25 juin 2015

Le bloc des notes : Jean-Paul Daroux, Terence Blanchard, Robert Glasper, James Taylor

Déambulations
Jean-Paul Daroux Quartet
ACM Jazz label –JPDP001/2/1

Jean-Paul Daroux commence par le rock, avant de bifurquer vers le jazz au début des années deux mille avec Drop of swing et le Septet en l’air. En 2010 le pianiste enregistre Prelude For A New World, en quartet avec Louis Petrucciani et Karim Belkhodja à la contrebasse, et François Schiavone à la batterie. C’est toujours en quartet que Daroux sort Déambulations en juin 2015 chez ACM, avec Samy Thiébault au saxophone ténor et à la flûte, Benjamin Moine à la contrebasse et Gilles Le Rest à la batterie.

Les dix compositions de Déambulations sont signées Daroux. Dans une veine debussyste (« Sur les traces du promeneur solitaires »), avec des touches orientales («Vent d’est dans les vignes », « Déambulations nocturnes »), des couleurs latines (« Carnaval au père Lachaise ») des nuances cinématographiques (« La véritable histoire d’Ernesto Guevara »), une teinte hard-bop (« La transe de la chenille velue »)… la mélodie est un élément central de Déambulations. Côté rythmes, caraïbes (« What After Teh Sea »), valse (« Sur les traces du promeneur silencieux »), walking et chabada (« La transe de la chenille velue »), ballades (« The eternal question »), binaire (« Deep Diving »), afro-beat (« La transe de la chenille velue »)… s’invitent à la fête.

Moine s’adapte subtilement à ses compères : motifs souples parsemés de shuffle (« La véritable histoire d’Ernesto Guevara »), walking solides (« Sur les traces du promeneur silencieux »), minimalisme de circonstance (« Un doux parfum d’écume »), traits à l’archet pour accentuer le mystère (« Déambulations nocturnes »)… Avec ses interventions touffues (« Vent d’est dans les vignes »), son chabada et ses rim shot vigoureux (« La transe de la chenille velues »), ses mailloches emphatiques (« Déambulations nocturnes »), son jeu de cymbales foisonnant (« Sur les traces du promeneur silencieux »), ses percussions ingénieuses (le carillon tubulaire dans « Deep Diving »)… Le Rest a la batterie joyeuse. Clairs et précis, les traits sinueux (« Vent d’est dans les vignes ») et rubatos (« La véritable histoire d’Ernesto Guevara »), la sonorité veloutée (« Sur les traces du promeneur silencieux ») et l’assurance nonchalante (« La transe de la chenille velues ») de Thiébault rappellent Dexter Gordon ou, quand il interrompt ses phrases véloces par des boucles syncopées, Sonny Rollins (« Carnaval au père Lachaise »). La flûte apporte de la douceur (« Un doux parfum d’écume ») et renforce l’inflexion caribéenne (« What After The Sea »). Incontestablement lyrique (« Sur les traces du promeneur silencieux »), le pianiste mêle à son langage hérité du bop des accents latinos (« La véritable histoire d’Ernesto Guevara ») et moyen-orientaux (« Déambulations nocturnes »).Daroux oppose habilement les lignes mélodiques de la main droite et les riffs arpégés (« Deep Diving »), contrepoints élégants (« La transe de la chenille velues »), motifs d’accords (« Vent d’est dans les vignes »), ostinatos (« What After The Sea »)… de la main gauche.

Dans ses Déambulations, Daroux se promène au milieu de paysages raffinés que la Méditerranée et les Caraïbes viennent ensoleiller.


Breathless
Terence Blanchard
Blue Note

Depuis ses débuts discographiques, en 1984, Terence Blanchard a sorti pas loin d’une trentaine de disques pour divers labels, dont Columbia. En 2003, le trompettiste rejoint Blue Note pour l’album Bounce, qui sera suivi de Flow (2005), A Tale of God's Will (A Requiem for Katrina) (2007), Choices (2009) et Magnetic (2013).

Pour Breathless, Blanchard s’appuie sur l’E-Collective, un quartet électrique qu’il a monté avec le claviériste Fabian Almazan (le seul déjà présent sur Magnetic), le guitariste Charles Altura, le bassiste Donald Ramsey et le batteur Oscar Seaton. Blanchard invite également PJ Morton pour chanter trois morceaux et son fils, T. Oliver Blanchard Jr., alias JRei Oliver, pour des exercices de spoken word.

