12 mars 2019

Sons d'hiver - Partie III


Théâtre Antoine Vitez – Ivry-sur-Seine
Mardi 19 février 2019

Interzone – Kan Ya Ma Kan

Le guitariste Serge Teyssot-Gay et le joueur d’oud et chanteur syrien Khaled Aljaramani ont monté Interzone en 2002. Kan Ya Ma Kan est sorti en février 2019 sur le label Intervalle Triton, créé par Teyssot-Gay. Il s’agit du quatrième disque du duo après Interzone (2005), Deuxième jour (2006) et Waiting For Spring (2013).

Exilé en France en 2011, au début de la révolution syrienne, Aljaramani s’est fait connaître avec Interzone, bien sûr, mais aussi son ensemble Bab Assalam. Si la carrière musicale de Teyssot-Gay est indissociable de Noir Désir qu’il a cofondé en 1980 et avec lequel il est resté jusqu’en 2003, date de la dissolution du groupe, il ne faut pas oublier non plus son duo Trans avec Joëlle Léandre, ses projets avec Mike Ladd et Marc Nammour ou encore ses collaborations avec Médéric Collignon, Akosh S
Le concert reprend sept morceaux du répertoire de Kan Ya Ma Kan et « Sounounou » tiré de Deuxième jour. Les morceaux se structurent la plupart du temps autour d’un riff joué alternativement par la guitare et l’oud, sur lequel le deuxième instrument, ou la voix grave et chaude d’Aljaramani, développe le thème, souvent mélodieux. Un bourdon lointain à la guitare accompagne une mélodie orientale exposée à l’oud : « Hala Hala Haïa » est un chant de caravaniers puissant. Inspiré par une poésie soufie, « Ivresse » commence avec majesté sur un chant lent et doux, puis la guitare se laisse emporter par « un rock du monde » tandis que l’oud égrène un motif entraînant. Les effets électro aériens de la guitare contrastent avec la sonorité acoustique de l’oud qui joue avec les gymnopédies dans « Erik Satie ». L’extrême orient s’invite dans la jolie mélodie du « Paradis perdu » qui s’envole dans des échanges de contrepoints virevoltants. Porté par une succession d’unissons et de contre-chants véloces, « Sounounou » est particulièrement entraînant. « Fête d’adieu » est mélancolique comme il se doit, Tesyssot-Gay et Aljaramani jouent sur la complémentarité des timbres électriques et acoustiques pour rajouter du mystère. Un riff entêtant, des accents extrême-orientaux et des trémolos rythmiques accompagnent l’« Aller-retour ». Quant au « Tapis volant », il décolle brutalement avec la guitare qui emprunte des chemins rocks sur les accords arpégés et les motifs staccato de l’oud. En bis, Teyssot-Gay reste minimaliste, tandis que la voix d’Aljaramani s’élève comme une complainte, avant un final puissant à l’unisson

Interzone ne se contente pas d’être un énième duo qui surfe sur la vague de la World Music, mais instaure un dialogue authentique et convaincant entre une guitare électrique, un oud et une voix, nourri de rock, de jazz et de musiques traditionnelles.




Maâlem Mokhtar Gania, Jamie Saft, Adam Rudolph et Hamid Drake

Cela fait près de vingt ans qu’Hamid Drake est un fidèle de Sons d’hiver… Pour l’édition 2019, il a monté avec Maâlem Mokhtar Gania un quartet pour explorer la musique gnaoua, qu’il propose au  théâtre d’Ivry-sur-Seine.

Dès 1978  Drake joue au sein de The Mandingo Griot Society, l’un des groupes-pionniers de la World Music, cofondé par le musicien ghanéen Jali Foday Musa Suso et le percussionniste Adam Rudolph (avec Joseph Thomas à la contrebasse et, en invité, Don Cherry), lui aussi grand amateur de musique tagnaouite. Gania est issue d’une longue tradition de maâlem d’Essaouira : son grand-père, Ba Massoud, son père, Boubker, et son frère, Mahmoud, furent des figures emblématiques de la musique gnaoua. Outre ses nombreuses formations, Gania s’est également produit avec Bill Laswell. Quant au quatrième larron, le claviériste Jamie Saft, il est évidemment connu pour son association aux projets de John Zorn et à Tzadik, mais sa versatilité lui permet de jouer aussi bien avec Dave Douglas, Bobby Previte, Steve Swallow, Joe McPhee… que les B52’s, Beastie Boys et autre Bad Brains.


