08 mai 2023

Ahmad Jamal, le flamboyant…

Né le 2 juillet 1930 à Pittsburgh, l’artiste Ahmad Jamal, né Frederick Russell Jones et converti à l’Islam en 1952, s’est éteint le 16 avril 2023 à Sheffield.

Ahmad Jamal © BH
Jamal débute le piano autour de trois ans, prend des cours à partir de onze ans et devient professionnel à dix-sept ans car, issu d’un milieu modeste – père ouvrier et mère femme de ménages – il doit gagner sa vie. Après deux ans dans l’orchestre de George Hudson, en 1949, Jamal participe brièvement aux Four Strings du violoniste Joe Kennedy. Son aventure en trio débute en 1950 avec The Three Strings, sur le modèle de Nat King Cole, avec le guitariste Ray Crawford et le contrebassiste Eddie Calhoun ou, à partir de 1951, Israel Crosby. C’est dans cette configuration que Jamal enregistre ses trois premiers opus, pour Epic (The Three Strings 1 & 2) et Argo (Chamber Music of The New Jazz). En 1955, le batteur Walter Perkins rejoint Jamal et Crawford pour un album (Ahmad Jamal Trio – Epic), juste avant que le pianiste ne passe à la formule piano – contrebasse – batterie, en compagnie de Crosby et Perkins (Count ‘Em 88 et Ahmad Jamal Trio – MCA – 1956). C’est à partir 1957 que Jamal trouve sa configuration de trio idéale, avec Crosby et Vernel Fournier à la batterie. Les concerts des 16 et 17 janvier 1958 au Pershing, à Chicago, permettent la sortie d’Ahmad Jamal at The Pershing: But Not For Me, qui lui ouvre en grand les portes du succès.

Ahmad Jamal at the Pershing: But Not For Me

Le répertoire d’Ahmad Jamal at The Pershing: But Not For Me comprend huit standards. Ce
premier opus sera complété en 1961 par At the Pershing, Vol. 2, avec onze morceaux supplémentaires, tirés des mêmes concerts. « But Not For Me » pose les bases de la dynamique du trio : une batterie régulière et solide, une contrebasse entraînante et décontractée, et un piano mélodico-rythmique qui joue avec le silence. Pris à toute vitesse, « The Surrey with the Fringe on Top » s’appuie sur un chabada et une walking véloces, tandis que le piano prend son temps, alternant pédales, silences et traits vifs. Jamal prend « Monlight in Vermont » à contre-pied, avec des motifs dans tous les sens, ballade, valse et blues, sur l’ostinato de la contrebasse et le roulement réguliers des balais. Avec « Music, Music, Music », retour à un swing communicatif, porté par une walking et un chabada enthousiastes, pendant que Jamal alterne clusters modernes, jeu en accords aux accents latins, cellules crépitantes dans les aigus et, toujours, ce traitement particulier des silences, comme source de tension. Jamal expose « There Is No Greater Love » avec élégance sur une contrebasse souple, qui parsème son discours de shuffle, et une batterie qui garde un tempo inamovible aux balais. Le jeu staccato du piano, qui brode autour du thème, met du relief à cet air signé Isham Jones et Marty Symes. Morceau de bravoure de l’album, « Poinciana » dure huit minutes, là où les autres tournent plutôt autour des trois minutes. Un rythme sourd latino et des ostinatos soutiennent le piano qui déroule majestueusement le thème, puis s’interrompt brutalement pour placer des motifs rythmiques répétitifs, ponctués par les splash de la charleston. Cette version mythique de la chanson de Nat Simon et Buddy Bernier a des côtés incantatoires. « Woody N’ You » repose sur une paire rythmique be-bop robuste et imperturbable. Avec un sens dramatique affirmé, Jamal lance une idée, saisie au bond par le duo rythmique, puis joue avec un silence, part dans une autre direction, s’arrête, revient à sa première idée, le tout avec un naturel confondant ! Le disque se clôture avec la ballade « What’s New ». Admirable de souplesse et de musicalité, Crosby complète à merveille Fournier, qui maintient une carrure à toute épreuve, et Jamal de se promener tranquillement, en orientant le jeu de la section rythmique, tel un chef d’orchestre.

Ce disque (suivi de deux autres albums du même acabit), dont la portée a dépassé le cadre du jazz, permet à Jamal d’ouvrir son propre club en 1959 : The Alhambra, à Chicago. Pendant les deux ans d’existence du club, Jamal enregistre At The Penthouse (Chess – 1959) en trio accompagné d’un orchestre, Listen to The Ahmad Jamal Quintet (Jamal – Kennedy – Crawford – Crosby – Fournier) et cinq disques en trio. En 1962 et 1963, Jamal fait une pause (hormis Macanudo, pour piano et orchestre). Il reprend des chemins discographique inégaux, d’abord avec un nouveau trio constitué de Jamil Nasser à la contrebasse et Chuck Lampkins à la batterie, puis, après quatre albums, Fournier est de retour aux baguettes pour Extensions et Rhapsody (Impulse – 1965). Mais, c’est avec Nasser et Frank Gant à la batterie que Jamal repart pour de nouvelles aventures. Entre 1966 et 1968, Jamal grave six albums disparates, qui débouchent sur une année de repos, en 1969, avant un nouveau chef-d’œuvre : The Awakening.