Blanchard a composé huit des treize morceaux, Almazan et Oliver en signent deux et la formation reprend également « Compared To What » de Gene McDaniels, popularisé par la version de Les McCann et Eddie Harris au Festival de Montreux en 1969, le tube country « I Ain’t Got Nothin’ But Time » d’Hank Wiliams et « Midnight » du groupe de rock britannique Coldplay.

Rythmique grondante (« Talk To Me »), funky (« Compared To What »), binaire efficace (« Soldiers »), riffs de basse sourds (« Confident Selflessness »), décors synthétiques (« Cosmic Warrior »), guitare wawa (« Soldiers »), effets électriques en tous genres avec échos (« Everglades », « Midnight ») et réverbération (« See Me As I Am ») à souhait, fins fondues (« Breathless »), chansons R&B (« Shutting Down », « I Ain’t Got Nothin’ But Time »), écrin classieux pour les mots d’Oliver (« Samadhi »)… En dehors de « Tom & Jerry », dans lequel la guitare et le piano se livrent une course-poursuite presque mainstream, Blanchard et E-Collective s’aventurent résolument sur le terrain de la variété jazzy.

Breathless s’inscrit dans la continuité du jazz rock, pas si loin de certaines expérimentations de Miles Davis, une fusion entre funk, R&B et jazz.
  

Covered
Robert Glasper
Blue Note

En 2003, Robert Glasper enregistre son premier disque en leader, Mood, pour Fresh Sound New Talent Mood, mais dès 2005 le pianiste rejoint Blue Note (Canvas). Suivront In My Element (2007), Double-Booked (2009) et deux disques à succès, Black Radio (2012 et 2013). Après cette escapade RnB, Glasper revient au trio acoustique. Pour Covered, le pianiste a fait appel à ses compagnons de Canvas et In My Element : Vicente Archer à la contrebasse et Damion Reid à la batterie.

Covered a été enregistré en public aux Capitol Studios. « In Case You Forgot » est l’unique composition originale de Covered. Six morceaux du répertoire sont empruntés à Radiohead (« Reckoner »), Joni Mitchell (« Barangrill »), aux musiciens de RnB et Soul Musiq Soulchild (« So Beautiful »), Jhené Aiko (« The Worst »), John Legend (« Good Morning ») et Bilal (« Levels ») et au rappeur Kendrick Lamar (« I’m Dying of Thirst »). Glasper reprend également un thème co-signé avec Macy Gray et Jean Grae (« I Don’t Even Care ») et « Get Over », avec Harry Belafonte. « Stella By Starlight » est le seul standard de Covered.

Comme il l’annonce en introduction, Glasper souhaite jouer des chansons qu’il aime. Des belles mélodies (« So Beautful »), qu’il embarque dans des développements soit plutôt free (« I Don’t Even Care ») ou déstructurés (« Stella By Starlight ») à la Keith Jarrett, soit lyriques (« The Worst »), avec une montée en tension progressive dans un esprit voisin de celui de Brad Mehldau (« Barangrill », « Good Morning »). Le jeu de Glasper est à la fois musical et rythmique, un peu à la Thelonious Monk (« In Case You Forget »), servi par un touché net et délicat (« Got Over ») et une mise en place à l’équerre (« So Beautiful »). Archer s’appuie sur des lignes minimalistes (« I Don’t Even Care »), des riffs souples (« Good Morning ») et des motifs aérés (« Reckoner »), mis en relief par sa sonorité imposante. Quant à Reid, son drumming est luxuriant (les cliquetis de « I Don’t Even Care »), puissant (« Levels ») et groovy (« So Beautiful »).

Glasper ne joue pas la carte de l’enregistrement en public à cent pour cent comme en témoignent les fins fondues (« In Case You Forgot », « Good Morning », « Stella By Starlight », « Got Over »), le gommage de la plupart des applaudissements, voire la coupe shuntée au milieu de « Reckoner ».

Avec Covered, le trio de Glasper s’inscrit dans un jazz mainstream agrémenté de formules modernes et appliqué à des tubes d’aujourd’hui.


Before This World
James Taylor
Concord

Le nom de James Taylor est associé au folk et au rock, mais pour former son Band of Legends, le chanteur, guitariste et harmoniciste s’est entouré de musiciens de jazz : Larry Goldings au piano, Jimmy Johnson à la basse, Steve Gadd à la batterie. S’ajoutent à ce trio, le guitariste rock Michael Landau et le percussionniste Luis Conte.