La musique gnaoua est essentiellement rythmique et, instrumentation aidant, le quartet s’en donne à cœur joie. La construction des morceaux suit peu ou prou le même schéma : le guembri lance un riff qui détermine l’atmosphère du thème, la batterie et les congas lui emboîtent le pas dans une polyrythmie luxuriante et hypnotique, les claviers soulignent les rythmes par des séries d’accords minimalistes et la voix, entre scansion et chant, suit également la structure du riff, quasiment comme une psalmodie. Chaque pièce atteint rapidement son altitude de croisière, intense et nerveuse, avec peu de variations de volumes et de tempo – à part quelques accélérations virtuoses. Aux multiples contrepoints, unissons et autres boucles rythmiques qui mettent du piment dans la musique du quartet, s’ajoutent des percussions diverses : Drake délaisse sa charleston pour un bendir et Rudolph ses congas pour un cajon ou des percussions et instruments divers (une flûte en bambou, un triangle, une sanza…).

Le quartet joue une forme de musique répétitive, dans laquelle, tel un kaléidoscope, les cellules rythmiques se combinent dans des motifs qui invitent à la transe.



Théâtre Paul Eeluard – Choisy-le-Roi
Mercredi 20 février 2019

Naïssam Jalal & Nanda Mohammad

Déjà présente à Sons d’hiver en 2014 avec son quintet Rhythms of Resistance (Osloob Ayati – 2015 et Almot Wala Almazala – 2016) et en 2018 avec le quartet Quest of the Invisible, Naïssam Jalal présente un nouveau projet autour de l’œuvre du poète égyptien Amal Donkol.

Sur une mise en scène sobre (deux tabourets et une poursuite douce) d’Ahmed El Attar (The Last Supper, Avant la révolution, Mama…), Jalal illustre les poèmes déclamés en arabe par l’actrice syrienne Nanda Mohammad. Une traduction des vers est projetée sur un écran et les poèmes ont été rassemblés dans un livret remis aux spectateurs.


Debout, immobile, sans fioriture, ni gestuelle, Mohammad lit les textes d’une voix légèrement rauque, avec une diction claire et un ton solennel. Les volutes sinueuses de la flûte traversière, ponctuées de sauts d’intervalles, font la transition entre le « Fragment du livre de la mort » et l’« Entretien avec le fils de Noé ». Pour introduire le douloureux « Ne te réconcilie pas », Jalal passe au nay, avec une mélodie fragile aux accents moyen-orientaux, traversées d’envolées stridentes. Des vocalises sourdes et sombres viennent ensuite renforcer la gravité de la voix, avant qu’un chorus de flûte endiablé et dramatique, parsemé de souffles, de cris et de jeux rythmiques, ne fasse monter la tension d’un cran supplémentaire. Le solo de Jalal qui conclut ce poème désespéré est particulièrement poignant, avec la voix qui s’intercale entre les phrases de la flûte. Dans « Les dernières paroles de Spartacus », les vocalises élégantes de Jalal accompagnent de nouveau la voix de Mohammad. Et pour conclure « La mort en tableau », Jalal joue un thème aérien au nay.

El Attar a placé ce spectacle sous le signe de l’espoir et veut avant tout faire passer « une agréable soirée poétique musicale »… Pari gagné. 


Nicole Mitchell’s Black Earth Ensemble
Mandorla Awakening II: Emerging Worlds

Que ce soit avec le Black Earth Ensemble (2005), Indigo Trio (2009), Michel Edelin (2010), Steve Coleman (2011), Denis Fournier (2013), Tortoise (2013), Sylvain Kassap (2015)… Nicole Mitchell est une habituée de Sons d’hiver…

Pour l’édition 2019, Mitchell et son Black Earth Ensemble (vingt ans d’existence…) jouent le répertoire de Mandorla Awakening II: Emerging World, dont le disque est sorti en mai 2017. Pour l’occasion, la flûtiste réunit un nonette avec Avery R Young au chant, Kojiro Umezaki au shakuhachi (flûte en bambou), Mazz Swift au violon, Tomeka Reid au violoncelle et au banjo, Hélène Breschand à la harpe, Alex Wing à la guitare électrique, à l’oud et au thérémine, Tatsu Aoki à la contrebasse, au shamisen (luth à trois cordes) et au taiko (tambour), et Jovia Armstrong aux percussions.

