14 octobre 2023

Quelques pépites de la mine Jazzdor...

Créée en 1986, Jazzdor multiplie les concerts, festivals (Strasbourg, Berlin et Budapest), résidences, actions pédagogiques... En 2014, la structure monte le label Jazzdor Series qui compte une vingtaine de disques à son actif. Voici cinq joyaux de la couronne sortis depuis novembre 2022...


Matthieu Mazué Trio – We Stay Still

Après des études à Dijon, Strasbourg et Berne, Matthieu Mazué s’est jeté dans le grand bain en Suisse, où il réside, avec un programme en solo, en duo avec le saxophoniste Diego Manuschevich, et en trio avec Xavier Rüegg à la contrebasse et Michael Cina à la batterie. Après Cortex, publié en 2021, We Stay Still sort en novembre 2022.

Mazué et ses compères ont enregistré aux Studios La Buissonne sous la houlette de Gérard de Haro et Matteo Fontaine. Tous les morceaux sont signés Mazué. Des thèmes minimalistes (« White Fields »), souvent recherchés (« Sentiers »), combinent dissonances (« A Standing Black Shape ») et clusters (« Knocks »). Ils s’aventurent du côté de la musique contemporaine (« Au Plus Profond des Steppes »), en passant par des incursions dans le blues (« Dislocation »), le bop – walking et chabada à la clé (« Shells ») –, le funk (« Supply Chains ») et la ballade (« Prototype Monolithe »). Le trio gère efficacement la tension (« Knocks »). La musique circule avec fluidité (« Dislocation »), et les échanges tout en rebonds évoquent parfois la bande originale d’un dessin animé (« Supply Chains »). L’architecture des morceaux est travaillée (« White Fields ») : alternance de passages carrés et désarticulés (« Au Plus Profond des Steppes »), va-et-vient de développements heurtés contemporains et de swing (« Supply Chains »), déroulés tranquilles parsemés de surprises (« A Standing Black Shape »)… Si le trio s’appuie la plupart du temps sur des carrures solides (« Dislocation ») et linéaires (« Au Plus Profond des Steppes »), jouées en souplesse (« Sentiers ») et plutôt sobrement (« Prototype Monolithe »), ça-et-là les propos des musiciens sont également émaillés de ponctuations rythmiques (« Au Plus Profond des Steppes »), de motifs déstructurés (« Knocks ») et de roulements imposants (« A Standing Black Shape »).

La musique du Matthieu Mazué Trio est résolument moderne, mais sans négliger le passé : We Stay Still est faussement placide, un peu comme du poil-à-gratter enveloppé dans du coton…

Le disque

We Stay Still
Matthieu Mazué Trio
Matthieu Mazué (p), Xaver Rüegg (b) et Michael Cina (d)
Jazzdor Series 14
Sortie le 18 novembre 2022

Liste des morceaux

01. « White Fields » (06:42).
02. « Au Plus Profond des Steppes » (05:01).
03. « Supply Chains » (06:44).
04. « Sentiers » (02:53).
05. « Dislocation » (04:04).
06. « A Standing Black Shape » (12:16).
07. « Knocks » (07:01).
08. « Shells » (06:19).
09. « Prototype Monolithe » (05:02).

Tous les morceaux sont signés Mazué.


Olivier Lété – Ostrakinda

Après avoir enregistré Tuning en solo, en 2017, Olivier Lété publie son premier disque en trio, Ostrakinda, qui sort en mars 2023, avec Aymeric Avice à la trompette et au bugle, et Toma Gouband à la batterie. Sept compositions sont de la plume de Lété. « Le petit homme » est un morceau du trio, complété par Boris Darley, ingénieur du son qui a enregistré Ostrakinda en concerts. Quant à « Oreste », il n’est pas tiré de l’opéra de Georg Friedrich Haendel, mais inspiré d’un chant grec de l’antiquité… Tout comme Ostrakinda n’est pas jeu de mots basque (ostra signifie huître en basque), mais un jeu de hasard de la Grèce antique. Ces bases étant posées, passons à la musique !