Before This World, dix-septième disque de Taylor depuis l’album éponyme de 1968, marque le retour du chanteur à la composition après un intermède de treize ans (October Road – 2002) : neuf des dix chansons sont de sa plume. Taylor reprend également le traditionnel « Wild Mountain Thyme ». A titre anecdotique, Yo-Yo Ma prête son violoncelle dans « You And I Again » et Sting double Taylor à l’unisson dans « Before This World ».

Folk (« Montana »), pop (« Today Today Today »), country (« Watchin’ Over Me ») smooth rock (« Stretch of The Highway »)… Before This World fleure bon le parfum des années soixante-dix, mais risque fort de désorienter les amateurs d’Albert Ayler, John Coltrane, AACM et autres Charlie Parker

16 juin 2015

8 détours

Prolifique pour le théâtre et le cinéma, Sylvain Kassap s’illustre également dans les milieux de la musique contemporaine et des musiques improvisées. Depuis Musique pour la Tortue Magique, en 1983, Kassap a sorti une quinzaine de disques sous son nom. 8 détours a été enregistré sur la scène de l’incontournable Petit Faucheux et sort sur le label Mr. Morezon.

Kassap réunit le pianiste Julien Touéry et le batteur Fabien Duscombs pour jouer huit morceaux, autant de détours improvisés collectivement.

8 détours s’ouvre sur le méditatif « Arc noir » avec des boucles de la clarinette qui évoquent ça-et-là l’Afrique du Nord. Ce recueillement trouve un prolongement dans l’introduction de « Trivium » et ses vocalises nasales, très lamaserie népalaise… mais ce calme annonce la tempête car le trio s’envole soudain dans un free furieux où les clusters violents du piano, les roulements et autres pêches imposants de la batterie et les délires impulsifs de la clarinette imposent une tension brutale qui met à mal l’art de la parole ! « Heyokas » ramène l’auditeur à une atmosphère plus paisible, marquée par les clowns sacrés des indiens Lakotas (les Heyokas…), dans laquelle les percussions, les cordes frottées du piano et le souffle de la clarinette bruissent, avant de s’amplifier progressivement. Le « Cromlech » et ses alignements circulaires de menhirs mystérieux inspirent au trio une mélodie majestueuse de la clarinette, sur un grondement du piano et des mailloches emphatiques, qui débouche petit à petit sur une ambiance touffue, entre Duscombs qui en met partout, Touéry qui martèle ses riffs et Kassap qui s’évade dans les aigus après avoir joué avec les intervalles. L’ode au vent d’ouest, « Zéphyr », commence par un échange entre le crépitement des percussions et les volutes veloutés de clarinette basse, puis la musique s’emballe, poussée par une pédale obstinée du piano. Les « Orages » qui suivent portent bien leur nom : le foisonnement rythmique du piano et les coups de tonnerre de la batterie contrastent avec les éclairs suraigus de la clarinette. Une esquisse de mélodie annonce que les orages sont passés et laisse place à une ambiance africaine… « Les points hauts » est un intermède sous forme de complainte délicate. 8 détours s’achève sur un morceau au tempo irrespirable et à l’énergie dévastatrice : « A la moelle !!! » !

Dans 8 détours, Kassap, Touéry et Duscombs concoctent un free furibond, à peine adouci par quelques pincées de musique du monde …

Le disque

8 détours
Kassap – Touéry – Duscombs
Sylvain Kassap (cl), Julien Touéry (p) et Fabien Duscombs (d).
Mr. Morezon – 011
Sortie en 2015

Liste des morceaux

01.  « Arc noir » (3:48).
02.  « Trivium » (8:53).
03.  « Heyokas » (6:58).
04.  « Cromlech » (6:44).
05.  « Zephyr » (4:06).
06.  « Orages » (4:13).
07.  « Points hauts » (1:55).
08.  « A la moelle !!! » (3:54).


Toutes les compositions ont été improvisées par le trio.

Le bloc des notes : Kurt Elling, Charlie Haden

Passion World
Kurt Elling
Concord

Vingt ans se sont écoulés depuis Close You Eyes et Passion World est le douzième disque de Kurt Elling sous son nom. A l’exception du pianiste Laurence Hobgood, remplacé par Gary Versace, le chanteur s’appuie sur la rythmique de 1619 Broadway (2012) : John McLean à la guitare, Clark Sommers à la contrebasse et Kendrick Scott à la batterie. Le quintet fait également appel à une pléthore d’invités dont les trompettistes Till Brönner et Arturo Sandoval, la chanteuse Sara Gazarek, les saxophonistes Tommy Smith et Karolina Strassmayer… voire des orchestres : le Scottish National Jazz Orchestra, le WDR Funkhausorchester et le WDR Big Band.