Avec une telle instrumentation, les textures de la musique du Black Earth Ensemble ne peuvent qu’être inouïes. Mitchell décrit d’ailleurs son projet comme un creuset de contrastes : « Mandorla Awakening II confronte musicalement certaines de ces dualités, l’urbain vs le rural, l’ancien vs le moderne, l’acoustique vs l’électrique, et célèbre le dialogue musical interculturel ».


Une ambiance futuriste à base de claquements, bruitages, cliquètements, effets électro… laisse place à des envolées free, le tout sur une rythmique contrebasse et percussions charnelle et entraînante. Un dialogue entre le violoncelle et le shamisen, bientôt rejoints par la harpe et le violon, s’inscrit dans une veine contemporaine, tandis qu’un duo impressionniste de la flûte et du shakuhachi évoque la musique du début XXe. Le nonette se montre expressif du début à la fin de concert : des pizzicatos, phrases cristallines et autres notes piquées s’élèvent comme autant de cris d’oiseaux ; au taiko, grave et majestueux, répond un orchestre qui crisse, grince, gratte, couine… dans un délire bruitiste ! Les sons étranges du thérémine, tout droit sortis de la science-fiction, se frottent aux sonorités acoustiques du banjo, du shenizen, du violon, de la harpe… pendant que la flûte traversière swingue et que la guitare y va de son blues, sur une rythmique funky, dans un festival d’anachronismes réjouissants. Une ambiance méditative, quasi monacale, se mue petit à petit en une suite d’interactions contemporaines qui débouchent sur tournerie médiévale ! Quand la voix de Young s’en mêle, le Black Earth Ensemble revient davantage sur les sentiers traditionnels de la musique afro-américaine : un blues démonstratif, volontiers churchy, voire soul et même rock, souvent proche d’un prêche extatique, porté par le répons et les contrechants tendus de l’orchestre, sur une rythmique funky, dansante à souhait.

La luxuriance des timbres, la vivacité des rythmes, le foisonnement des échanges et la finesse des motifs mélodiques font de Mandorla Awakening II: Emerging Worlds un grand moment de fraternité musicale et donnent mille fois raison à la définition de Mitchell : « jazz is a gobalized african american freedom vehicle »…


Maison des Arts – Créteil
Vendredi 22 février 2019

Eve Risser Red Desert Orchestra – Eurythmia

Avec le trio En-corps, en compagnie de Benjamin Duboc et Edward Perraud, le Grand bazar en duo avec Antonin-tri Hoang, L’ensemble ensemble (Mari Kvien-Brunvoll, George Dumitriu, Kim Myhr et Toma Gouband) ou à la tête de ses Desert Orchestras (le White et le Red), Eve Risser fait partie de cette nouvelle génération d’artistes innovants en train de refaçonner le paysage musical.

Après Les deux versants se regardent (Clean Feed – 2016) du White Desert Orchestra, Risser se lance dans une nouvelle aventure avec le Red Desert Orchestra et deux programmes : Kogoba basigui avec le Kaladjula Band créé le 7 décembre 2018, et Eurtyhmia, avec le trio Bambara / Hié / Hié, créé à Sons d’hiver, le 22 février 2019.


Onze musiciens accompagnent la pianiste : à Antonin-Tri Hoang (saxophone alto, clarinettes et clavier) et Fanny Lasfargues (guitare basse) qui jouent également dans le White Desert Orchestra, s’ajoutent Sakina Abdou (saxophone ténor), Grégoire Tirtiaux (saxophone baryton), Nils Ostendorf (trompette et clavier), Matthias Müller (trombone), Tatiana Paris (guitare), Mélissa Hié (balafon et djembé), Ophélia Hié (balafon), Oumarou Bambara (djembe et goni) et Emmanuel Soarpa (batterie). Un orchestre de jazz et un trio de percussions africaines : l’instrumentation d’Eurythmia revient aux sources. André Schaeffner ne fait-il pas du balafon un précurseur du jazz (petit raccourci, mais bon…) ?