Le bien-nommé « Au commencement » plante un décor mystérieux fait de souffles, vibrations, percussions lointaines, grondements et timbres sourds. La plupart des morceaux commencent par des introductions à base de pédale, boucle et bruitages (« Le petit homme »), jets de notes délirants (« Hey »), chorus mélodieux de la basse (« Historical »), vrombissements de moteur puis atmosphère extraterrestre (« A l'écho »)… Les thèmes qui suivent sont variés : d’une ode (« Un lavoir ») à une mélodie quasi-nostalgique (« Marcher »), en passant par un air « colemanien » (« Hey ») ou un motif alambiqué (« Historical »). Incantatoire (« Razzo »), contemporain free (« Le petit homme »), rock progressif (« A l'écho »)… les morceaux se déroulent dans des ambiances cinématographiques avec des successions de tableaux (« A l'écho ») ou des ambiances évolutives (« Le petit homme »). Toujours subtil (« Marcher »), même quand il est foisonnant (« Hey »), Cina fait retentir en boucle ses peaux comme une danse indienne (« Razzo »), sait se montrer discrètement présent (« Historical »), impulse un rythme rock léger (« A l'écho ») ou minimaliste (« Oreste »). Bassiste versatile, Lété se montre particulièrement musical (« Historical »), avec des phrases mélodieuses (« Razzo »), parfois véloces (« Hey »), et passe d’un accompagnement minimaliste (« Un lavoir ») à une ligne sourde et profonde (« A l'écho »). Avice, pour sa part, papillonne (« Marcher ») ou plane (« A l'écho ») au-dessus du balancement rythmique (« Marcher »), embrase les morceaux de sa puissance (« Razzo ») ou reste dans un registre économe « davisien » avec sa sourdine (« Le petit homme ») et déroule des phrases lointaines et teintées de mélancolie (« Oreste »).

Ostrakinda a un sacré caractère (et réciproquement) ! Free, rock progressif, musique contemporaine, World… Le trio fait feu de tout bois !

Le disque

Ostrakinda
Olivier Lété
Aymeric Avice (tp, bg), Olivier Lété (b) et Toma Gouband (d, perc)
Jazzdor Series 15
Sortie le 3 mars 2023

Liste des morceaux

01. « Au commencement » (03:00).
02. « Razzo » (05:45).
03. « Un lavoir » (03:06).
04. « Le petit homme », Lété, Gouband, Avice et Boris Darley (06:10).
05. « Hey » (02:50).
06. « Oreste », traditionnel Grèce antique (03:43).
07. « Historical » (03:15).
08. « A l'écho » (09:08).
09. « Marcher » (06:50).

Tous les morceaux sont signés Lété, sauf indication contraire.


Musina Ebobissé Quintet – Engrams

En 2018, le saxophoniste ténor Musina Ebobissé a la riche idée de monter un quintet avec des collègues du Jazz Insitut of Berlin : Olga Amelchenko au saxophone alto, Povel Widestrand au piano, Igor Spallati à la contrebasse et Moritz Baumgärtner à la batterie. Leur premier opus, Timeprints, est publié chez Double Moon Records en 2019. En 2020 le quintet retourne en studio avec, en invité, le guitariste Igor Osypov, lui-aussi étudiant au Jazz Institut of Berlin. Engrams sort en mars 2023. Ebobissé signe les huit morceaux au programme.

Les mélodies d’Ebobissé tournent autour d’unissons tendus (« Dopamine »), puissants (« Class Struggle ») et vifs (« ZIF268 »), ou de thèmes nostalgiques (« Spleen »), sombres (« Zoonosis »), fragiles (« Voix de Givre ») et calmes (« Escapism »), le plus souvent saupoudrées de dissonances (« Opium Hill »). Le quintet élabore des développements sophistiqués (« Opium Hill ») sur la base de contre-chants (« Dopamine »), de dialogues croisés entre les deux saxophones et la section rythmiques « Spleen ») et d’envolées débridées (« ZIF268 »). Avec un esprit free en filigrane (« Zoonosis »), la guitare apporte une touche rock (« Class Struggle ») et donne au combo une allure de Power Sextet (« Class Struggle »). La section rythmique se montre tantôt légère (« Opium Hill »), voire minimaliste (« Dopamine »), ou, au contraire, imposante, compacte et dense (« Class Struggle »), avec une gestion adroite de la tension (« Escapism »).