Passion World porte bien son titre car Elling interprète douze chansons (quatorze en téléchargement) puisées aux quatre coins du monde : « Another Life » de Pat Metheny, (Speaking of Now – 2002) repris sous le titre « The Verse » et développé en « After The Door », côtoie le célébrissime boléro « Si te contara » de Felix Reina et la samba « Você Já Foi à Bahia » de Dorival Caymmi, Björk (« Who Is It? », Medúlla – 2004 ) croise Johannes Brahms (« Nicht Wandle, Mein Licht »), « Where The Streets Have No Name » de U2 (The Joshua Tree – 1987) rejoint « Loch Tay Boat Song » (un air traditionnel irlandais…), Arturo Sandoval (« Bonita Cuba ») rencontre Brian Byrne et James Joyce (« Where Love Is »), la France se distingue avec « The Tangled Road », inspiré par le « Billie » de  Richard Galliano  (From Billie Holiday To Edith Piaf – 2009), et… « La vie en rose », qu’on ne présente plus !

Du début à la fin, la section rythmique maintient une carrure solide (« After The Door ») et entraînante (« Si te contara »), au service du soliste. Versace fait preuve, à l’occasion, de quelques envolées relevées (« Nicht Wandle, Mein Licht »). Avec ses phrases en suspension, Smith est bien dans l’ambiance (« Loch Tay Boat Song »), tout comme Gazarek et sa voix chaude et décontractée (« Você Já Foi à Bahia ») ou Strassmayer, qui prend un chorus vif et bien emmené (« La vie en rose »). Le timbre chaleureux, légèrement nasal, le phrasé souple, la mise en place irréprochable, les dissonances et la voix de tête maîtrisées (le développement de « La vie en rose »), Elling est incontestablement un virtuose, capable de tous les effets – vibratos, glissandos, trémolos, vocalises…

Avec ses ambiances apaisées, ses arrangements soignés, le professionnalisme et le savoir-faire d’Elling, Passion World est un disque de compromis qui satisfera tous les amateurs de crooners.


Tokyo Adagio
Charlie Haden – Gonzalo Rubalcaba
Impulse!

Gonzalo Rubalcaba et Charlie Haden se rencontrent à Cuba à la fin des années quatre-vingt et enregistrent The Montreal Tapes, en trio avec Paul Motian (1989). Rubalcaba et Haden se retrouvent en 2000 pour un album qui fait un tabac (et un Grammy), Nocturne, suivi en 2004 de Land of The Sun, deuxième tabac (et nouveau Grammy…). L’année suivante les deux musiciens donnent une série de concerts au Blue Note de Tokyo, mais ce n’est qu’en 2015, près d’un an après la disparition d’Haden (le 11 juillet 2014), que sort le disque Tokyo Adagio chez Impulse!.

Dans Nocturne et Land of The Sun, Rubalcaba et Haden sont accompagnés d’Ignacio Berroa à la batterie et des invités de renom se succèdent, à l’instar de Joe Lovano, David Sanchez, Pat Metheny, Miguel Zenon, Lionel Loueke… Pour Tokyo Adagio, Haden revient à un format qu’il affectionne : le duo, soit avec des guitaristes, soit avec des pianistes, comme Keith Jarrett (Jasmine et Last Dance), Hank Jones (Come Sunday), John Taylor (Nightfall), Kenny Barron (Night and The City)…

Côté répertoire, Rubalcaba et Haden restent globalement dans la lignée des deux précédents opus : de Nocturne ils reprennent « En la orilla del mundo » de Martin Rojas et « Transparence » de Rubalcaba et, de Land of the Sun, le boléro d’Agustín Lara « Solamente una vez ». S’ajoutent le standard « My Love and I » de Johnny Mercer et David Raksin, qu’Haden a joué avec Taylor dans Nightfall (2003), « When Will The Blues Leave? » du compagnon Ornette Coleman (Something Else!!!! – 1958) et « Sandino », composé par Haden pour le Liberation Music Orchestra (Dream Keeper – 1990).