The Awakening

Sorti en 1970 chez Impulse!, The Awakening propose sept compositions, dont deux signées Jamal : « The Awakening » et « Patterns ». Le disque démarre sur le morceau-titre, un thème-riff dansant souligné à l’unisson par une contrebasse ronde et une batterie discrètement foisonnante. Le développement est typiquement « jamalien » avec des zigzags mélodico-rythmiques. Avec ses lignes arpégées, ses phrases rubato et ses échanges vigoureux entre main droite et main gauche, Jamal lorgne plutôt du côté des romantiques pour « I Love Music », composé par Emil Boyd et Hale Smith, et interprété pour la plus grande partie en solo. « Pattern » est encore un thème-riff entraînant qui s’appuie sur les ostinatos puissants de la contrebasse et une batterie à la fois touffue et régulière. Jamal déroule avec élégance « Dolphin Dance », ballade écrite par son collègue Herbie Hancock. Pour «  You’re My Everything », seul standard historique de l’album, Nasser et Jamal dialoguent librement tandis que Gant reste sobre et imperturbable. « Stolen Moment » d’Oliver Nelson, est d’abord interprété majestueusement, avec un jeu en accords grondant, puis il débouche sur une ambiance bop, avec walking et chabada. Autre thème-riff, « Wave », d’Antônio Carlos Jobim, est d’abord exposé par le piano, puis repris par la contrebasse sur une batterie frissonnante. Une fois la rythmique établie, Jamal jongle entre des passages cadencés, en consonance avec la contrebasse et la batterie, des lignes mélodiques et des séries d’accords, le tout, ponctué de silences. Disque emblématique de la musique de Jamal, The Awakening a remporté tous les suffrages.

De 1971 à 1989, Jamal enregistre pas moins de dix-huit disques, dans des configurations à géométrie variable, du trio avec Nasser et Gant à un quartet avec le vibraphoniste Gary Burton (Live in Concert ‘81), en passant par des orchestres divers et variés dans lesquels il joue également des claviers, une musique aux contours R&B, comme dans Genetic Walk (20th Century Fox – 1975), Intervals (20th Century Fox – 1979) et Night Song (Motown – 1980), ou acoustique, à l’instar de Goodbye Mr. Evans (Black Lion – 1984) avec Sabu Adeyola à la contrebasse, Payton Crosley à la batterie et Seldon Newton aux percussions. Le Live At The Montreal Jazz Festival (Atlantic – 1985) marque l’arrivée de James Cammack à la contrebasse et Herlin Riley à la batterie. A partir de 1990, Jamal signe avec le label Birdology (Dreyfus Jazz), chez qui il reste jusqu’en 2010.

Jamal revient sur le devant de la scène grâce à des concerts et des enregistrements mémorables, à commencer par le Live in Paris ‘92, en compagnie de Cammack et David Bowler à la batterie. Suivent cinq albums acoustiques, avec deux paires contrebasse – batterie principales : John Heard et Yaron Israel ou Ephriam Wolfolk et Art Dixon. En 1994, Jamal publie le seul disque en solo qu’il n’ait jamais enregistré (à l’exception de Ballades, enregistré en 2016, mais avec Cammack sur trois des dix morceaux), et qui reste une rareté : Ahmad Jamal At Home.

Ahmad Jamal At Home

Au tournant des années quatre-vingt dix, Jamal enregistre donc une série de quatre improvisations en solo sous le titre « Pots en verre ». Il commence par auto-produire le disque, puis reprend ces improvisations dans l’album Ahmad Jamal With The Assai Quartet (Roesch – 1997), et le thème principal dans Marseille (Jazz Village – 2017). La première improvisation est calme et grave, construite sur une ritournelle entre mélodie et rythme jouée à la main gauche, dans un style entre « vieux jazz » et Maurice Ravel. Dans le deuxième mouvement, bâti autour du même motif en filigrane, Jamal introduit brièvement des éléments de stride, mais reste dans une veine vingtiémiste. La troisième digression s’inscrit dans la lignée de Scott Joplin, avec des accents bluesy et une mélancolie à fleur de doigts. La quatrième improvisation reste dans une veine similaire, avec quelques envolées plus romantiques. Les seize minutes quarante d’Ahmad Jamal At Home illustrent à merveille le fait que Jamal n’apprécie pas réellement le mot ‘jazz’ et préfère dire qu’il « joue de la musique classique américaine ».