Ebobissé s’inscrit parfaitement dans son temps : avec des compositions inventives, une sonorité de groupe personnelle et des interprétations au cordeau, Engrams peut laisser une empreinte cérébrale durable…

Le disque

Engrams
Musina Ebobissé Quintet
Musina Ebobissé (ts), Olga Amelchenko (as), Povel Widestrand (p), Igor Spallati (b) et Moritz Baumgärtner (d), avec Igor Osypov (g)
Jazzdor Series 16
Sortie le 31 mars 2023

Le disque

01. « Opium Hill » (05:20).
02. « Dopamine » (06:17).
03. « Spleen » (02:40).
04. « Class Struggle » (07:35).
05. « ZIF268 » (04:04).
06. « Zoonosis » (09:08).
07. « Voix de Givre » (01:24).
08. « Escapism » (04:17).

Tous les morceaux sont signés Ebobissé.


Aymeric Avice Pomme de Terre – Apocalypse selon Saint Niels

Pomme de Terre a été créé en 2021 par le trompettiste Aymeric Avice, le guitariste Julien Desprez et le batteur Etienne Ziemniak. Depuis, le trio s’est transformé en quartet avec le départ de Desprez et l’arrivée de deux guitaristes : Richard Comte et Niels Mestre. Apocalypse selon Saint Niels, sorti en mai 2023, a été enregistré lors du festival Jazzdor Strasbourg en novembre 2022.

Le nom du quartet (traduction du nom polonais du batteur), le titre du disque (clin d’œil au guitariste du groupe), le chat aux yeux vairons – vert et rouge – de la pochette du disque, l’instrumentation du groupe… tout laisse penser que la musique sera expérimentale ou ne sera pas… Le « Chapitre I » définit le terrain de jeu : une batterie violente, une trompette furieuse, des guitares nerveuses et des effets électro explosifs, avant un final plus ou moins apaisé. L’ambiance touffue du « Chapitre II », enchaîné sans pause après le I, comme tous les chapitres du disque, repose sur une pédale sourde, des accords stridents et des frappes lourdes. La trompette, elle, voltige au-dessus du magma sonore. Après la tempête, dans le « Chapitre III », le quartet engage un dialogue étrange – rock bruitiste – avec une rythmique mate et étouffée, des bribes de phrases jetées dans toutes les directions et les lignes heurtées de la trompette, bouchée ou distordue par des effets électro. Dans le « Chapitre IV » la batterie repart de plus belle, accompagnée des klaxons et sirènes de la trompettes, vrombissements et grondements furibonds des guitares, qui évoquent à merveille la place de la Bastille à l’heure de pointe… Quant à la trompette bouchée d’Avice, elle survole cet embouteillage sonore. Le « Chapitre V » illustre à la perfection le titre de l’album : pendant que Ziemniak martèle peaux et cymbales, Comte et Mestre alternent traits tranchants et accords saturés, soutenus par les motifs en ostinatos d’Avice, qui finissent par s’envoler au-dessus du maelström apocalyptique. La ligne aérienne de la trompette bouchée apporte un zeste de sérénité au « Chapitre VI ». D’autant plus que la batterie est moins brutale et les guitaristes, minimalistes. Mais la tension reste palpable, comme si la bête reprenait juste sa respiration… Le « Chapitre VII » fait office de transition : la batterie fourmille, les guitares bourdonnent et bruissent, la trompette éructe à grand renfort d’effets. Conclusion de l’Apocalypse selon Saint Niels, le « Chapitre VIII » commence sur des effets stridents, saturés et rugissants, portés par une batterie tumultueuse. Dans cette ambiance de fin du monde, d’abord insensibles au chaos, mais menaçantes, les notes tenues et phrases de la trompette font monter la pression. Puis, tel le jugement dernier, elles finissent par faire imploser ce bouillonnement sonore, qui s’achève sur un grondement lointain, une walking de guitare, et de courts motifs sibyllins...

Apocalypse selon Saint Niels a tout d’un requiem gothique, ascendant free rock noisy…

Le disque

Apocalypse selon Saint Niels
Aymeric Avice Pomme de Terre
Aymeric Avice (tp), Richard Comte (g), Niels Mestre (g) et Etienne Ziemniak (d)
Jazzdor Series 17
Sortie le 26 mai 2023

Liste des morceaux

01. « Chapitre I » (08:17).
02. « Chapitre II » (05:59).
03. « Chapitre III » (05:20).
04. « Chapitre IV » (05:47).
05. « Chapitre V » (05:19).
06. « Chapitre VI » (05:06).
07. « Chapitre VII » (02:58).
08. « Chapitre VIII » (11:27).