Comme son titre l’indique, Tokyo Adagio est un moment de calme, que quelques bruits de verres et de couverts perturbent à peine... Rubalcaba laisse libre court à son lyrisme (« En la orilla del mundo ») teinté de touches classiques (« My Love and I ») et de couleurs cubaines discrètes (« Solamente una vez »). Avec une mise en place précise, le pianiste s’y connaît également en swing, comme le montrent le solo de « When Will The Blues Leave? », dans un registre medium grave, et les phrases arpégées entrecoupées d’espagnolades de « Sandino ». Une sonorité profonde et grave (« Transparence »), des lignes minimalistes (« En la orilla del mundo ») ou des motifs rythmés (« Sandino »), et des chorus mélodieux qui parcourent la tessiture de la contrebasse (« My Love and I »), le jeu d’Haden est en phase avec celui de Rubalcaba. Sa walking parsemée de schuffle et son chorus a capella dans le même tempo sont particulièrement entraînants (« When Will The Blues Leave? »).

Haden et Rubalcaba placent leur duo sous le signe d’un lyrisme intimiste raffiné, sobrement marqué par la musique latine, mais qui n’exclut pas des escapades pleines de swing. 

15 juin 2015

Synaesthetic Trip à l’Ermitage

Le jeudi 4 juin 2015 à vingt-et-une heure, Edward Perraud et sa joyeuse bande envahissent la scène du Studio de l’Ermitage pour un concert généreux de près de deux heures ; l’occasion de présenter le dernier disque de Synaesthetic Trip : Beyond The Predictable Touch.

La première heure du concert se déroule avec le quartet habituel : Bart Maris à la trompette et au bugle, Benoît Delbecq au piano, Arnault Cuisinier à la contrebasse et Perraud aux percussions. Dans un deuxième temps, ils sont rejoints par « les Laurel et Hardy du saxophone », comme les appelle Perraud : Thomas dePourquery au saxophone alto et DanielErdmann au saxophone ténor. Puis, pour le morceau final, ils invitent également le trompettiste Fabrice Martinez, venu en spectateur.

Synaesthetic Trip interprète neuf des dix morceaux de Beyond The Predictable Touch, plus « Xiasmes » et « Carnation Pop » repris de leur premier disque, sorti en 2012. Perraud et « ses frères de sons » (sic) se montrent d’une complicité indiscutable. Quant à la gestuelle, aux mimiques et à l’engagement physique du batteur, ils révèlent une joie de jouer évidente.


La présence imposante de la batterie renforce le foisonnement rythmique, déjà relevé sur Beyond The Predictable Touch : course-poursuite hard-bop (« Te Koop Te Huur »), esquisse de valse (« Mal pour un bien ») ou de boléro (« Entrailles »), rythmes syncopés (« Entrailles »), passages binaires (« Sad Time », « Carnation Pop »), fourmillements de percussions (« Xiasmes », « Touch »), emphase (« Nun Komm »)… Le Synaesthetic Trip a parfois des côtés fanfare déjantée (« Captain Universe ») ou orchestre de cirque (« Entrailles », « Xiasmes » pourraient tout à fait illustrer La  Strada…). Sans oublier, la talkbox avec laquelle Perraud semble s’amuser comme un fou (« Xiasme », « Carnation Pop ») !

Les spectateurs retrouvent évidemment les principales caractéristiques de Beyond The Predictable Touch dans la musique du concert : le piano allie musique contemporaine (« Lascia Fare Mi »), tradition stride (« Mal pour un bien ») et bop (« Te Koop Te Huur »), avec des touches de lyrisme (« Touch »), la contrebasse maintient une carrure robuste (« Lascia Fare Mi »), indispensable dans cet environnement luxuriant, la trompette est la voix flamboyante du quartet (« Te Koop Te Huur »). Quant aux saxophones invités, leurs contrepoints élégants (« Nun, Komm »), leurs envolées débridées (« Captain Universe ») et leurs unissons puissants (« Carnation Pop ») apportent une densité sonore complémentaire qui se marie parfaitement à la musique de Synaesthetic Trip.

L’autre avantage du concert, par rapport au disque, c’est qu’il permet à Perraud de commenter les morceaux avec un naturel et des jeux de mots bien à lui. Le public apprend par exemple que le titre de l’album est une suggestion de sa sœur, peu convaincue par The Unpredictable Touch, proposition initiale du percussionniste, « Mal pour un bien » est un hommage à Mal Waldron et « Captain Universe », un tribut à Sun Ra. Après avoir dédié « Sad Time » aux hommes et femmes de radio, actuellement dans une mauvaise passe, Perraud explique que Triste Temps vient de Tristan, parce qu’il s’est inspiré de l’ouverture du troisième acte du Tristan et Iseult de Richard Wagner pour ce morceau… Autre source d’emprunt, Jean Sébastien Bach et le choral « ‘Nun, komm’, der Heiden Heiland » (BWV 659) que Perraud écoutait chez sa grand-mère. Il le reprend dans « Nun Komm » non sans admettre que « le problème dans un disque, en fait, c’est que quand on met un morceau de Jean Sébastien Bach, c’est la meilleure compo… » et d’enchaîner sur Cioran : « s’il y a quelqu’un qui doit bien quelque chose à Bach, c’est Dieu ». Perraud n’a pas le temps de commenter « Lascia Fare Mi », mais la Missa La sol fa re mi de Josquin des Prez n’est sans doute pas loin…