A partir de The Essence – Part 1 & Part 2, en 1994, Jamal s’appuie sur une section rythmique stabilisée autour de Cammack à la contrebasse et d’Idris Muhammad à la batterie. Manolo Badrena aux percussions, Kennedy au violon, George Coleman au saxophone ténor, Othello Molineaux au steel drum… sont souvent invités à rejoindre à la fête. Pendant une quinzaine d’années, jusqu’en 2009, le trio Jamal – Cammack – Muhammad et leurs invités tournent dans le monde entier, et sortent environ un disque par an. La forme de sa musique se cristallise, à l’instar d’Ahmad Jamal à Paris, enregistré Salle Pleyel à Paris, le 26 octobre 1996.

Ahmad Jamal à Paris

Pour cette tournée, Jamal est entouré de Calvin Keys à la guitare, Jeff Chambers à la basse, Yoron Israel à la batterie et Manolo Badrena aux percussions. Le violoniste Joe Kennedy Jr et le saxophoniste ténor George Coleman sont également invités sur quelques morceaux. Cinq morceaux se partagent les soixante minutes de musique. Dès « Bellows », la pâte Jamal se fait sentir : phrases ciselées, intermèdes rythmiques, lignes arpégées, phrases tarabiscotées… qui se développent sur une fondation rythmique grondante. Jamal laisse de l’espace pour que Keys, et Badrena puissent s’exprimer. Après une introduction de facture classique, Jamal accompagne le violon de Kennedy sur « Patches », toujours entre ligne mélodique et cellules rythmiques. Le sextet déroule le thème de Carlos Watt tranquillement. Le traitement d’« Autumn Leaves » reste toujours bluffant : la rythmique gronde, foisonnante et puissante, Jamal s’amuse avec cet air, tantôt au diapason de la rythmique, tantôt martyrisant le thème, puis Coleman malaxe la mélodie, entre rhythm’n blues et free, avant que Keys ne s’approprie le riff avec des envolées véloces aux accents bluesy. « Devil’s In My Den », signé Jamal, est un thème-riff entraînant, porté par une rythmique luxuriante, mais toujours d’une régularité exemplaire. Kennedy s’en donne à cœur-joie, en véritable violon-hero ! Coleman prend la suite, dans une veine shouter dynamique, puis Keys intervient rapidement, mais intensément : le morceau est sous haute tension ! Le disque se conclut sur « There Is A Lull In My Life », composé par Harry Revel et Mack Gordon. Jamal expose cette ballade apaisée et Kennedy poursuit avec la même quiétude, très cinégénique. Le pianiste continue ses va-et -vient entre phrases mélodieuses et jets rythmiques.

Dans les années 2010, le contrebassiste Reginald Veal et le batteur Herlin Riley prennent petit à petit la suite de Cammack et Muhammad. Après le décès de Francis Dreyfus, en 2010, Jamal rejoint Jazz Village, label créé par Harmonia Mundi, pour qui il enregistre ses cinq derniers opus, dont Ballades, enregistré en 2016.

Ballades

Enregistré en même temps que Marseille, Ballades est un disque en solo, ou presque :
Cammack accompagne le pianiste sur « Marseille », « So Rare » et « Spring Is Here ». Trois des dix morceaux sont signés Jamal et les sept autres sont des standards, dont le morceau-fétiche de Jamal, « Poinciana ». « Marseille » est une ballade élégante au parfum nostalgique, interprétée sur un mode intimiste par Jamal, soutenu par les lignes discrètes de Cammack. Avec Erik Satie en filigrane, « Because I Love You » est une pièce ludique avec des développements heurtés sur un motif rythmique rappelé périodiquement. Composée en 1944 pour le film Thrill of a Romance par Axel Stordahl, Paul Weston et Sammy Cahn, la bluette « I Should Care » est interprétée fidèlement, mais sans son caractère doucereux initial. Jamal reprend « Poinciana » en navigant entre mélodie et rythme, et maintient le suspens jusqu’au bout : décollera ou pas ?… A vous d’écouter ! « Lands of Dreams », d’Eddie Heywood Jr et Norman Gimbel, est traité comme un intermède tranquille. Jamal joue le tube de Bob Haggart et Johnny Burke, « What’s New ? » dans une ambiance apaisée, à peine perturbée par quelques séries d’accords parsemées et traits abrupts. Cammack soutient Jamal dans « So Rare », hit de Jimmy Dorsey composé par Jerry Herst et Jack Sharpe, abordé avec vivacité. « Whisperings » est un jeu amusant de lignes brisées et de balanciers autour d’un riff. Jamal enchaîne ensuite « Spring Is Here » de Richard Rodgers et Lorenz Hart, et « Your Story » de Bill Evans, dans un style délicat, ponctué d’ostinato et souligné par la ligne sobre de Cammack. Ballades s’achève sur « Emily », un air signé Johnny Mandel et Johnny Mercer pour le film The Americanization of Emily. Jamal reste fidèle à l’esprit du thème, tout en distillant les ruptures rythmiques et les silences qui sont sa marque de fabrique.

Après quasiment soixante-quinze ans de carrière, Jamal a tiré sa révérence à quatre-vingt douze ans... Le jazz a perdu l’une de ses légendes qui, à l’instar d’Art Tatum ou de Thelonious Monk, a révolutionné l’art du piano, mais sans jamais réellement faire école.