Tous les morceaux sont signés du quartet.


Stéphane Payen – Baldwin en transit

Projet monté en 2021 par le saxophoniste Stéphane Payen, Baldwin en transit réunit trois artistes afro-américains – Jamika Ajalon, Mike Ladd, Tamara Walcott – et un quatuor – Marc Ducret, Sylvaine Hélary, Payen, Dominique Pifarély – autour de la pensée de James Baldwin. Baldwin en transit, qui sort en septembre 2023, propose une suite en neuf parties et trois intermèdes, avec des textes écrits par les trois slammeurs sur la musique de Payen, plus « Artist Statement », un dialogue a capella entre les trois poètes, et « Rester étranger », un poème de Walcott, mis en musique par Pifarély.

Le ton est donné dès le premier mouvement : une voix déclame un texte engagé, sur un accompagnement proche de la musique contemporaine (« Part 1 »), avec des jeux de souffles, sirènes, stridences, notes tenus, ligne arpégées… Le XXe s’invite également au bal avec l’« Unisson 5 », pas si éloigné de l’esprit d’Olivier Messiaen, mais aussi avec des questions-réponses théâtrales (« Unisson 3 »), ou une guitare minimaliste qui répond au chœur des soufflants et du violon (« Unisson 1 »). Pendant que les poètes déclament leurs textes, en arrière-plan, le quatuor jongle avec des motifs sautillants et des contrepoints bondissants (« Part 2 »), superpose des crissements, des accords grinçants, des phrases courtes et vives, comme autant de caquetages d’oiseaux (« Part 5 »), plante un décor noisy avec une pédale jouée à l’unisson et des traits rock catapultés par la guitare (« Part 9 »), ou installe un cadre luxuriant à base d’accords saturés et de contre-chants (« Part 4 »). Le quartet utilise habilement toute la palette sonore à sa disposition, à l’instar de « Part 7 » : pizzicato du violon, contrepoints rythmiques du saxophone et de la flûte, courtes envolées de l’alto et du violon, susurrement des voix... tandis que la guitare maintient une carrure sobre. Les musiciens déroulent aussi des mélodies mystérieuses et lentes (« Part 3 ») ou solennelles, comme l’introduction a capella du saxophone (« Part 6 »). Si les scansions semblent le plus souvent flotter au-dessus de la mêlée musicale, dans « Part 5 », les répétitions des fins de phrases apportent au slam une dimension rythmique entraînante.

Voix, flûte, violon, saxophone alto et guitare électrique, l’instrumentation annonce la couleur ! Le slam de Baldwin en transit s’appuie sur un quatuor contemporain et Payen réussit parfaitement son hommage à l’écrivain-activiste.

Le disque

Baldwin en transit
Stéphane Payen
Jamika Ajalon (voc), Mike Ladd (voc), Tamara Walcott (voc), Dominique Pifarély (vl), Sylvaine Hélary (fl), Stéphane Payen (as) et Marc Ducret (g).
Jazzdor Series 18
Sortie le 15 septembre 2023

Liste des morceaux

01. « Part 1 », Payen, Ladd (08:23).
02. « Part 2 », Payen, Walcott, Ladd & Ajalon (03:26).
03. « Part 3 » Payen & Ladd (03:28).
04. « Unisson 5 » Payen (02:36).
05. « Part 4 » Payen & Ajalon (04:41).
06. « Unisson 1 » Payen (01:38).
07. « Part 5 » Payen & Ladd (03:35).
08. « Unisson 3 » Payen (01:06).
09. « Part 6 » Payen & Walcott (04:39).
10. « Part 7 » Payen, Walcott, Ladd & Ajalon (03:22).
11. « Part 8 » Payen, Walcott & Ajalon (05:10).
12. « Part 9 » Payen, Walcott & Ajalon (06:16).
13. « Artist Statement », Ajalon, Ladd & Walcott (05:11).
14. « Rester étranger », Piférely & Walcott (01:47).