Le concert met encore davantage en relief la personnalité de Synaesthetic Trip que le disque : des rythmes bouillonnants, une sonorité incandescente, des mélodies colorées et des développements torrides… A écouter d’urgence !

13 juin 2015

A la découverte de… Matthieu Marthouret

Small Streams… Big Rivers, sorti en 2014, a permis de découvrir le Bounce Trio et le label We See Music. L’occasion de partir à la rencontre de Matthieu Marthouret, qui est derrière toutes ces réalisations…

La musique

Originaire de Grenoble, je débute le piano vers 7 ans dans une école associative. Pendant mes années de collège, je perds peu à peu l’envie de jouer… Mais un nouveau professeur qui me fait découvrir le jazz et l'improvisation me redonne immédiatement le goût du travail ! Au lycée, je constitue un groupe, puis, après le bac, j'étudie trois ans au conservatoire tout en jouant régulièrement sur scène. Ensuite, j’obtiens la – regrettée – bourse Lavoisier du ministère des affaires étrangères pour suivre d'une année à la New-School de New-York. A mon retour, je joue beaucoup dans la région Rhône-Alpes et en Normandie. En 2008, je m'installe à plein temps à Paris, où je monte le groupe Organ Quartet, avec lequel je sors deux albums : Playground en 2009 et Upbeats en 2012. En 2012, je forme un trio avec Toine Thys et Gautier Garrigue, dont le premier album, Small Streams… Big Rivers, vient de paraître sur le tout nouveau label We See Music… que je viens également de créer !




Les influences

« La galaxie » Miles Davis, Bill Evans, Herbie Hancock, John Coltrane, Weather Report, Keith JarrettEt puis, Brad Mehldau, Nick Drake, Stevie Wonder, Led Zeppelin, Pink Floyd, David Bowie, la musique classique européenne et tout ce que je peux découvrir jour après jour…

Cinq clés pour le jazz

Qu’est-ce que le jazz ?

L'improvisation car le jazz c'est l'art de s'adapter et de se remettre en question en fonction du moment ou de la situation, en dépit de ce que l'on a imaginé...

Pourquoi la passion du jazz ?

La tolérance : le jazz fait aussi bien appel à des sonorités blues, que des musiques dites classiques, contemporaines, gospel, rock, ethniques… Bref, le jazz est un melting-pot, à l'image de la planète, et c'est, je pense, cette ouverture d'esprit qui fait sa richesse.

Où écouter du jazz ?

Dans les concerts, car c'est le contexte idéal pour découvrir un artiste et une musique, ressentir les vibrations, partager des émotions et se rencontrer – jouer ou écouter de la musique est souvent plus enrichissant à plusieurs...

Comment découvrir le jazz ?

Il faut de la curiosité, car le jazz est une sorte de nébuleuse artistique, avec des artistes qui jouent les uns avec les autres et s'influencent mutuellement. Une découverte en amène donc souvent une autre…

Sans oublier la patience : quand on est déstabilisé par une musique inconnue (manque de repères, peur de la nouveauté…), il est souvent bénéfique de persévérer et d'y revenir, pour se donner le temps de l'apprécier à sa juste valeur, ou tout simplement pour développer son esprit critique.

Le portrait chinois

Si j’étais un animal, je serais un lynx, peut-être parce que c'est un animal mystérieux et qu'on a envie d'en savoir plus sur ce félin ; il fait penser à un gros chat mais on ne sait pas s'il est féroce ou doux…
Si j’étais une fleur, je serais un lotus
Si j’étais un fruit, je serais une banane : c'est une valeur sûre, « pratique », nourrissante, on en en trouve partout, mais elle a quand même un côté « exotique » (et ma fille adore ça !)
Si j’étais une boisson, je serais du café : sans en abuser, j'avoue qu'il me permet de bien démarrer ou relancer une journée
Si j’étais un plat, je serais un rosbif accompagné d'un bon gratin dauphinois
Si j’étais une lettre, je serais un M
Si j’étais un mot, je serais optimisme
Si j’étais un chiffre, je serais le 3
Si j’étais une couleur, je serais le rouge
Si j’étais une note, je serais le la bémol


Sur l’île déserte…

Quels disques ?