Tout commence dans la savane, à la nuit tombée… Un minimalisme bruitiste expressif évoque les rumeurs mystérieuses de la brousse : cliquetis, crissements, sonnailles, bruissements, sifflements, crécelles, notes et accords tenus, grésillements, souffles… Quelques esquisses de lignes mélodiques s’intercalent brièvement. Puis le mouvement s’amplifie, le rythme s’accélère, les percussions font monter la pression et, brutalement, le tapage mécanique d’une usine se substitue au brouhaha de la nuit… Après ce tableau expressionniste, l’orchestre joint ses voix à la puissance de frappe rythmique des balafons, djembés, batterie et autre guitare basse, pendant que le saxophone alto s’envole sous des cieux free. Les ostinatos s’imbriquent et les riffs entêtants des balafons plantent des décors hypnotiques – l’influence de la musique répétitive est palpable – avec les chœurs de l’orchestre en arrière-plan, tandis que la trompette claironne son discours, le saxophone baryton pousse un long barrissement (en souffle continu), le saxophone ténor étire son chant, le piano alterne jeu dans les cordes, clusters et ébauches mélodiques…

Eurythmia porte bien son titre : Risser et son Red Desert Orchestra développent en toute harmonie des combinaisons sonores, des structures polyrythmiques et des lignes mélodiques… mais sans laisser notre pouls indifférent !


Steve Coleman Natal Eclipse

Steve Coleman est déjà une légende : son collectif M’Base, ses Five Elements, son Council of Balance, ses Metrics et autres Mystic Rhythm Society ont marqué l’histoire de la musique. Coutumier de Sons d’hiver depuis les débuts, Coleman investit la Maison des Arts de Créteil avec Natal Eclipse – formation montée en 2015 – et le répertoire de Morphogenesis (2017). 

Aux côtés de Coleman, l’incontournable compagnon au long cours, Jonathan Finlayson (trompette), Greg Chudzik (contrebasse), présent sur le disque et récent membre du Council of Balance, Matt Mitchell (piano), également sur Morphogenesis, et quatre nouveaux venus : Roman Filiu (saxophne ténor), Mike McGinnis (clarinette), Henry Wang (violon) et Sylvaine Hélary (flûte).


L’octet est disposé en arc de cercle, avec le saxophone alto au centre, le trio  jazz à sa droite et le quatuor classique à sa gauche. Coleman, Mitchell et Chudzik ouvrent les débats sur des échanges chambristes élégants, bientôt soulignés par les contrepoints de Finlayson. Un jeu de questions-réponses s’engage ensuite entre le quatuor et le quartet… Le saxophone ténor enchaîne les cellules mélodico-rythmique, sur lesquelles rebondissent ses compagnons. Meneur de jeu accompli, Coleman distribue les motifs et organise les développements. Quelques courtes interventions de la trompette, du piano, du saxophone ténor, de la clarinette… s’intercalent au milieu des échanges polyphoniques. En l’absence de batterie, c’est la contrebasse, imperturbable, qui maintient la pulsation et la carrure du début la fin, souvent soutenue par le piano. Les voix se démultiplient, les motifs s’imbriquent les uns dans les autres, les phrases se superposent… dans des structures complexes, toujours lisibles. Avec un petit côté concerto de chambre pour saxophone alto, la musique de Natal Eclipse jette un pont entre la musique contemporaine et une tradition jazz héritée du bop, notamment les chorus de Mitchell, Finlayson, Filiu, voire Coleman. Sans doute pressé par le temps, le concert s’achève un peu en queue de poisson : Coleman commence à présenter les membres de l’orchestre puis, au moment de citer Filiu, il repart dans l’esquisse d’un morceau, qui sert d’arrière-plan à la nomination des autres musiciens, avant de conclure le concert, sans un salut collectif final, ni réponse au rappel…

Pas si loin des recherches « braxtoniennes », mais moins jusqu’au-boutistes, le versant classique de la musique de Coleman et de son Natal Eclipse est un labyrinthe sophistiqué parsemé de repères familiers qui le rendent captivant…