseger au violoncelle. Le sextet joue des compositions de Lacy, Mengelberg et Monk. Dutch Masters ressemble à une fanfare dixieland free : walking, pulsation régulière, clusters  et solistes affranchis…

Le double album The Cry (1988) rassemble Aebi, Tina Wrase aux saxophones et clarinette basse, Petia Kaufman au clavecin, Cathrin Pfeifer à l’accordéon, Avenel et Daniel « Top » Gioia aux percussions. Les treize mouvements s’articulent autour de textes extraits de l’œuvre de la poétesse d’origine bengali Taslima Nasrin et d’un poème d’Ambapali. The Cry s’apparente à un opéra contemporain expressionniste avec la tentation du classique en filigrane, caractérisée, notamment par les interventions du clavecin.

Retour au quartet avec Revenue (1993), et des compagnons de longue date : Potts, Avenel et John Betsch à la batterie. Le free mélodique des morceaux de Revenue suit le plus souvent la structure familière thème – solos – thème et comporte son lot de contrepoints, de dialogues effrénés, d’embardées échevelées… et des chorus mémorables d’Avenel.

Quant à Vespers, enregistré six mois après Revenue (1993), il s’appuie sur Potts, Aebi, Few, Avenel et Betsch, plus le saxophoniste ténor Ricky Ford et le corniste Tom Warner. Vespers – dont tous les morceaux ont été composés par Lacy – s’inscrit dans la lignée de Revenue, mais avec une instrumentation étoffée qui se rapproche de la musique contemporaine et de l’expressionisme de The Cry.


A relever également les œuvres de Kenneth Noland, Biron Gysin, Giuliano Crivelli, Franco Beltrametti, Vincent Lainé, Yoshida Kenji ou Arshile Gorky qui illustrent avec élégance les pochettes des disques. 

Voici un coffret qui mérite le voyage : c’est un concentré d’énergie mélodieuse… Sans oublier le sens de la narration, incomparable, de Lacy.