Je trouve toujours cette question particulièrement difficile pour un musicien ou un mélomane passionné : dès lors que l'on commence à réfléchir à ce qui nous a profondément marqué, la liste s'allonge indéfiniment car une idée en amène aussitôt une autre…

Headhunters d’Herbie Hancock : c'est le premier album de jazz que j'ai acheté et écouté en boucle avec des camarades de lycée. Je pense que c'est un album caractéristique du jazz que l'on entendait dans les années soixante-dix, joué par un artiste qui propose à la fois une musique populaire et exigeante dans un format jazz, tout en utilisant des techniques d'enregistrement et de production rock.

Kind of Blue de Miles DavisCe n’est pas un choix original, mais peu importe, car je trouve que, écoute après écoute, au fil des années, il ne me lasse jamais et ne prend pas une ride ! C’est un album incontournable ne serait-ce que par son line-up :
Coltrane, Julian Cannonball Adderley, Evans… ils sont tous devenus des musiciens majeurs. Et tous les morceaux du disque sont devenus des standards.

Wish You Were Here de Pink Floyd. J'ai écouté cet album en boucle à l'adolescence et, en le réécoutant aujourd’hui, je l'apprécie avec mes « oreilles de maintenant » et lui trouve les mêmes qualités que l'album d’Hancock cité ci-dessus. Mais là, ce sont des musiciens rock qui puisent leur inspiration dans d'autres styles – gospel, jazz…

Solo Piano de Philip Glass. J'ai découvert cette musique beaucoup plus récemment, mais au fil des écoutes, j'apprécie toujours autant son côté apaisant. C'est également un bon exemple de musique à la fois "accessible" et exigeante, créée par un maître de la musique contemporaine minimaliste et répétitive.

S'il reste encore un peu de place : Crescent de Coltrane, Pets Sounds des Beach Boys, Elegiac Cycles de Mehldau, Midnight Vulture de Beck Hansen, The Melody At Night With You de Jarrett, The Windmill of Your Mind de Paul Motian, les inventions de Johann Sebastian Bach interprétées par Glenn Gould ou encore, Innervisions de Stevie Wonder

Quels livres ?  

Lettres à un poète de Rainer Maria Rilke, car j'apprécie particulièrement les lectures intemporelles qui poussent à réfléchir sur la vie. Et comme sa forme est épistolaire, on peut facilement s'y plonger de temps en temps… Egalement la biographie d'un musicien ou d'un artiste marquant (Davis, Shorter, Pablo Picasso...).

Quels films ?

L'Exorciste de William Friedkin : je suis toujours impressionné par la force de suggestion d’une simple image et des ambiances visuelles et sonores… Apocalypse Now de Francis Ford Coppola pour la beauté de la photographie.

Les projets

Continuer à développer mes projets artistiques : tourner et enregistrer régulièrement avec mes formations et les excellents musiciens que j'ai la chance de côtoyer, et m’occuper du tout nouveau label que je viens de créer, We See Music.

Trois vœux…

Santé.
Epanouissement personnel et familial.
Prospérité musicale et professionnelle.




So Long Ornette...


So Long Ornette (c) PLM

05 juin 2015

Grand Valis

Après Nebulosa (2010) et Particula (2012), le contrebassiste Hugo Carvalhais continue son exploration musicale de l’univers avec Grand Valis, hommage au roman de Philip K Dick (1981), qui sort chez Clean Feed en mai 2015.

Carvalhais continue l’aventure avec Dominique Pifarély au violon et Gabriel Pinto aux claviers, mais la batterie de Mário Costa est remplacée par les manipulations électroniques de Jeremiah Cymerman.

Huit des dix morceaux de Grand Valis sont de Carvalhais et les deux derniers sont co-signés avec Pinto. Comme dans les précédents disques, les titres évoquent la vie, l’univers… et l’élégante pochette du disque reproduit une vue de l’espace.

Avec deux instruments à cordes, un orgue (qui sonne comme un orgue d’église) et des claviers et effets électroniques, la matière sonore de Grand Valis est pour le moins inhabituelle. L’absence de batterie, les dix thèmes traités comme les mouvements d’une suite et le développement des morceaux basé sur une interaction totale du quartet renforcent le côté musique de chambre.

Bruitages électro mystérieux (« Exegesis »), voix éparpillées et lointaines (« Oblong Emission »), motifs minimalistes (« Involution »), grésillements électriques (« Decoding Maya »), duos aériens (« Exegesis »), grondements sourds (« Zebra »)… l’ambiance générale de Grand Valis lorgne évidemment vers la science-fiction et rappelle parfois Jerry Goldsmith (« Amigdala Waves »). Cymerman dose savamment ses effets électroniques et reste d’une présence discrète dans la plupart des morceaux : effets de souffle en arrière-plan (« Logos »), nappes de sons sobres (« Oblong Emission »), zébrures électriques furtives (« Holographic Maya »)… Pinto tire des phrases cristallines de son clavier (« Exegesis »), un peu comme un vibraphone (« Involution »), qui contrastent avec le timbre de la contrebasse et contribue au caractère énigmatique de la musique (« Amigdala Waves »). L’orgue avec ses envolées denses (« Anamnesis ») tel un Dietrich Buxtehude contemporain (pour les syncopes de la main gauche – « Logos » et « Digitalis ») et sa sonorité baroque, tranche avec la modernité de la musique (« Digitalis ») et renforce le côté cinématographique. D’un duo spatial avec les claviers (« Exegesis ») à des phrases en contrepoints avec l’orgue (« Anamnesis »), en passant par des touches orientales (« Decoding Maya ») et une complainte mystérieuse (« Holographic Maya »), Pifarély met la souplesse mélodique de son violon au service du quartet, en gardant toujours l’archet dans la musique de chambre contemporaine. Le violoniste participe également aux recherches bruitistes : grincements foisonnants (« Logos »), bourdonnement indien (« Involution »), saccades électriques free (« Digitalis »)… Quant à la contrebasse, elle sonne boisée et naturelle (« Oblong Emission »), grave et puissante (« Exegesis »). Des walking rapides et des shuffle entraînants (« Logos »), des contrechants subtils (« Anamnesis ») et des lignes chaudes (« Decoding Maya »), des tournures dynamiques (« Involution ») et des motifs jazz (« Digitalis ») : Carvalhais maintient une carrure et une pulsation (« Holographic Maya »), des repères harmoniques et rythmiques sans lesquels la musique perdrait en cohérence.

Dans Particula, Carvalhais bousculait déjà la galaxie établie… Mais, dans Grand Valis, Carvalhais pousse l’audace encore un peu plus loin et, l’avant-garde en quête d’univers « spatial a temporel mélodique rythmé » a assurément trouvé son vaisseau...

Le disque

Grand Valis
Hugo Carvalhais
Jeremiah Cymerman (électro), Dominique Pifarély (vl), Gabriel Pinto (kbd) et Hugo Carvalhais (b, electro).
Clean Feed – CF330CD
Sortie en mai 2015

Liste des morceaux
           
01.  « Exegesis » (5:03).                     
02.  « Logos » (5:46).             
03.  « Oblong Emission » (4:38).                   
04.  « Anamnesis » (3:46).                 
05.  « Involution » (1:51).                  
06.  « Decoding Maya » (4:36).         
07.  « Amigdala Waves » (4:58).                   
08.  « Holographic Maya » (4:37).                
09.  « Digitalis » (6:45).                     
10.  « Zebra » (2:40). 

Toutes les compositions sont signées Carvalhais, sauf indication contraire.

02 juin 2015

Currency of Man

Currency of Man
Melody Gardot
Decca Records

Currency of Man est le cinquième disque de Melody Gardot, depuis Some Lessons, sorti en 2005. Gardot est l’auteur des dix chansons de Currency of Man, et, comme pour My One And Only Thrill (2009), c’est Larry Klein qui a produit le disque.

« It Gonna Come » annonce la couleur : une rythmique aux saveurs funky, des mélodies aux parfums bluesy, des chœurs de cordes et de soufflants aux épices soul… au service, bien sûr, de la voix veloutée, du timbre grave légèrement nasal et du phrasé nonchalant de Gardot. Ici un slow (« Morning Sun ») ou une ballade bluesy (« Don’t Misunderstand »), là un morceau funky façon Indeep (« Same To You ») ou une chanson aux consonances pop (« Preacherman »), Currency of Man est bien sûr marqué par le blues (« Bad News »), mais les arrangements de cordes sont également très cinématographiques (« If Ever I Recall Your Face », « Once I Was Loved »).

Avec Currency of Man, Gardot s’engage dans la voie de la variété soul-bluesy de classe,  renforcée par la production léchée de Klein.